La montée du formalisme

Jacques Dufresne

La montée du formalisme, extrait du chapitre quatre de Après l'homme...le cyborg?

 

Chapitres du livre

Le déclin de la contemplation, de la connaissance immédiate, fusionnelle,
la rupture progressive des liens avec le réel

 

 


la montée consécutive du formalisme,
le mépris des lois de la nature, du principe de clôture en particulier,

 

 

 

 


tous ces facteurs convergent vers le rêve d'un paradis sur terre, au prix d'une désincarnation totale et d'une fausse transcendance.

***

 
Le formalisme est la pensée par signes purs. (Klages)

On associe spontanément la notion de formalisme à la philosophie et aux mathématiques; à bon droit, car c'est à l'intérieur de ces dis­ciplines que le mot prend son sens le plus clair. On se prive cepen­dant d'une clé importante pour la compréhension de l'histoire, quand on limite le sens du mot formalisme à cet usage. Car au moment précis où, en Europe, le formalisme commençait à s'imposer en phi­losophie et en mathématique, il commençait aussi à imprégner la vie quotidienne des gens. Au moment où Descartes inventait la géo­métrie analytique et où Leibniz jetait les bases de la logique for­melle, la Bourse, une institution où le signe a plus d'importance que le signifié, apparaissait en Europe.


Ce formalisme, nous nous y intéresserons en tant que caracté­ristique des mentalités, et de la vie sociale que ces mentalités colo­rent et déterminent. Sans oublier toutefois qu'il existe un formalisme moral et un formalisme esthétique. Si ce dernier est bien résumé par la formule l'art pour l'art, le formalisme en morale pourrait être ramené à la formule le devoir pour le devoir - laquelle résume la position de Kant. Dans la perspective de Kant, qui a vécu à l'époque où le formalisme s'accentuait dans tous les domaines, ce qui fait la valeur morale d'un acte, ce qui constitue à proprement parler son mérite, ce n'est pas sa conformité avec des sentiments ou des buts, fussent-ils les meilleurs du monde, c'est le fait que l'auteur de l'acte trouve sa récompense - qu'il ne cherche d'ailleurs pas - non dans une forme quelconque de salut, non dans l'approbation d'autrui ou de Dieu lui-même, mais dans la pure satisfaction de se conformer à la Raison en accomplissant son devoir. Et ce devoir consiste tou­jours à traiter l'autre, habité par la même Raison, comme une fin, jamais comme un moyen. Ce rigorisme est cousin de la rigueur recherchée dans la logique ou la mathématique formelle; ce qui fait la valeur d'une opération dans ce cas, c'est le respect des conven­tions établies au point de départ.

Soulignons le mot convention. Dire que le formalisme est la pen­sée par signes purs équivaut presque à dire qu'il est la pensée par conventions; ou, si l'on préfère, qu'il est une pensée telle que la soumission à la règle, à la convention, y est plus importante que la pensée par référence au réel. Et le Littré n'est peut-être pas aussi éloigné qu'il semble de la vérité lorsque, ignorant le sens actuel du mot formalisme, il le rattache aux formalités et le décrit comme suit : « Attachement excessif aux formalités [...]. Réglementation exces­sive des actes de la vie. Goût des formes, de l'étiquette ».

Dans l'informatique, et plus précisément dans l'informatique appliquée aux communications, les formalités sont omniprésentes. Le vocabulaire lui-même témoigne de ce fait. Il gravite autour de mots comme programmes, protocoles, routines, commandes, lan­gages (conventionnels par définition), séquences. Dans les règles à suivre pour communiquer avec quelqu'un, si vous négligez le détail le plus insignifiant, vous vous condamnez à l'échec. On note avec intérêt que ces caractéristiques sont celles d'une machine dont, au tout début du siècle, Ludwig Klages a prophétisé l'avènement en la désignant sous le nom de « parfait formaliste ».

