La prostitution du cerveau

Jacques Dufresne

De la marchandisation de l'attention dans la publicité à ses flirts éphémères dans le multitâche


C’est le débat en cours sur l’économie de l’attention qui a orienté ma réflexion dans cette direction. Un commentaire récent sur L’écologie de l’attention, de Yves Citton, en donne l’essentiel : «Un grand retournement caractérise notre époque d’information abondante: quand la valeur de celle-ci décroît par excès de mise à disposition, la valeur de notre attention augmente, et devient un enjeu précieux que le marché se dispute. »


Tout remonte dans le passé récent en 2004 à une déclaration du Patrick Le Lay, alors président-directeur général de TF1 : «Je vends du temps de cerveau humain disponible. […] pour qu’un message publicitaire soit perçu, il faut que le cerveau du téléspectateur soit disponible. Nos émissions ont pour vocation de le rendre disponible : c’est-à-dire de le divertir, de le détendre pour le préparer entre deux messages. Ce que nous vendons à Coca-Cola, c’est du temps de cerveau humain disponible […]. » Cela ressemble beaucoup à une prostitution du cerveau!


Le grand réseau virtuel, dont font partie les transactions par carte de crédit, élargit ce marché et le dilue en même temps. Chaque trace que j’y laisse de moi-même sera éventuellement intégrée à une publicité personnalisée. C’est du temps de mon cerveau que je troque ainsi contre des services. Mais ici je peux être actif, et dans la mesure où je le suis vraiment, où je mène mes propres recherches sans me laisser distraire, le troc peut être réellement avantageux pour moi. Dans la mesure toutefois où je me laisse séduire par le divertissement, je tombe dans l’ornière de la télévision commerciale et je renforce l’ensemble du système, lequel réduit l’espèce humaine à un immense capital de temps cérébral accessible au plus offrant.

Notre attention est un moteur de l’économie comme le travail, les ressources naturelles et la technologie et ce moteur devient de plus en plus déterminant au fur et à mesure que le progrès des autres facteurs accroît la disproportion entre l’offre et la demande d’information.
Les messagers et les messages se livrent une compétition sans merci pour s’accaparer la plus grande part du capital d’attention. Parmi la multitude de messages qui m’atteignent chaque jour, quels sont ceux que j’ai vraiment choisis parce que je les estimais dignes de pénétrer en moi? À une époque où les sollicitations étaient infiniment moins nombreuses et moins violentes qu’aujourd’hui, Marc-Aurèle se reprochait pourtant d’en être la proie : «Brève est la vie pour chacun! Et la tienne est presque achevée, sans que tu te respectes toi-même quand tu fais au contraire dépendre ton bonheur de ce qui se passe dans l’âme des autres. Ne te laisse pas distraire par les événements qui surviennent du dehors.»1

Comme nous l’avons rappelé dans notre article sur le Nombre d’amis, nos relations perdent en profondeur ce qu’elles gagnent en nombre. D’où la nécessité, même pour les adultes, de s’imposer un cadre qui les protège contre les vendeurs de temps de cerveau. «Donne-toi du loisir, poursuit Marc-Aurèle, pour apprendre encore quelque chose de bon et cesse de tourbillonner! Bien fous sont ceux qui, à force d’actions, sont fatigués de la vie et n’ont pas de but où diriger tous leurs efforts, et en un mot, toutes leurs idées.» 2

***


Il existe une autre forme de prostitution du cerveau : ce multitâche où l’attention se donne à tout ce qui est nouveau. On a découvert qu’il accroît la production de l’hormone du stress, le cortisol de même que celle de l’adrénaline, l »hormone du «affronte ou fuis». Ce qui stimule démesurément le cerveau, l’enfume et l’embrouille. Je résume ici un article de Daniel J, Levitin, paru dans The Guardian, le 18 janvier 2015.

