Liberté

Étrange liberté où tout est dans le choix plutôt que dans la connaissance qui dispense de cet exercice périlleux. Philosophie de cafétéria, où quelle que soit la substance nutritive, on est satisfait si l'on a eu droit au menu.

Choix pur : quand on opte pour un objet ou une opinion de consommation parmi plusieurs sans aucune raison de préférer ceci ou cela. L’exercice s’apparente déjà à une adhésion spontanée quand on peut faire des comparaisons éclairées. En géométrie, on a d’abord le choix entre plusieurs hypothèses, mais devant la démonstration, l’adhésion est sans réserve. Si la liberté consiste dans le choix entre plusieurs choses, il faut donc reconnaître qu’elle régresse quand la connaissance progresse.

Ce qui nous amène à une autre liberté, plus profonde : elle ne consiste pas à choisir entre plusieurs choses mais entre deux orientations de l’âme : l’accès à la connaissance ou le repliement sur son ignorance. L’Ignorance enferme-t-elle donc une gratification qui la rendrait plus désirable que la joie de connaître ? Cette gratification est-elle enfermée dans le choix que l’ignorance rend possible ? En quoi consiste-t-elle donc? Narcissisme ? Infantilisme ? Il existe en effet des gens qui ne veulent rien savoir et Ils sont nombreux surtout dans les pays riches où les sources de connaissance de même que le temps et les moyens pour s’y rendre existent pourtant en surabondance. Dans le plus puissant de ces pays, les États-Unis d’Amérique, on aura, en 2020, entendu un président en exercice exhorter ses concitoyens à voter pour lui au moyen de cet argument : voter pour mon adversaire, c’est voter pour la science. Il y eut l’âne de Buridan, qui mourut d’hésitation parce qu’il n’avait pas de raison de préférer le foin à l’eau. Voici, à l‘autre extrême, l’ânerie de Trump qui invite ses électeurs à l’ignorance pour leur permettre de choisir, sans savoir pourquoi, entre des milliers d’objets et d’opinions.

Et voici les lumières de Platon, de Descartes et de quelques autres penseurs sur cette difficile question. Tout commence chez PLaton par le Mythe d'Er et le Mythe de la caverne, deux étonnantes préfigurations de ce monde virtuel d'aujourd'hui où tout est une invitation au choix pour le choix.

Les événements racontés dans Le mythe d'Er , à la fin de la République de PLaton, se passent dans un lieu intermédiaire entre le ciel et la terre, qui rappelle l'univers virtuel. Dans ce lieu, une grande plaine, sont rassemblées des âmes qui vont bientôt se réincarner. Les unes ont déjà été unies à un corps d'homme sur terre, les autres à un corps d'animal, d'autres enfin en sont à leur première incarnation. Au début de la cérémonie, la vierge Lachésis leur apprend, en lisant une proclamation, qu'elles auront le choix de leur destinée et qu'elles seront entièrement responsables de ce choix. «Ce n'est pas un génie qui vous tirera au sort, c'est vous qui choisirez votre génie. Chacun est responsable de son choix, la divinité est hors de cause.» Il y a autant de destins offerts qu'il y a d'âmes sur le point de se réincarner. Un tirage au sort détermine l'ordre dans lequel chacun pourra faire son choix. Les destinées offertes sont aussi variées que pourrait le souhaiter le consommateur le plus exigeant d'aujourd'hui.

«Des vies d'hommes renommés soit pour la beauté de leur corps et de leur visage ou pour leur vigueur et leur force à la lutte, soit pour leur noblesse et les grandes qualités de leurs ancêtres. Il y avait aussi des vies d'hommes obscurs sous tous ces rapports et des vies de femmes de la même variété. Quant aux autres éléments de notre condition, ils étaient mélangés les uns avec les autres et avec la richesse et la pauvreté, avec la maladie, avec la santé; il y avait aussi des partages moyens entre ces extrêmes.»