Le formalisme dans la vie quotidienne

Peut-être faudrait-il faire coïncider le commencement du pro­cessus avec l'invention de l'écriture, mais il me paraît plus appro­prié de lui assigner comme point d'origine l'année 1641, date de la publication des Méditations cartésiennes. Ce texte célèbre contient en effet une courte phrase : « nos sens nous trompent » 1, dont les conséquences seront telles que, désormais, l'on aura tendance à faire dépendre la découverte de la vérité d'une méthode mettant la raison à l'abri des erreurs des sens. Une telle méthode ne pouvait être que formaliste, car il n'y a qu'une région de la pensée qui ne risque pas d'être perturbée par les sens : celle où dominent les signes purs et les conventions. Dans la Troisième Méditation, Descartes est plus précis : « Je fermerai maintenant les yeux, je boucherai mes oreilles, je détournerai tous mes sens... et ainsi m'entretenant seu­lement avec moi-même, je tâcherai, etc. 2 » Au moment où parais­sent les Méditations, le formalisme n'avait pas encore pénétré en pro­fondeur les mentalités. L'importance du chiffre, comme médiateur entre l'homme et le réel, est l'un des signes de la pénétration du formalisme dans les mentalités. Le chiffre, est-il nécessaire de le rap­peler, est désormais omniprésent dans nos vies 3.


Dans The Measure of Reality, Quantification and Western Society, Alfred W. Crosby fait le point sur ce qui, dans l'évolution des men­talités en Europe, entre 1250 et 1600, a préparé le règne du chiffre et de la mesure. L'oxygène et le combustible, rappelle-t-il, sont des causes nécessaires du feu, mais non des causes suffisantes. Il faut aussi une allumette. Parmi les causes nécessaires, mais non suffi­santes du triomphe de la mesure, il range des choses aussi diffé­rentes que la croissance démographique et le progrès du commerce, mais selon lui, l'élément déterminant, c'est l'œil, lequel s'était imposé comme sens principal au cours des siècles précédents. L'un des pre­miers signes de son émergence, précise Crosby, c'est l'apparition, à partir du Xlle siècle, de l'écriture et de la lecture silencieuse. Aupa­ravant, le texte était à ce point associé à la parole que le scribe aussi bien que le lecteur énonçaient à haute voix ce qu'ils écrivaient ou lisaient.

Ainsi libéré de l'auditif au cœur de l'activité intellectuelle par excellence, le visuel s'associa de plus en plus fréquemment au quan­titatif, dans tous les domaines, depuis la tenue de livre jusqu'à la peinture et la musique. Un mot résume à lui seul cette époque de transition : pantométrie, littéralement, la mesure de tout : « Saint Bonaventure, savant et supérieur général des Franciscains, affirma solennellement que Dieu est lumière au sens le plus littéral du terme; ipso facto il fonctionnait uniformément à travers l'espace et le temps. La consé­quence lumineuse-numineuse était qu'une lieue, si elle était mesurée avec précision, serait la même partout et en tout temps. Les Occidentaux, mono­théistes, fascinés par la lumière, se sont épanouis dans la pantométrie4 ».

En termes pratiques, la nouvelle approche était la suivante: réduire ce à quoi vous pensez au minimum requis par sa défini­tion; le rendre visible sur papier ou tout au moins dans votre esprit, qu'il s'agisse de la trajectoire de Mars dans le ciel ou des fluctua­tions du prix de la laine dans les foires de Champagne; en réalité, ou en imagination, le réduire en quantas égaux. Il vous sera alors loisible de mesurer, c'est-à-dire de compter les quantas. L'engoue­ment pour la mesure fut tel qu'au XlVe siècle, des savants d'Oxford, de Merton Collège plus précisément, songèrent à mesurer non seu­lement des qualités telles que la chaleur et la couleur, mais aussi des idées telles que la certitude, la vertu et la grâce.
« Si l'on pouvait envisager de mesurer la chaleur avant l'inven­tion du thermomètre, pourquoi aurait-on hésité au seuil de la cer­titude, de la vertu et de la grâce 5 ». L'homme qui, à cette époque, commençait à rêver d'être la mesure de toute chose, allait-il devoir se résigner à n'être que celui qui mesure toute chose?

