Transparence

Jacques Dufresne


Si l’on avait à choisir le mot le plus important et le plus fréquemment utilisé dans les codes et les traités d’éthique contemporains, c’est le mot transparence qui ferait consensus, chose étonnante puisque ce mot n’était autrefois employé que dans son sens propre. Le Littré ne fait pas même pas mention du sens figuré fondé sur l’analogie entre la transparence des objets et celle des personnes.

Dans ce sens figuré, le mot transparence a d’abord désigné une qualité de l’être. Dans Simone Weil ou la transparence, Victor H. Debidour dit de la philosophe qu'elle «aspire à n'être qu'un lieu de passage pour la lumière, de transparence, comme une vitre sur laquelle tout ce qui arrête l’œil, tout ce qui se voit, est un défaut.»1

Cette conception de la transparence ne prend tout son sens que si l'image de la vitre ne nous fait pas oublier qu'un être humain, avec toute son épaisseur, est en cause. Une vitre mince n'a pas de mérite à être transparente.

Ce n’est toutefois pas dans ce sens mystique, parfaitement justifié par l’analogie, que le mot transparence s’est imposé en éthique, mais plutôt dans l’un des derniers sens que lui donne le Trésor de la langue française : «qualité d’une institution qui informe complètement sur son fonctionnement, ses pratiques.»

Puisque les vainqueurs refont les vocabulaires comme ils écrivent l’histoire, il n’est pas étonnant que le mot transparence, dans ce sens, triomphe dans les pays d’économie libérale puisqu’il est étroitement associé à la défaite du bloc communiste dans la guerre froide qui durait depuis 1945.

En 1985, Mikhaïl Gorbatchev, alors premier secrétaire du parti communiste au pouvoir en Union Soviétique, fit l’annonce d’une nouvelle politique fondée sur la Glasnost, mot que l’on traduisit par transparence en français. C’est ainsi que l’on put connaître les faits sur les grandes purges de Staline et le massacre de Katyn. Gorbatchev espérait assurer par cette candeur (autre mot dont il a fait le bonheur) cette réforme qu’il appelait perestroïka. Quelques années plus tard, l’empire soviétique implosait.

Pourquoi ne pas utiliser contre les petits empires du mal cette méthode qui a été si efficace contre le grand empire du mal? Nous avons tous le complexe de Caïn. Nous éprouvons tous le besoin de nous cacher pour faire le mal ou pour vivre avec le remords de l’avoir fait. Supprimons l’obscurité et le mal disparaîtra de ce monde.

***

La transparence réduite au spectacle ne provoque aucun changement intérieur et ne débouche pas sur la vertu mais sur l’hypocrisie, la méfiance et le soupçon. Dans le gouvernement canadien, le scandale des commandites a provoqué un tel choc que le soupçon pèse sur tous les employés de l’État, parfaitement honnêtes pour la plupart. C’est ce qu’Alain Gérard Slama appelle l’angélisme exterminateur : «Un mot, "morale" domine l'époque. (...) Voulez-vous de l'éthique, on en a mis partout. Pas un jour ne se passe sans que soit annoncée quelque mesure de redressement des moeurs, ou de lutte contre la corruption. (...) «Prouvez votre vertu, disait Saint-Just, ou entrez dans les prisons.» Les hommes politiques de tous bords, terrorisés, censurent leur vie privée, et passent leurs veilles à s'assurer que leurs comptes sont inattaquables. Les noceurs, les milliardaires, insuffisamment protégés par la nuit, vont cacher leurs fantaisies à l'autre bout du monde. (...) Quand par hasard la rage de juger et de fixer des normes, ne trouve pas de victime à sa portée, on se rabat sur le passé. (...) Les plus grandes pensées (Heidegger), les oeuvres d'art les plus novatrices, (Rimbaud), sont appréciées en fonction de ce que les savants inquisiteurs veulent bien retenir de positif ou de négatif dans les biographies de leurs auteurs.»3

Ce climat fera-t-il émerger de meilleurs leaders? De plus transparents peut-être, mais suffit-il de n'avoir rien à cacher et de ne vouloir rien cacher pour bien assumer de lourdes responsabilités? Un bon État est caractérisé par la justice, l'amitié et l'efficacité. Si la transparence peut servir la justice, elle n'est pas toujours compatible avec l'amitié et elle peut nuire à l'efficacité.

La transparence de nos codes d’éthique relève à la fois de la pensée magique et de la pensée technicienne. Il suffit de supprimer l’obscurité pour supprimer le mal : pensée magique! Il suffit d’appuyer sur un bouton, celui du règlement numéro 2, pour supprimer l’obscurité : pensée technicienne! La prudence suppose au contraire une vie intérieure, un enracinement dans une culture, religieuse ou laïque où l’idée de vertu a un sens et où l’âme peut trouver les nourritures permettant de progresser dans cette direction.

