Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. C'est ce qui a permis à Newton d'établir les lois simples et élegantes de l'attraction. Dans les sciences de la complexité d'aujourd'hui, on tient compte du négligeable, de l'effet papillon par exempe. Le plus souvent on procède en éthique, discipline demeurée classique, comme dans la physique de Newton. Dans le débat sur l'euthanasie par exemple on s'arrête à quelques questions: la douleur, la dignité, le libre choix, et on considère les autres comme négligeables. Mais sont-elles vraiment négligeables et si elles le sont n'existerait-il pas dans ce domaine comme dans les systèmes complexes de la nature, quelque effet papillon qui n'est négligeable qu'à première vue.
Pour y voir un peu plus clair nous avons identifié une cinquantaine de questions liées à l'euthanasie. Ne pouvant pas les présenter dans un tableau, étant donné que nous voulions nous rapprocher du sytème vivant entourant la mort, nous avons demandé à une jeune artiste, Cynthia Dufresne, de les inscrire dans un fruit mûr qui va tomber de l'arbre. À défaut de pouvoir appliquer à ce cas les méthodes mathématiques qu'on applique aux sytèmes complexes de la nature, nous avons regroupé en trois séries de six un certain nombre de questions choisies au hasard et nous avons ébauché une réflexion sur ces séries.
Définition des termes:
Mourir avec dignité
« Mourir avec dignité désigne l’attitude intérieure de la personne face au mourir »
Mourir dans la dignité
Mourir dans la dignité « désigne les conditions dans lesquelles on meurt. » 1
Euthanasie
L’euthanasie est « l’acte qui consiste à provoquer intentionnellement la mort d'autrui pour mettre fin à ses souffrances » 2
Suicide assisté
L’aide au suicide est « le fait d'aider quelqu'un à se donner volontairement la mort en lui fournissant les renseignements ou les moyens nécessaires, ou les deux »3
L'éthique, quel que soit le statut qu'on lui donne, doit tenir compte de la complexité. Edgar Morin, entre autres auteurs nous en a convaincus. Toutes les questions qui s'y posent s'inscrivent dans un réseau de questions connexes dont elles subissent l'influence et qui les influencent en retour. Dans la science classique, dont celle de Newton est le parfait exemple, on considérait comme négligeables une foule de petits facteurs faisant partie du milieu dans lequel le phénomène se produit. Pour rendre compte adéquatement de l'attraction que la terre et la lune exercent l'une sur l'autre, on peut en effet faire abstraction de l'influence de l'étoile polaire sur le système qu'elles forment. Pour les sciences de la complexité, le négligeable n'existe pas. Elles prennent en compte tous les facteurs. C'est seulement à cette condition que l'on peut comprendre un phénomène comme l'ouragan. Dans un cas de ce genre, il faut même tenir compte des conditions initiales les plus négligeables à première vue. C'est ce qu'on a appelé l'effet papillon.
N'est-il pas devenu nécessaire de faire subir à l'éthique une évolution semblable ? Dans l'éthique que nous appellerons classique, comme dans la physique du même nom, on faisait abstraction d'une foule de facteurs, parmi lesquels se trouvaient les forces issues de l'inconscient. L'intention droite et la conformité à un idéal reconnu constituaient l'essentiel de la bonne action.
Il n'est peut-être pas souhaitable de plonger les éducateurs, parents ou enseignants, dans la complexité mais de toute évidence il importe qu'on s'en préoccupe quand on doit prendre une décision sur l'euthanasie, dont la légalisation est pour une société un choc moral comparable au choc physique d'un ouragan.
On veut lever l'interdit de l'homicide. Ce n'est pas là une décision que l'on peut prendre en négligeant les facteurs jugés secondaires et en refusant de se représenter les nombreuses conséquences qu'elle peut avoir. Une décision éclairée en l'occurrence, ce n'est pas seulement une décision qui a subi l'épreuve d'un débat démocratique comme ceux dont on a l'habitude, c'est une décision qui étend la lumière aux conséquences les plus diverses et les plus lointaines.
Mais comment aborder une telle question en tenant compte de la complexité? À défaut de connaître une méthode éprouvée, je propose de rassembler dans un réseau les principaux mots faisant écho aux facteurs, petits et grands, en cause dans le débat sur l'euthanasie. Voici un dessin où sont rassemblés les mots pertinents. Ces mots, je les ai retrouvés en grande partie dans l'un des meilleurs documents sur l'euthanasie qu'il m'a été donné de lire récemment, le rapport du Comité d'éthique du Conseil des aînés. Dans ce rapport toutefois, les mots en question, ne sont là, sauf exception, que pour indiquer une dimension dont il faudrait tenir compte. On va rarement au fond de la question qu'ils soulèvent.