Hélas! si nous ne sommes pas plus sages que les âmes du mythe d'Er, comme le montre le texte suivant - et rien ne prouve que nous le serions - nous ne ferons pas les meilleurs choix possibles:

«Celui à qui était échu le premier sort, s'avançant aussitôt choisit la plus grande tyrannie, et, emporté par l'imprudence et par une avidité gloutonne, il la prit sans avoir examiné suffisamment toutes les conséquences de son choix. Il ne vit pas que son lot le destinait à manger ses propres enfants et à d'autres horreurs; mais quand il l'eut examiné à loisir, il se frappa la poitrine et se lamenta d'avoir ainsi choisi, sans se souvenir des avertissements de l'hiérophante; car au lieu de s'accuser lui-même de ses maux, il s'en prenait à la fortune, aux démons, à tout plutôt qu'à lui-même.»

On pourrait croire que les autres âmes ont attendu de voir la réaction de la première avant de faire leur propre choix. C'est mal connaître les lois du désir. La plupart agirent avec la même précipitation.

«C'était, disait Er, un spectacle curieux de voir de quelle manière les âmes choisissaient leur vie: rien de plus pitoyable, de plus ridicule, de plus étrange; la plupart en effet n'étaient guidés dans leur choix que par les habitudes de leur vie antérieure. Il avait vu, disait-il, l'âme d'Orphée choisir la vie d'un cygne, parce qu'il ne voulait pas, par haine des femmes qui l'avaient mis à mort, naître du sein d'une femme. Quelques âmes seulement, dont celle d'Ulysse, firent un bon choix, parce que, raconte Er, elles avaient été soulagées de l'ambition par les épreuves passées.»

La liberté qui est décrite dans ce mythe est celle qui consiste à pouvoir choisir entre plusieurs objets ou projets. C'est cette liberté que nous exerçons lorsque nous faisons nos courses, préparons un voyage ou une fête, ou lorsque nous choisissons une combinaison de chiffres à la loterie. Est-elle réelle ou illusoire? Connaissons-nous les conditions dans lesquelles nous pourrions l'exercer sans hypothéquer notre avenir? Philosophes et psychologues en discuteront jusqu'à la fin des temps. Une chose est certaine: nous y sommes tous attachés comme au plus précieux des biens.

C'est cette liberté qui triomphe en ce moment, au détriment d'une autre que Platon a décrite dans le mythe de la caverne: un prisonnier est enchaîné au fond d'une caverne, face contre le mur. À cause de tous les efforts qu'il a faits pour bouger et se retourner, il a les chevilles et le cou ensanglantés de sorte que désormais, le moindre mouvement de la tête ou des pieds lui fait mal. Sur le mur qui est devant lui, comme sur un écran, il voit défiler les ombres des personnes et des objets à l'extérieur de la caverne; comme il ne connaît qu'elles, il est persuadé que ces ombres sont tout ce qui existe et importe dans la vie. Jusqu'au jour où un sage vient lui toucher l'épaule amicalement pour lui dire que les choses les plus vraies et les plus belles sont derrière lui, dans la lumière du soleil alors que les images dont il doit se contenter sont produites par un feu artificiel qui brûle à l'intérieur de la caverne.

Pour accéder à ces biens qu'on lui présente comme supérieurs, le prisonnier voudra-t-il supporter la douleur de ses blessures? Il doit faire un choix et ce choix ne consiste pas à accorder, tout en restant dans le même état, sa préférence à l'une ou l'autre des ombres qui défilent sur le mur. Il consiste à choisir entre rester dans l'état où il est, ou accéder à un état supérieur au prix des plus vives douleurs et de la plus grande incertitude; en d'autres termes, à choisir entre refuser ou accepter la lumière.

Le tournesol évoque bien cette liberté, parce qu'il se tourne vers la source de la lumière tout en restant immobile. L'essentiel c'est que le regard se tourne vers la lumière. Ce choix peut être fait dans l'immobilité, sans que rien ne change à l'extérieur de soi, et c'est ainsi qu'il se fait d'ailleurs le plus souvent. Mais à son sujet se pose la même question qu'à propos du choix entre des objets extérieurs: n'est-il pas illusoire? Dans ce cas également, psychologues et philosophes discuteront jusqu'à la fin des temps. On connaît déjà la réponse de Platon. «Le mal, dit-il, c'est l'ignorance.» Il nous donne par là à entendre qu'on ne peut pas choisir le mal, qu'on ne peut pas dire non à la lumière et lui préférer l'obscurité, qu'on tend vers elle pour peu qu'on l'ait entrevue, poussé par une nécessité analogue à celle qui tourne la fleur de tournesol vers le soleil. Le mal dans ces conditions ne peut être qu'une privation involontaire de lumière, une ignorance dont on n'est pas responsable. Le fait que le même Platon dise dans un autre passage que chacun est responsable de ses choix, même s'il s'agit de choix différents, portant sur des projets extérieurs, indique à quel point la question de la liberté est complexe.

