Italie mars 2013: un pape et mouvement politique se réclament de saint François

Jacques Dufresne

On sait beaucoup de choses se le passé de l’Église, voici un aperçu de ce qu'’il faut savoir du M5S pour saisir la portée historique d’une coïncidence vouée à devenir une confrontation, à moins que...

Table des matières (cliquable)

Du Web à la grotte de saint François  2

Éloge du pape  3

Dans le presse étrangère  3

Web ergo sum    5

Tocqueville extrapolé  5

Recul de l’autorité, montée du formalisme  6

La sagesse des masses  7

 

Le 15 mars dernier, deux jours après l’élection d’un pape argentin d’origine italienne qui prit le nom de François 1er, les nouveaux élus du mouvement M5S (Mouvement 5 étoiles)) faisait son entrée au parlement italien. Il se trouve qu'ils se réclament eux aussi saint François. Cette coïncidence, par delà l’Italie, pour l’ensemble du monde, présente un grand intérêt. Elle est lourde de sens et d’indications pour l’avenir. «Un seul troupeau pas de berger», prophétisait Nietzsche. Or c’est là ce que prétend être le M5S, persuadé si l’on en juge par la pensée de ses fondateurs qu'il constitue le premier groupe vraiment démocratique parce qu'il est né d’Internet et par Internet. Il s'agit là d'une utopie étasunienne, nous pourrions même dire de la grande utopie étasunienne du moment. Ce qui aide à comprendre pourquoi le M5S veut instaurer en Italie l’enseignement obligatoire de l’anglais dès la maternelle et pourquoi aussi il est si hostile à l’Europe.

Face à lui, L’Église catholique est une institution aristocratique deux fois millénaire, dont le chef, le berger, a pour mission de garder les brebis unies, en courant toujours le risque de les éloigner par ses exigences et d’encourir le reproche d’être devenu un berger sans troupeau

On sait beaucoup de choses se le passé de l’Église, voici un aperçu de ce qu'’il faut savoir du M5S pour saisir la portée historique d’une coïncidence vouée à devenir une confrontation, à moins que….

Du Web à la grotte de saint François
Quand donc avons-nous vu un parti politique moderne se réclamer d’un saint au moment de sa formation? Ce fut le cas du Mouvement 5 étoiles (M5S) en Italie. Ses dirigeants ont choisi pour sa fondation le 4 octobre 2009. Or le 4 octobre est dans la liturgie le jour de la fête de saint François. On attribue cette décision à un sosie de John Lennon, Gianroberto Casalaggio, que l’on considère comme le gourou de Beppe Grillo, le chef ou plutôt le garant, non pas du parti, mais de ce Mouvement qui détient la balance du pouvoir en Italie.  Quand les 169 élus (109députés et 54 sénateurs) ont fait leur entrée au Parlement, plutôt que de s’installer dans les baquettes de gauche, de droite ou du centre, ils ont occupé tout l’arrière de l’hémicycle. Ils peuvent ainsi regarder les partis politiques de haut, en attendant d’obtenir leur disparition!

Une grande partie de l’opinion publique mondiale les a déjà condamnés : on les dit populistes, démagogues, sur la pente du fascisme. On leur reproche aussi de n’avoir aucune expérience de l’exercice du pouvoir dans un État moderne complexe. Reproche fondé si l’on en juge par une séance au sénat, le 16 mars en soirée, où 11 représentants du M5S ont osé participer à un vote, bravant ainsi la consigne du garant du parti.

Des crises de ce genre on en verra bien d’autres dans cette formation. Il faut pourtant avant de la condamner l’observer pendant quelques mois, étudier son programme et sa stratégie. On ne compte plus depuis une cinquantaine d’années les ouvrages qui proposent de substituer au PIB des indicateurs plus subtils, plus près de la qualité que de la quantité. Il se trouve que le principal conseiller économique du mouvement, Mauro Gallegati, défend ce projet. Ne serait-ce que pour cette raison, il faut laisser aux nouveaux élus le temps d’exposer leurs idées et de tenter de les lier les unes aux autres dans un ensemble cohérent. À première vue elles forment un amalgame détonant.

Le premier geste que les élus du M5S ont posé fut de réduire leur salaire de 11 000 à 5 000 euros par mois; ils ont également inscrit à leur programme un revenu citoyen de 1 000 euros. Saint François symbolise aussi à leurs yeux l’amour des animaux et de la nature. D’où la place importance de l’environnement dans leur programme. Il est l’une de leurs cinq étoiles, les autres étant : l’eau, les transports, la connectivité, le développement. Ce n’est évidemment pas un hasard s’ils ont préféré le mot étoile au mot priorité.