Étant donné que chacun des éléments de ce réseau a des interactions, plus ou moins importantes, avec tous les autres, on est pris de vertige à la seule pensée qu'il faudrait, pour bien comprendre la situation faire l'analyse de chacun des liens (vers ou partant de) chacun des mots retenus. Il est toutefois possible et nécessaire à la réflexion de soulever des coins du grand voile en identifiant quelques trajectoires et en les interprétant.
Euthanasie, coma, terre, péché, identité, anthropologie
Le mot coma soulève plusieurs questions en rapport avec les autres mots de la série: le malade est-il dans ce cas réduit à sa dimension végétale, à son appartenance à la terre? Pour un chrétien est-ce un péché que mettre fin aux traitements dans ce cas? Dans l'hypothèse où l'on associe l'identité à la conscience, quel degré d'identité le comateux conserve-t-il ? L'anthropologie nous apportera peut-être un jour une réponse à cette question; elle nous apprendra peut-être aussi qu’un état comateux a pu se poursuivre pendant un temps significatif sans le soutien de la médecine moderne; elle nous dira peut-être enfin comment l'on a vécu la chose dans telle ou telle culture.
Choix, objet, cerveau, modernité, mystère, abandon
Quand on prend position en faveur de l'euthanasie ou du suicide assisté, on prend aussi, sauf exception, position en faveur de la liberté définie par le choix. Et l'on doit s'efforcer de prévoir les conséquences de l'une et l'autre position. Rappelons d'abord qu'on peut définir la liberté par la connaissance, comme ce fut le plus souvent le cas dans la grande tradition philosophique. Quant à la liberté définie par le choix, est pour Descartes qui l’appelait liberté d'indifférence le plus bas degré de liberté. À la limite, dans cette perspective, est bon ce que je choisis ou encore une chose devient bonne du seul fait que je la choisis. Alors que toujours selon Descartes, je devrais m'orienter vers ce que mon intelligence me fait apparaître comme bon. Dans le cas de l'euthanasie, le raisonnement dominant semble être le suivant: cette chose est bonne parce que nous sommes nombreux à la choisir. Au problème du choix comme critère s'ajoute celui du grand nombre. Une chose est-elle bonne parce que le grand nombre la réclame? Voilà un raisonnement qui peut conduire aux pires excès. Est-ce que, en y ayant recours à propos de l'euthanasie, on n'accrédite pas à l'avance le mauvais usage qu'on en fera dans les autres domaines?.
Est-ce que dans notre choix de l'euthanasie, nous tenons compte du fait qu'on a de plus en plus tendance à réduire les êtres humains à des objets, voire à des objets jetables après usage ? Depuis longtemps déjà, nombreux sont les aînés qui craignent d'être laissés pour compte (quelle formule!) parce qu'ils ne sont plus utiles à la société. Ont-ils tort d'éprouver une telle crainte? Et dans le jugement négatif que bien des gens portent sur eux-mêmes, sur leur vie quand ils sont frappés par une maladie incurable, ne faut-il pas voir le reflet d'une philosophie ambiante qui déprécie l'être au profit du faire ?
Et en général quand on déprécie l'être on déprécie aussi l'âme. L'âme, l'esprit! Ce ne serait que des sous-produits du cerveau! Idée à la mode qui est au cœur du débat sur l'euthanasie. Les déficiences cognitives en effet sont souvent présentées comme des preuves que la vie a perdu le minimum de qualité justifiant qu'on la prolonge .
Est-il nécessaire de rappeler que cette variante du matérialisme est une autre des conquêtes de la modernité avant tout caractérisée par la substitution du problème au mystère. Pour nos ancêtres, et sans doute pour tous les hommes avant eux, la mort était un mystère, un mystère tel que dans certaines des plus grandes civilisations, on réservait les plus beaux édifices aux morts. Le sentiment du mystère, on l'éprouvait aussi auprès du lit du mourant. Un mystère dans ce cas c'est une situation dans laquelle on est engagé de tout son être: physiquement, affectivement, intellectuellement. Pour le médecin toutefois qui suit l'évolution de la maladie de loin, devant un écran, le mystère risque fort de n'être plus qu'un problème, c'est-à-dire un mystère étalé, objectivé, devenu une chose banale à laquelle on assiste comme à la télévision plutôt qu'une expérience unique à laquelle on participe.