Les deux libertés décrites par Platon, celle de la plaine virtuelle et de la caverne réelle, correspondent à ce que, par référence à Descartes, les philosophes appelleront la liberté d'indifférence et la liberté de perfection. Descartes les présente comme suit dans sa quatrième Méditation.

«Car, afin que je sois libre, il n'est pas nécessaire que je sois indifférent à choisir l'un ou l'autre des deux contraires; mais plutôt, d'autant plus que je penche vers l'un, soit que je connaisse évidemment que le bien et le vrai s'y rencontrent, soit que Dieu dispose ainsi l'intérieur de ma pensée, d'autant plus librement, j'en fais choix et je l'embrasse. Et certes la grâce divine et la connaissance naturelle, bien loin de diminuer ma liberté, l'augmentent plutôt, et la fortifient. De façon que cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d'aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance, qu'une perfection dans la volonté, car si je connaissais toujours clairement ce qui est vrai et ce qui est bon, je ne serais jamais en peine de délibérer quel jugement et quel choix je devrais faire; et ainsi je serais entièrement libre, sans jamais être indifférent.»

Le mot indifférence peut donner lieu ici à un contresens. C'est la raison qui est en cause non les humeurs. Dans le sens où Descartes emploie ce mot, on peut très bien être indifférent tout en préférant avec passion un objet ou un projet à un autre.

Toujours en souvenir de Descartes, on appelle liberté de perfection celle qui est caractérisée, non par le choix aveugle, mais par une inclination fondée sur la raison ou la grâce. C'est cette liberté qui est en cause dans le mythe de la caverne.

***

Pour ce qui est des atteintes à la liberté, on est surtout sensible aux excès des sociétés autoritaires, mais les excès des soiétés libérales ne sont pas moins à craindre. Dans ces dernières, la mission de l'État est d'abord d'assurer, dans la sphère publique, le  libre choix des objets et des projets, au risque, dans la sphère privée, où est reléguée l'orientation fondamentale, de réduire l'adhésion aux philosophies et aux religions au même exercice superficiel. On dérive ainsi vers une mentalité où le fait même de choisir devient plus important que la connaissance de la fin ultime visée. Philosophie de cafétéria, où quelle que soit la substance nutritive, on est satisfait si l'on a eu droit au menu.

***

Plus on s'élève vers la sagesse, plus on a de raisons de douter de la réalité des choix aussi bien que de leur importance. Devançant les savants modernes de toutes les disciplines, Spinoza soutenait qu'on se croit libre dans la mesure où l'on ignore les causes de son action. Et avant lui, Platon avait soutenu que nul ne fait le mal volontairement, que le mal c'est l'ignorance, ce qui équivaut à dire qu'on ne peut pas le choisir, le préférer au bien.

Peut-on définir la liberté? Est-il seulement sage de tenter de le faire? Ne vaut-il pas mieux se contenter de l'évoquer, ce qui suppose qu'on la considère non comme un problème que l'on peut résoudre mais comme un mystère auquel on peut participer. Dans son Journal parisien, Ernst Jünger l'a évoquée ainsi: «Où que nous puissions déserter, nous emportons notre dispositif inné, et dans le suicide même, nous ne nous délivrons pas. Il faut que nous nous élevions, fût-ce par la souffrance; alors, le monde s'organise sous nos regards.»

Et Luc Ferry : « À la différence de celui des oiseaux, qui est semblable à un miroir, l’œil humain, par une qualité inexplicable, se laisse pénétrer par le regard de l’autre et s’avère porteur d’un sens dont nul ne peut décider a priori quel il sera. Mystère abyssal de la liberté humaine, disait Kant, mais mystère nécessaire : pour les mêmes raisons qu’il n’est pas d’éloge flatteur sans liberté de blâmer, le bien moral est inséparable de la possibilité du mal, c’est-à-dire de ce postulat mystérieux selon lequel l’homme possède, en dernière instance, une insondable liberté de choix ". L’homme-Dieu, Grasset, 1996, p. 106.

 

 

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