L'éthique indique la direction à suivre et les écueils à éviter, elle ne donne pas l'énergie spirituelle requise pour demeurer à la hauteur de ses idéaux. Nul n'échappe à cette question posée par Simone Weil: «L'objet d'une action et le niveau d'énergie qui l'alimente, choses différentes. Il faut faire telle chose. Mais où trouver l'énergie? Une action vertueuse peut abaisser s'il n'y a pas d'énergie disponible au même niveau. » 1La rage de juger et de fixer des normes, de redresser les moeurs n'a-t-elle pas pour principal effet de masquer à nos yeux la question de l'inspiration, de la source d'énergie? En apparence et en superficie, l'état des moeurs est fonction des normes; en profondeur et en réalité, il dépend du degré d'inspiration d'un peuple. La vraie question c'est encore Simone Weil qui l'a posée: «Comment insuffler une inspiration à un peuple?»
Notes
1- Alain-Gérard Slama, L'angélisme exterminateur, Grasset, Paris, 1993, p.26.
1- La pesanteur et la grâce, Plon, Paris, 1948.

 

 

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Dans le premier sens figuré, la transparence, qui suppose l’harmonie intérieure, est une qualité de l’être, bonne absolument, sans l’ombre d’une ambiguïté. Dans le sens de Glasnost, elle ne désigne pas une qualité de l’être, elle s’applique au faire d’une personne ou à une situation extérieure concrète. Dans ce second sens, l’ambiguïté saute aux yeux. Quiconque a exercé des responsabilités, ne fût-ce qu'à l'intérieur d'une famille, sait que pour bien les assumer il doit faire constamment la distinction entre les choses qui doivent demeurer cachées et celles qui peuvent être révélées. Quand, dans une organisation, on est témoin de fautes graves commises par une personne, faut-il toujours rendre la situation transparente en faisant éclater le scandale? Avant de prendre une telle décision, il faut tenir compte de plusieurs facteurs: la gravité de la faute commise, l'importance de la leçon qu'il faut donner, le risque d'entacher la réputation de personnes innocentes, de nuire aux intérêts supérieurs de l'État ou de l'entreprise. À quoi il faut ajouter le risque d’un dérapage médiatique.

Une personne peut être transparente au premier sens sans se sentir tenu de pratiquer la transparence au second sens. L’empereur Marc-Aurèle était une personne transparente; on a aussi tout lieu de croire qu’il était honnête, qu’il ne profitait pas de ses fonctions pour accroître sa fortune personnelle. Cela ne nous autorise toutefois pas à penser qu’il pratiquait la Glasnost. La raison d’État le lui interdisait fréquemment. Néron, qui était porté au spectacle et à l’exhibition, fut sans doute plus transparent que Marc-Aurèle, dans le second sens. L’être le plus opaque du monde, en tant que personne, peut très bien être réputé transparent, (dans ce qu’il fait) s’il suffit pour cela d’ouvrir ses comptes au public.

Pour s’assurer du bien-fondé de la transparence dans le faire, il faut tenir compte de trois points de vue, celui des acteurs, celui du public et celui des médias. Dans le cas des acteurs, comment distinguer le souci de la justice et de la vérité, du besoin de s’exhiber? Du côté du public, comment distinguer l’exigence d’honnêteté du désir de se régaler du spectacle de la misère morale d’autrui… tout en jouant le rôle de justicier? Cette curiosité malsaine est telle que dans le cas du procès à huis clos de Michael Jackson, une station de télévision américaine présente en différé un faux vrai procès où le rôle du chanteur vedette est joué par un sosie. Pour ce qui est des médias, quels sont leurs véritables mobiles? Peuvent-ils résister à la tentation de surexploiter un scandale si cette opération accroît leur cote d’écoute?

Voilà déjà bien des raisons de douter du devoir de transparence. Il en est d’autres encore plus troublantes. Est-ce par hasard que cet idéal triomphe en même temps que la télé réalité, dernière forme médiatique d’un exhibitionnisme généralisé que symbolise parfaitement la maison transparente de Buenos Aires?«En Argentine, se joue une expérience fort intéressante qui consiste à donner en pâture et en direct aux badauds la totalité de la vie privée d'une jeune femme volontaire. Elle, comédienne, vit dans une maison transparente au coin d'une rue. Émeutes à l'heure de la douche, insécurité quand elle sort, l'aventure dépasse les attentes des organisateurs !!!»2

Dans un tel contexte, la transparence est un mensonge insidieux qui consiste à ramener des actes complexes et profonds à la banalité et à la superficialité du spectacle. La démocratie n’est plus le pouvoir du peuple, elle est le pouvoir sous le regard du peuple, pouvoir inconséquent d’ailleurs. En 2004, la femme d’affaires américaines Martha Stuart a été condamnée à cinq mois de prison pour délit d’initié. On a suivi son procès dans toutes les chaumières. À sa sortie de prison, c’est une femme béatifiée que les caméras, encore plus nombreuses, ont accompagnée jusque dans sa propriété privée. Qui se montre obtient le pardon. Se dénuder c'est se purifier.