Une question cruciale surgit alors: est-ce que la question de l'euthanasie se poserait si la réduction du mystère au problème n'était pas devenue au préalable chose courante? Pourquoi ne pas s'efforcer d'abord de prévenir cette réduction? Si le mystère de ma mort est devenu un problème pour les autres, comment pourrai-je éviter de me considérer comme un problème pour ces mêmes autres? D'où l'indicible angoisse qu'on lit dans les yeux de tant de mourants. Et si le suicide assisté séduit tant de gens, n'est-ce pas en partie par ce que le contexte dans lequel ils vivent les a fait glisser du mystère au problème.
Autre question: la légalisation de l'euthanasie ne suppose-t-elle pas pour être opérante une problématisation du mystère de la mort et n'entraîne-t-elle pas cette problématisation ? Il faut pourtant être resté à l'intérieur du mystère pour respecter la volonté du mourant et deviner ses désirs les plus profonds. Si son plus profond désir est de se réconcilier avec un proche avant de mourir, ceux qui participent à son mystère concluront qu'il doit conserver sa conscience le plus longtemps possible. L'objectivation, la problématisation de la situation, permet certes au malade de mourir dans la dignité mais seule la participation à son mystère permet de l'aider à mourir avec dignité.
Il y a longtemps déjà que le médecin - particulièrement lorsqu'il soignait à domicile – n'avait pas le sentiment de commettre un acte criminel lorsqu'il jugeait nécessaire d'augmenter la dose de morphine ou d'interrompre un traitement. Si tant de médecins éprouvent aujourd'hui le besoin d'être protégés par une loi, ne serait-ce pas parce que, agissant hors du mystère qui éclairerait leur acte de l'intérieur, ils n'en voient eux-mêmes que l'aspect extérieur, auquel la loi pourrait s'appliquer ?
Le mystère a un sens auquel on peut s'abandonner. Devant un problème on se raidit, on se cabre; le problème est un mystère privé de son sens, il n'existe que pour être résolu le plus efficacement et le plus rapidement possible.
Autonomie, culte des morts, don, soins palliatifs, douleur, dignité
Dans le cadre du débat sur l'euthanasie, le mot autonomie désigne le droit pour chacun de vivre sa mort comme il l'entend. Sénèque qui pour échapper aux soldats de Néron organisa son suicide est un modèle d'autonomie. Il faut noter une différence entre le désir d'organiser sa propre mort et le désir de vivre sa mort tel que Rilke l'a interprété dans un poème inoubliable.
Le livre de la pauvreté et de la mort
[...]
Ils vont au hasard, avilis par l'effort
de servir sans ardeur des choses dénuées de sens,
et leurs vêtements s'usent peu à peu,
et leurs belles mains vieillissent trop tôt.
La foule les bouscule et passe indifférente,
bien qu'ils soient hésitants et faibles,
seuls les chiens craintifs qui n'ont pas de gîte
les suivent un moment en silence.
Ils sont livrés à une multitude de bourreaux
et le coup de chaque heure leur fait mal;
ils rôdent, solitaires, autour des hopitaux
en attendant leur admission avec angoisse.
La mort est là. Non celle dont la voix
les a miraculeusement touchés dans leurs enfances,
mais la petite mort comme on la comprend là;
tandis que leur propre fin pend en eux comme un fruit
aigre, vert, et qui ne mûrit pas.
O mon Dieu, donne à chacun sa propre mort,
donne à chacun la mort née de sa propre vie
où il connut l'amour et la misère.
Car nous ne sommes que l'écorce, que la feuille,
mais le fruit qui est au centre de tout
c'est la grande mort que chacun porte en soi.
C'est pour elle que les jeunes filles s'épanouissent,
et que les enfants rêvent d'être des hommes
et que les adolescents font des femmes leurs confidentes
d'une angoisse que personne d'autres n'accueille.
C'est pour elle que toutes les choses subsistent éternellement
même si le temps a effacé le souvenir,
et quiconque dans sa vie s'efforce de créer,
enclôt ce fruit d'un univers
qui tour à tour le gèle et le réchauffe.
Dans ce fruit peut entrer toute la chaleur
des coeurs et l'éclat blanc des pensées;
mais des anges sont venus comme une nuée d'oiseaux
et tous les fruits étaient encore verts.
