Les Génies: Homère

Victor Hugo
§I

L'un, Homère, est l'énorme poête enfant. Le monde naît, Homère chante. C'est l'oiseau de cette aurore. Homère a la candeur sacrée du matin. Il ignore presque l'ombre. Le chaos, le ciel, la terre, Géo et Céto, Jupiter, dieu des dieux, Agamemnon, roi des rois, les peuples, troupeaux dès le commencement, les temples, les villes, les assauts, les moissons, l'océan; Diomède combattant, Ulysse errant; les méandres d'une voile cherchant la patrie; les Cyclopes, les pygmées; une carte de géographie avec une couronne de dieux sur l'Olympe, et çà et là des trous de fournaise laissant voir l'Érèbe, les prêtres, les vierges, les mères, les petits enfants effrayés des panaches, le chien qui se souvient, les grandes paroles qui tombent des barbes blanches, les amitiés amours, les colères et les hydres, Vulcain pour le rire d'en haut, Thersite pour le rire d'en bas, les deux aspects du mariage résumés d'avance pour les siècles dans Hélène et dans Pénélope; le Styx, le Destin, le talon d'Achille, sans lequel le Destin serait vaincu par le Styx; les monstres, les héros, les hommes, les mille perspectives entrevues dans la nuée du monde antique, cette immensité, c'est Homère. Troie convoitée, Ithaque souhaitée. Homère, c'est la guerre et c'est le voyage, les deux modes primitifs de la rencontre des hommes; la tente attaque la tour, le navire sonde l'inconnu, ce qui est aussi une attaque; autour de la guerre, toutes les passions; autour du voyage, toutes les aventures; deux groupes gigantesques; le premier, sanglant, se nomme l'Iliade; le deuxième, lumineux, se nomme l'Odyssée. Homère fait les hommes plus grands que nature; ils se jettent à la tête des quartiers de rocs que douze jougs de bœufs ne feraient pas bouger; les dieux se soucient médiocrement d'avoir affaire à eux. Minerve prend Achille aux cheveux; il se retourne irrité: Que me veux-tu, déesse? Nulle monotonie d'ailleurs dans ces puissantes statures. Ces géants sont nuancés. Après chaque héros, Homère brise le moule. Ajax fils d'Oïlée est de moins haute taille qu'Ajax fils de Télamon. Homère est un des génies qui résolvent ce beau problème de l'art, le plus beau de tous peut-être, la peinture vraie de l'humanité obtenue par le grandissement de l'homme, c'est-à-dire la génération du réel dans l'idéal. Fable et histoire, hypothèse et tradition chimère et science, composent Homère. Il est sans fond, et il est riant. Toutes les profondeurs des vieux âges se meuvent, radieusement éclairées, dans le vaste azur de cet esprit. Lycurgue, ce sage hargneux mi-parti de Solon et de Dracon, était vaincu par Homère. Il se détournait de sa route, en voyage pour aller feuilleter, dans la maison de Cléophile, les poêmes d'Homère, déposés là en souvenir de l'hospitalité qu'Homère, disait-on, avait reçue jadis dans cette maison. Homère, pour les grecs, était dieu; il avait des prêtres, les homérides. Un rhéteur s'étant vanté de ne jamais lire Homère, Alcibiade donna à cet homme un soufflet. La divinité d'Homère a survécu au paganisme. Michel-Ange disait: Quand je lis, Homère, je me regarde pour voir si je n'ai pas vingt pieds de haut. Une tradition veut que le premier vers de l'Iliade soit un vers d'Orphée, ce qui, doublant Homère d'Orphée, augmentait en Grèce la religion. d'Homère. Le bouclier d'Achille, chant XVIII de l'Iliade; était commenté dans les temples par Danco, fille de Pythagore. Homère, comme le soleil, a des planètes Virgile qui fait l'Énéide, Lucain qui fait la Pharsale. Tasse qui fait la Jérusalem, Arioste qui fait le Roland, Milton qui fait le Paradis perdu, Camoêns qui fait les Lusiades, Klopstock qui fait la Messiade, Voltaire qui fait la Henriade, gravitent sur Homère, et, renvoyant à leurs propres lunes sa lumière diversement réfléchie, se meuvent à des distances inégales dans son orbite démesurée. Voilà Homère. Tel est le commencement de l'épopée.
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