Quelques décennies avant la publication des Méditations, en l'an 1582, sur ordre de Rome, on a supprimé dix jours du calendrier à des fins de réajustement. Voici le commentaire de Montaigne sur cet événement qui, aujourd'hui, provoquerait une surchauffe des ordinateurs, et sans doute aussi, de violentes querelles entre patrons et travailleurs : « Ce néanmoins, il n'est rien qui bouge de sa place; mes voisins trouvent l'heure de leurs semences, de leur récolte, l'opportunité de leurs négoces, les jours nuisibles et propices au même point justement où ils les avaient assignés de tout temps; ny l'erreur ne se sentait en notre usage; ny l'amen­dement ne s'y sent ».

Le formalisme et la technique

Déjà à ce moment, la pénétration du formalisme était pourtant considérable. Il y a un lien étroit entre la technique et le formalisme. La technique est une méthode ne pouvant s'améliorer de façon sys­tématique et illimitée qu'en se formalisant, qu'en devenant indé­pendante de l'action humaine, elle-même tributaire des sens. Vue sous cet angle, l'automatisation est un aspect du formalisme. La fascination des Européens des XVle et XVlle siècles pour l'horloge et pour de nombreuses autres machines et automates est également l'indice d'une montée du formalisme dans les mentalités.

Rien n'illustre mieux cette montée que l'évolution de la mon­naie, le signe par excellence. Dans le passage que voici, Ludwig Klages s'appuie sur des considérations relatives à l'histoire de la monnaie pour aboutir à la définition du formalisme que nous avons retenue. L'or en tant que moyen d'échange avait déjà un caractère abstrait par rapport à l'échange de produits naturels que les pay­sans ont de tout temps préféré.

Le caractère abstrait du moyen d'échange fut renforcé une première fois par l'introduction de la monnaie; de l'avis des ethnologues, celle-ci ne fut inven­tée qu'une seule fois, par les Grecs d'Asie Mineure à ce qu'il semble. Ce carac­tère abstrait fut renforcé une seconde fois, et cela tout d'un coup, lorsqu'on eut l'idée de remplacer les moyens de paiement matériels, naturellement moins exposés aux fluctuations du cours, par une simple assignation sur des valeurs monétaires sous forme d'assignats, de lettres de change, de billets de banque, de papier-monnaie, de chèques, etc. Dans la seconde par­tie du Faust, Goethe a parlé avec la sagesse d'un homme du monde de l'in­troduction magique du papier-monnaie et du crédit. Un papier, en lieu de perles et d'or, c'est bien commode : on tient un vrai trésor. Cependant, beau­coup de nos contemporains en ont connu le revers terrible dans les années d'inflation, alors qu'on pouvait entendre souvent que « les papiers sont du papier ». Et si à l'aspect de l'agitation criarde d'une bourse, nous avions tout à coup l'idée comique que cet acharnement fiévreux a lieu pour des chiffres, et rien que des chiffres, nous pourrions bien aussitôt être pris d'un senti­ment d'horreur à la pensée que ces batailles engagées pour des chiffres peuvent décider en un clin d'oeil du sort de millions d'hommes. Ces chiffres signifient quelque chose (terre, pétrole, chemins de fer, ouvriers, etc.); mais ce sont eux-mêmes qui vivent d'une vie souveraine, dans le cerveau des lut­teurs et non leur valeur significative : le signe domine le signifié, et la pen­sée par signes purs remplace la pensée par unités significatives, et même la pensée par concepts. C'est en cela que consiste l'essence même du for­malisme 36.