Seigneur, nous sommes plus pauvres que les pauvres bêtes
qui, même aveugles, achèvent leur propre mort.
Oh, donne nous la force et la science
de lier notre vie en espalieret
le printemps autour d'elle commencera de bonne heure.[...]
Rainer Maria Rilke
Pour pouvoir vivre ainsi sa propre mort, il faut un haut degré d'abandon, de coïncidence confiante avec soi-même, avec le destin, avec ses proches et même avec le lieu qui sera le denier. Ce sont là des sentiments qui ne sont guère compatibles avec la froide raideur dont il faut faire preuve pour planifier sa propre mort. Vivre sa mort ou l'organiser, faut-il choisir entre les deux ?
Là où le culte des morts est encore intact, la question de l'autonomie ne se pose pas de la même façon. Mourir alors ce n'est pas finir, c'est subir une métamorphose au terme de laquelle on retrouve les êtres chers déjà disparus. Ces êtres chers, objets des prières des vivants, aident aussi ces derniers à franchir ''le peu profond ruisseau, calomnié'' (Mallarmé). On n'est pas exclu de la communauté en mourant, on se prépare plutôt à y participer d'une autre manière. D'où une prédisposition à l'abandon.
La métamorphose appelée mort peut avoir une dimension cosmique. « Le don de vivre a passé dans les fleurs », dit le poète. Dans une autre culture, le don de vivre migrait dans un astre. Arrêtons-nous à l'expression don de vivre. Elle s'oppose aussi bien à droit de vivre qu'à l'expression droit de disposer de sa vie. Si la vie est un don, il faut l'accueillir avec reconnaissance, et renoncer par respect pour le donateur à exercer un droit de propriété à son endroit. De même que dans la perspective écologique la plus éclairée, les hommes sont les jardiniers de la terre et non ses propriétaires, de même dans la perspective du don, la vie est un bien qu'il faut cultiver, en renonçant au droit de le manipuler à sa guise. Pour les mêmes raisons, il faut accueillir dignement un enfant naissant avec un handicap. Sa vie est elle aussi un don. Danger en légalisant euthanasie de renforcer la conviction que la vie est ma propriété plutôt qu'un don.
Mais si ma vie est don, je dois veiller sur elle avec encore plus d'attention que si elle était ma chose. Mes proches doivent aussi veiller sur elle. Pour être utile auprès d'un mourant, il faut toutefois avoir acquis un certain savoir-faire par l'expérience ou par des études. Parmi les proches aujourd'hui rares sont ceux qui possèdent le savoir-faire évoqué. Vus sous cet angle, les soins palliatifs sont une chose merveilleuse parce qu'ils combinent la compassion et la compétence. Hélas! Ils peuvent aussi se substituer au mystère non en tant que problème mais en tant que solution douceâtre. Mon père, m'a confié cet ami, est entré à l'hôpital un mercredi au son d'une musique analgésique. Il pouvait encore marcher. Deux jours après, il mourait sous la même musique sans avoir pu faire ses adieux à ses proches, sans avoir pu recevoir les leurs.
Mais il est mort sans douleur, Ses enfants qui étaient tous favorables à l'euthanasie le sont-ils encore aujourd'hui? Avec la même conviction? Jusqu'à quel point le sort du dernier homme de Nietzsche est-il vraiment enviable: « Un peu de poison ici et là pour faire des rêves agréables, beaucoup de poison à la fin pour mourir agréablement. » Nietzsche n'avait que mépris pour cet être ramolli par le confort. Il faut apprendre à composer avec la douleur plutôt que de tenter de la supprimer complètement. Comme cet ami cancéreux qui dosait lui-même l'opium qu'il fumait ensuite au milieu de ses proches jusqu'à ce que sa douleur devienne sage, sage au point de lui permettre d'être pleinement attentif aux autres. Certes, l'extrême douleur peut rendre impossible l'attention aux autres, mais l'extrême sédation peut avoir le même effet.
