Vérité
Première version 2001
Les situations dans lesquelles nous avons la certitude de toucher la vérité ont une chose en commun: le désaveuglement. C'est ce qui se passe en nous quand nous nous rendons à l'évidence que tel proche nous a trahi, que tel talent nous fait défaut ou quand nous devons renoncer à une hypothèse que nous avions mis des années à construire. Nous nous désaveuglons alors, comme on disait en vieux français. Nos yeux se dessillent.
L'origine du verbe dessiller constitue une merveilleuse allégorie pour rendre compte des conditions d'accès à la vérité. Dans la fauconnerie, on était souvent obligé, pour pouvoir le dresser, de coudre les paupières de l'oiseau de proie, de les ciller; il fallait ensuite les de-ciller. Nous naissons les paupières cillées. Nous nous élevons vers la sagesse si nous accueillons bien les événements, le plus souvent douloureux, qui de-cillent nos yeux.
La vérité, comme l'inspiration, est reçue. Il faut l'attendre, l'accueillir, non la chercher. Quand nous la cherchons, nous nous projetons en elle. Elle n’est pas là où nous la cherchons, mais là où nous refusons de la voir.
Une telle définition a le mérite de rendre compte de l’expérience courante, aussi bien que de la critique philosophique et de l’expérience mystique. Dans la tradition philosophique, on peut la rattacher à Platon, pour qui savoir c'est se ressouvenir, comme à notre contemporain Heidegger . « Ce mot de vérité, il faut le souligner, qui ne provient pas culturellement du mot latin veritas, mais du mot grec alètheia, lequel est pourvu d’un a privatif. […] Alètheia signifie ce qui est non (a) oublié (lètheia), ce qui est non caché, dévoilé, de dire Heidegger ; Somme toute ce qui est révélé (1). »
1- C. LAROCHELLE, Socrate, Sage et guerrier, Montréal, Éditions les Intouchables, 1999.
Etre raisonnable est la plus grande vertu, et la sagesse est de dire la vérité et d'agir conformément à la nature avec attention.
HÉRACLITE, fragment 112
Le consensus de la vie courante nous apprend en outre les deux conditions de la vérité : le courage et la foi. L’opération qui consiste à se détacher de ses illusions et de ses intérêts est douloureuse. Elle exige du courage, un courage qui n’est possible et qui n’a de sens que si l’on croit qu’au-delà de l’illusion et de l’intérêt, ce n’est pas le vide, mais l’être qui se révèle. Vue sous cet angle, la vérité est le courage de l’être. Socrate était sage et guerrier. Et c’est un même courage (et une même foi) qui faisait de lui à la fois un bon guerrier et un sage capable de préférer la vérité à sa propre vie.
Les poètes et la vérité
Platon reprochait aux poètes d'être menteurs. Entendait-il la même chose que nous par poète et par mensonge? Si bien des poètes ont pactisé avec le mensonge d'autres ont merveilleusement évoqué la vérité.
L'un des titres de gloire du philosophe Martin Heidegger est d'avoir dévoilé le vrai au-delà de l'exact. Avait-il lu ces vers de Victor Hugo?
« Renonce à la couleur et renonce à la forme;
Soit; mais pour soulever le voile, le linceul,
La robe de la pâle Isis, te voilà seul.
Tout est noir. C'est en vain que ta voix crie et nomme.
La nature, ce chien qui, fidèle, suit l'homme,
S'est arrêtée au seuil du gouffre avec effroi.
Regarde. La science exacte est devant toi. »
C'est le prix à payer pour accéder au nombre et à l'exact:
« La loi vient sans l'esprit, le fait surgit sans l'âme;
Quand l'infini paraît, Dieu s'est évanoui. [...]
Ô science! absolu qui proscrit l'inouï!
L'exact pris pour le vrai! la plus grande méprise[...] »
HUGO, Toute la lyre.