On a découvert également que le multitâche créée une accoutumance à la dopamine : il récompense le cerveau pour ses pertes de concentration, pour sa recherche de stimulation extérieure. En outre, ce qui aggrave la situation, le cortex préfrontal a un faible pour la nouveauté, il s’ensuit que l’attention est trop facilement détournée par quelque chose de nouveau. Nous répondons au téléphone, ouvrons notre boîte de courrier, envoyons un SMS, chacune de ces activités récompense les centres de l’attention du cerveau; il en résulte une surproduction d’opioïdes endogènes (pas étonnant qu’on se sente bien), tout cela au détriment de notre concentration sur une tâche. «C’est par excellence le bonbon sans calories du cerveau. Au lieu d’obtenir la grande récompense résultant d’un effort soutenu, nous devons nous contenter de récompenses vides résultant de l’accomplissement de mille petites tâches sucrées.»

Merci aux neurosciences de nous aider ainsi à faire bon usage de notre attention. Cette attention, les hommes l’on exercée pendant des millénaires dans le travail artistique et intellectuel, souvent avec bonheur comme en font foi les chefs d’œuvre en tous genres. Il serait bien étonnant que les pédagogues aient pu conduire leurs élèves à de tels résultats sans avoir découvert empiriquement les lois de l’attention et de la concentration.

J’ai conservé de mes livres de collège un ouvrage oublié intitulé : La vie intellectuelle, son esprit, ses conditions, ses méthodes. L’auteur, le père Sertillanges, était, en tant que dominicain, un lointain héritier intellectuel de saint Thomas d’Aquin. Son livre a connu maintes rééditions. Voici les pages consacrées à l’attention et au multitâche :

«Rien de désastreux comme l'éparpillement.- Diffuser la lumière, c'est l'affaiblir dans des proportions géométriquement croissantes. Au contraire, concentrez par l'interposition d'une loupe, et ce qui était à peine échauffé par le libre rayonnement brûle au foyer où l'ardeur s'exalte.
Que votre esprit apprenne à faire loupe, grâce à une attention convergente ; que votre âme soit toute tendue vers ce qui s'est établi en vous à l'état d'idée dominante, d'idée absorbante. Sériez les travaux, afin de pouvoir vous y donner tout entier. Que chaque tâche vous prenne à fond, comme si elle était seule. C'était le secret de Napoléon ; c'est celui de tous les grands actifs. Les génies mêmes ne furent grands que par l'application de toute leur force sur le point où ils avaient décidé de donner leur mesure.
Il faut laisser chaque chose à elle-même, la faire en son temps, en réunir toutes les conditions, lui consacrer la plénitude des ressources dont on dispose, et, une fois ' qu'on l'a menée à bien, passer paisiblement à une autre. On accumule ainsi incroyablement sans se ruiner en agitations.
Ce n'est pas qu'on ne puisse avoir plusieurs travaux en chantier : cela même est nécessaire, car pour avoir, du recul, pour mieux se juger et au besoin se reprendre, pour se reposer d'un effort par un autre, peut-être aussi pour des motifs accidentels, on ne peut éviter l'interruption et l'échange des tâches. Mais alors, ce que nous disons de la concentration s'applique à chaque besogne et à chaque reprise la concernant. Au moment où celle-ci est en question, il faut exclure celle-là, établir un système de cloisons étanches, pousser à fond sur le point abordé et ne permuter qu'ensuite.

Les va-et-vient ne réussissent jamais. Le voyageur qui tâtonne et s'engage successivement dans diverses routes s'épuise, se décourage et n'avance pas. Au contraire, la continuité dans une voie et les reprises énergiques suivies de détentes opportunes, à savoir quand la première phase de l'action est satisfaite, c'est le moyen de produire au maximum, et en même temps de garder sa pensée fraîche, son courage intact. L'âme d'un vrai travailleur, en dépit de ses préoccupations et de leur multiplicité successive, devrait toujours, entre deux pesées ardentes sur l'obstacle, être trouvée paisible et noble comme l’assemblée des nuages sur l'horizon. 3

1- Marc-Aurèle, Pensées pour moi-même, chap.1

2-Ibid.

3) A.D. Sertillanges, La vie intellectuelle, Édition de la Revue des jeunes, Desclée et Cie, Paris, p.139-140

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