Voilà pourquoi les grands philosophes n'ont jamais accordé à la transparence, au sens de Glasnost, la valeur que nous lui accordons aujourd'hui. N'est-ce pas tout simplement l'honnêteté, la justice plutôt que la transparence qu'il faut exiger des policiers et des fonctionnaires ? N'est-ce pas la prudence qu'il faut exiger des gouvernants comme de tous ceux, médecins, journalistes ou avocats sachant des choses qui doivent, soit être tenues secrètes, soit n'être révélées qu'aux bonnes personnes et au bon moment. «La prudence, nous dit Littré, est la vertu qui fait connaître et pratiquer ce qui convient dans la conduite de la vie.»

La prudence est la vertu sans panache. «De quelque manière qu’on l’envisage, précise Rousseau, on lui trouve toujours plus de solidité que d’éclat, et elle sert plutôt à faire valoir les autres vertus qu’à briller par elle-même.» Dans l'acte héroïque, on voit le courage, on ne voit pas la prudence qui en a assuré la réussite. L'homme prudent, s'il n'est que prudent, attirera le mépris plus que l'admiration. Être prudent, pour plusieurs, c'est être pusillanime. Pourtant la prudence est aussi éloignée de l’indécision et de la tergiversation que de la précipitation et de la témérité.

C’est parce qu’elle est solide mais sans éclat que les grands philosophes, à commencer par Aristote, ont accordé tant d'importance à cette vertu et que l’Église en fait une vertu cardinale. Elle est l'art de composer avec les situations complexes où nous plonge l'action et c’est sur elle et sur elle seule que l'on peut miser pour protéger les libertés en empêchant la prolifération des normes. C’est la prudence qui nous dit si une chose doit être révélée. La vie de bien des professeurs a été injustement brisée lorsque, sur la foi du témoignage d’une adolescente, on les a accusés de harcèlement sexuel avant d’avoir établi les faits. C’est aussi la prudence qui nous indique le moment de révéler une chose. La prudence s'apparente par là au kairos, cette aptitude à saisir l'occasion opportune, que Pindare considérait comme une chose divine.

Les Noirs américains doivent leur liberté à un homme prudent: Abraham Lincoln. Au cours de la Guerre de Sécession, ce président sans panache a su ménager les états indécis, temporiser pour s'initier aux techniques de la guerre, ce qui ne l'a pas empêché de prendre au bon moment la décision de confier le commandement des armées à un homme qui savait pousser ses succès jusqu'à la victoire, le général Grant.

Aristote dit que l'homme prudent agit en vue d'un bien qu'il ne perd jamais de vue. Abraham Lincoln n'a jamais perdu de vue ses deux buts, situés du côté du Bien, sauver l'Union et abolir l'esclavage. C'est pourquoi il s'est montré clément après la victoire. La vengeance eût été incompatible avec ses buts.

Cet homme fort ne put rien ou presque contre une femme qui avait la manie des grandeurs et fit maintes fois scandale par ses dépenses domestiques outrancières. Dans cette affaire Lincoln était plus à plaindre qu’à blâmer. Ce que la population a fort bien compris, puisqu’elle l’a réélu. On tremble néanmoins rétrospectivement à la pensée que ce chef exceptionnel aurait pu être détourné de son but par une exploitation médiatique exagérée de ses déboires domestiques.

Ce qui attire notre attention sur une qualité qui est au cœur de la prudence : le sens des proportions. La grande responsabilité de Lincoln c’était la Guerre de Sécession et non les dépenses d’intendance de sa femme. Proportion entre la faute reprochée et l’ensemble des services rendus par une personne, proportion entre la publicité faite au scandale et sa gravité.

1. Paris, Plon, 1963, Coll. «La recherche de l'absolu.»
2. François Bon, La transparence opaque, Site SolEst http://www.solest.com/index.php

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Pierre-Jean Dessertine
La vie privée exige des espaces privés. Les nouveaux médias les suppriment. Faudrait-il donc cloîtrer les maison, les écoles, les villes, les nations pour brouiller les ondes qui, en ce moment  les transforment en des lieux communs, au détrime



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