Dignité oblige! La dignité n'oblige-t-elle pas à surmonter sa douleur, une certaine douleur par ses seules ressources intérieures ? Dignité! Quelle que soit la rigueur que l'on apporte à la définition de ce mot, - nouveau dans le sens qu'on lui donne aujourd'hui-, il ne prend tout son sens que par la position qu'on adopte sur une question encore plus fondamentale: Est-ce que je tiens ma dignité de la parcelle de divinité qui est en moi et qui rayonne à travers tout mon être ou du seul fait que je suis non seulement une personne mais telle personne. Les diverses tragédies qui ont marqué la première moitié du vingtième siècle, les deux guerres mondiales, la guerre civile espagnole, les crimes commis par Staline et par Hitler ont réduit à néant l'idée que l’être humain est une fin en soi, idée qui devait le protéger contre l'homicide. Après ces tragédies on éprouva le besoin de mots et de lois qui dresseraient un mur protecteur autour de l'homme. Le mot dignité sera placé au centre de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948. « Tous les êtres humains naissent libres et égaux en dignité et en droits », dit l’article premier. Les droits avaient occupé une place importante dans les Chartes et les Déclarations antérieures. Le mot dignité est apparu dans celle de 1948. Loin d'être un rempart contre l'agresseur, il n'est hélas qu'une mince pellicule protectrice.
Limite, âme, mandataire, incarnation, religion, bien commun
Quand une loi autorisera l'euthanasie, saurons-nous nous imposer des limites dans l'application de cette loi? Il semble bien que les balises insérées dans les lois belge et hollandaise n'ont guère été respectées. 4 Il y a un quart de siècle seulement, au début de la FIV, le diagnostic prénatal et le choix du sexe de l'enfant semblaient encore être au-delà de la limite qu'il fallait respecter. Cette limite et bien d'autres semblables ont été franchies avec une étonnante facilité. Pourquoi respecter une limite quand cette dernière ne s'appuie ni sur un principe ni sur un consensus dans la population ? Dans une éventuelle loi sur l'euthanasie, on précisera que la volonté du premier intéressé soit respectée ou du moins celle de ses mandataires. Mais que se passera-t-il quand le malade sera un poids pour le mandataire autant que pour l'État ?
La question de l'âme surgit à point. Dans un contexte matérialiste, où l'âme apparaîtrait (à supposer que le mot même soit encore en usage) comme une illusion remontant à l'époque du culte des morts, où la mort serait la fin de tout, où la volonté de Dieu ne serait pas un obstacle puisqu'on n'y croirait pas, qu'est-ce qui pourrait empêcher les faucheurs de l'État d'intervenir de plus en plus tôt et pour des raisons de moins en moins claires ? Ces limites que l'on n'a pas su respecter dans le cas des embryons, pourquoi les respecterait-on dans le cas des malades? Quand les représentants de l'État diront ouvertement à la population: si les grands malades chroniques incurables ne coûtaient pas si cher, nous pourrions réduire le temps d'attente pour les chirurgies, qu'est-ce qui retiendra cette population sur la voie de la généralisation de l'euthanasie ? Puisque l'être humain n'est que matière, dira-t-on, et puisque la mort est la fin de tout, pourquoi ne pas hâter cette fin pour le bien commun, quand le paquet de matière en cause est entré dans un processus de dissolution irréversible ?
Ou bien on a des raisons métaphysiques d'aimer et de respecter la limite, et alors on la respecte dans tous les domaines, ou bien on n'a pas de telles raisons et alors on la dépasse dans tous les domaines également.
Mais quel peut être le rapport entre l'incarnation, l'euthanasie et le suicide assisté? Nous nous limiterons à un sens bien précis du mot incarnation: le rapport au monde par les sens. Dans un ouvrage récent sur l'air climatisé aux États-Unis, intitulé Loosing our Cool, l'auteur, Stan Cox, souligne le fait que les gens ne sortent plus par temps chaud et qu'ils préfèrent causer avec leurs voisins via Internet, depuis le sous-sol de leur maison, où ils sont bien au frais. C'est l'une des nombreuses raisons pour lesquelles il y a de plus en plus de solitude et de plus en plus de rapports virtuels. La désincarnation s'accroît ainsi créant un climat tel qu'on se sent plus facilement de trop sur terre, pour peu qu'on ait le sentiment d'être un poids pour les autres.
Si la pratique religieuse est en régression au même moment, ce mal de la solitude s'aggrave. L'église paroissiale demeure l'un des lieux les plus précieux de rencontres réelles. Notre situation par rapport à la religion influent de bien d'autres façons sur nos grandes décisions concernant la vie et la mort. L'abandon à la volonté de Dieu commun à bien des religions. Que devient cet abandon hors de ces religions?