Nous venons de franchir une nouvelle étape dans le processus d'abstraction: le passage de la monnaie de papier à la monnaie élec­tronique. Cette étape est d'autant plus importante et significative qu'elle s'accompagne d'une accélération, électronique elle aussi, des échanges, ce qui en accentue le caractère abstrait. Les fermetures sauvages d'usines, après une prise de contrôle non moins sauvage du capital, sont là, hélas! pour démontrer hors de tout doute que désormais, dans l'esprit des courtiers qui s'agitent sur le parquet de la bourse, il n'y a plus même l'ombre d'un lien entre le signe : des chiffres, et le signifié : des milliers de destinées humaines.

L'ordinateur, le parfait formaliste, n'aura fait qu'accélérer un pro­cessus qui, non seulement a commencé avant lui, mais a même créé les conditions de son apparition. Un facteur parmi de nombreux autres retient en effet l'attention de celui qui tente de faire la généa­logie de l'ordinateur : ce facteur, c'est toujours le formalisme. C'est la maîtrise du formalisme par l'homme, et son aptitude à naviguer dans la haute abstraction, qui a rendu l'ordinateur possible.

L'événement majeur dans l'histoire de cette machine à classer et à calculer, appelée à devenir une machine à communiquer, a été la rencontre de deux disciplines ayant évolué séparément jusque-là : la logique et la physique. Parmi tous les événements que l'on peut évoquer comme étant l'acte de naissance de l'ordinateur, la publication de la thèse de Claude Shannon, en 1938, est le plus significatif. Cette thèse portait sur les affinités entre « les logiques binaires et les contacts électriques ». Pour que l'ordinateur tel que nous le connaissons devienne possible, il fallait que quelqu'un s'avise du fait qu'en fermant et en ouvrant des interrupteurs, on pouvait accomplir des opérations logiques simples, parmi lesquelles les opé­rations mathématiques.

L'ordinateur, lui-même produit du formalisme, ne peut-il donc avoir comme effet que de contribuer à accélérer et à approfondir la pénétration du formalisme dans les mentalités? Ne serait-il pas possible d'en faire un usage tel qu'il contribue au retour de l'hu­manité vers le réel et vers des rapports humains moins formalistes?
On nous fera remarquer, avec raison, que jamais depuis les Vandales les rapports humains n'ont été aussi peu protocolaires, aussi spontanés, aussi directs qu'ils le sont aujourd'hui. Une telle observation ne contredit-elle pas notre thèse et celle de Klages sur la montée du formalisme?

L'opposition entre le formalisme extrême de l'ordinateur, qui prend de plus en plus de place dans la vie des gens, et le caractère spontané et direct des rapports sociaux n'est qu'apparente; la véri­table opposition se trouvant entre des formes figées, mécanisées, parce que coupées de la vie, et les formes souples qui sont les mani­festations de la vie. C'est un même retrait de la vie qui, d'un côté, fait apparaître le formalisme, et de l'autre, ce que l'on pourrait appe­ler le spontanéisme.

À son plus haut degré de perfection, la vie s'exprime toujours dans des formes, que la course ritualisée et rythmée d'une biche évoque parfaitement. L'instinct sexuel lui-même s'exprime dans des formes, comme le montrent les rites d'accouplement d'une multi­tude d'espèces. Le style direct dans ce domaine, le style spontané jusqu'à la violence, est une invention de l'humanité, et peut-être aussi de certains omnivores élevés sous contrôle humain. Ce style, qui est une absence de style, n'est pas l'expression de la vie dans sa totalité, mais de la vie dépourvue de sa dimension qualitative, et ainsi réduite à la partie mécanique des instincts. Le fait que tant de gens ont besoin de s'éclater, que pour certains d'entre eux, le débraillé dans le vêtement, dans la tenue et dans les manières semble aller de soi, est une preuve supplémentaire de la pénétration du formalisme dans les mentalités. Car, en contrepartie, ce laisser-aller dans la vie privée s'accompagne d'un protocole de plus en plus grand dans le travail.

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