Nous avons déjà évoqué le bien commun. Il faudra veiller à ce que cette précieuse notion ne serve pas à toutes les fins dans le débat sur l'euthanasie. Les nazis avaient en vue le bien commun de la nation quand ils ont entrepris d'euthanasier les soldats handicapés revenant du front russe.
***
Je mets ici un terme à l'exercice, sachant bien qu'on pourrait le poursuivre, avec profit, sur des centaines de pages. Nous avons pu constater, chemin faisant, que les thèmes retenus, y compris ceux qui semblaient le plus éloignés du cœur de la question, apportaient au débat un éclairage précieux, dont ne bénéficiera pas le débat public qui doit se limiter à quelques facteurs et considérer les autres comme négligeables.
Après cet exercice incomplet, ma première conclusion est que le recours à la pensée complexe est nécessaire pour quiconque estime qu'un acte n'est moral que dans la mesure on s'efforce d'en prévoir les conséquences
Ma seconde conclusion est que le débat public tel que nous le pratiquons ne convient pas à une question à la fois si importante et si complexe. Un sondage délibérant serait plus approprié. Un groupe de sages, comprenant des historiens, des anthropologues, des philosophes, des théologiens, des sociologues, devrait d'abord pousser à sa limite l'exercice que j'ai ébauché ici. Ce groupe pourrait ensuite guider des représentants de la population dans leurs réflexions et leurs discussions sur le sujet.
Ma première conviction c'est qu'on a recourt à l'euthanasie comme principal remède à des maux auxquels il serait possible et souhaitable de remédier autrement et auparavant. La solitude est l'un de ces maux. La réduction du mystère au problème, la désincarnation
la subordination de l'être au faire, du sujet à l'objet, en sont d'autres. Mais le pire est sans doute l'indifférence, cette anesthésie de l'âme hors de l'amour. Mal à la fois insupportable et indolore. Mais que faire quand le temps de la prévention a passé et que le mal a subsisté? Il faut épuiser tous les autres moyens avant de recourir à une loi. Des décisions positives telles que le soulagement de la douleur avec des moyens comportant des risques pour la vie ou négatives telles que le refus de poursuivre un traitement ou de nourrir un malade malgré lui, décisions qui n'entrent pas dans la définition de l'euthanasie, règleraient une bonne partie des problèmes qui favorisent la demande d'euthanasie. Quant au suicide assisté, on en vient à se demander, compte tenu des conséquences possibles de la légalisation, s'il ne faudrait pas donner encore un peu plus de temps à la société pour qu'elle trouve, sans la lourde intervention de l'État les meilleurs accomodements.
Ma troisième conviction c'est que la définition de la liberté par le choix qui prévaut dans notre société et qui sert de critère moral ultime est le problème fondamental. L'euthanasie n'en est qu'une conséquence parmi d'autres. Une éthique tenant compte de la complexité obligerait à s'attaquer d'abord à la question de la liberté.
1-Marcel J. Mélançon, Clarification des concepts et des pratiques concernant le “Mourir dans la dignité”, in Mourir dans la dignité?, sous la direction de Jean-Pierre Béland, PUL, 2008, p.9
2-Sénat du Canada, De la vie et de la mort, supra, note 32, p 15
3-Sénat du Canada, De la vie et de la mort, supra, note 32, p 15
4-«Une étude réalisée en Belgique en 2009, donc sept ans après l’entrée en vigueur de la loi, par le professeur Cohen-Almagor64 fait les constats suivants. En dépit de l’exigence d’une demande écrite faite par le patient lui-même, les médecins se passent souvent d’une telle autorisation et de nombreuses requêtes sont faites par les familles. Le médecin lui-même suggère souvent l’euthanasie. Les sédations terminales semblent souvent constituer des euthanasies déguisées, donc faites sans le consentement du patient, et la Commission fédérale de contrôle elle-même reconnaît l’existence d’ambiguïtés à cet égard65, expliquant, selon elle, la persistance d’un petit nombre d’euthanasies clandestines. Le médecin traitant et le second médecin qui doit être consulté et qui doit examiner le patient règlent parfois la question par téléphone66. Le médecin traitant va faire appel à des confrères qui partagent son opinion et ils se rendent ainsi mutuellement service. Les demandes anticipées (on en dénombre actuellement 11 000) pourraient donner lieu à des passages à l’acte prématurés. » Droit de mourir dans la dignité, rapport du
http://www.conseil-des-aines.qc.ca/images/m%e9moire_cne_csss_02_10.pdf