Nos photos: En haut, Beppe Grillo, le garant du M5S; en bas, la Bocca di Verita, l'une des oeuvres de l'antiquité les plus prisées des Romains.

 

Éloge du pape

Pas un hasard non  plus s’ils ont accueilli le nouveau pape avec enthousiasme? Voici en effet ce qu'on pouvait lire sur le blog de Beppe Grillo, autant dire dans l’évangile du M5S, quelques jours après l’élection du pape François : «Aucun pape n'avait jamais eu le courage, car c’est vraiment de courage qu'il s’agit, de prendre le nom de François, le saint que l'Église voulait brûler comme hérétique, le petit pauvre de Dieu qui s’est élevé seul contre la luxure des cardinaux de son temps. Le M5S est né, par choix, le jour de la saint François, le 4 octobre 2009. C'était le saint qui convenait à un mouvement sans subventions gouvernementales, sans siège social, sans trésoriers et sans chefs. Un saint écologiste aimant les animaux. La politique sans argent est sublime, ce que pourrait devenir une église sans argent, le retour aux origines du christianisme. Les 300 000 participants de Woodstock M5S à Cesena, en 2010, se sont eux-mêmes définis comme les «fous de la démocratie», comme les Franciscains ont été appelés les «fous de Dieu». Il existe de nombreuses similitudes entre les Franciscains et les M5S. Il y a quelque chose de nouveau en ce printemps 2013, un tremblement de terre doux. Le nom de François choisi par le pape Francesco Bergoglio, un jésuite de mère génoise, c'est déjà beaucoup pour l’instant, ça suffira, puis nous verrons. Il est le premier pape "low cost". Ils en sont déjà à fouiller dans son passé, dans les lettres de ses camarades de classe, dans sa vie avant de devenir prêtre, dans ses relations avec la dictature argentine, pour trouver la plus petite zone d'ombre et cela me le rend sympathique.»

Dans le presse étrangère

Notre but ici n’est pas d’exposer le programme du M5S et d’en faire la critique point par point pour en tirer une conclusion. Nous renvoyons nos lecteurs au au Figaro, à Humanité , au Monde diplomatique , au New Yorker, aux Échos, pour les questions économiques. À suivre d’abord cette piste indiquée dans le Monde du 14 mars :«Pour approcher la pensée de Gianroberto Casaleggio, il faut lire, stylo en main, Il grillo canta sempre al tramonto ("le grillon chante toujours au crépuscule", (Chiarelettere, 2013, 208 p., non traduit). Se présentant comme un dialogue politico-philosophique (conduit par Lorenzo Fazio) entre Beppe Grillo, Gianroberto Casaleggio et le Prix Nobel de littérature Dario Fo, inconditionnel des deux premiers, ce livre a déjà été vendu à plus de 40 000 exemplaires.[…]

Aussi verbeux que grandiloquent, Dario Fo multiplie les références à la Grèce antique, au Moyen Age lombard, à la Renaissance, comme si le M5S était le dernier avatar des grands pas de l'humanité. Beppe Grillo polit ses formules. Gianroberto Casaleggio, lui, se réserve les explications stratégiques et dévoile son monde idéal. A la page 68, on peut lire ceci qui paraît le résumer : "Un jour, j'ai rencontré un ami architecte sur le site Second Life [un univers virtuel en ligne]. Je lui avais demandé de me construire un palais. Nous nous sommes salués à travers nos identités digitales et avons inspecté le palais. Après quelques minutes, je ne m'apercevais même plus que j'étais dans un monde imaginaire.»

Nous nous limiterons ici à la dimension prophétique. Un seul troupeau pas de berger. Ce mot de Nietzsche sur l’avenir correspond bien à l’idéal des grilliti, à une nuance près, diront ses garants : les membres du troupeau M5S sont des individus informés, rattachés les uns aux autres par un lien qui les éclaire au lieu de les asservir, ce lien étant Internet.

Une seconde vidéo intitulée Prometheus : la Rivoluzione dei media , complète celle que nous avons présentée au début de cette article. Elle précise d’une autre manière les étapes à franchir pour créer le paradis sur terre grâce aux techniques de communication. Cette vidéo nous projette en 2051. L’avatar de l’écrivain américain Philip K. Dick raconte au vieux monde de quoi sera fait le futur. Le message commence par «L’homme est Dieu. Il est partout, il est tout le monde, il connaît tout.» Les affinités entre Casaleggio et le mouvement post humaniste sont manifestes, ce que confirment plusieurs observateurs italiens, dont Giorgio Tintino, dans Via Libera

Web ergo sum

Casaleggio, ce fou du Web (il est l’auteur d’un livre intitulé Web ergo sum ) réunit dans un même projet des idées qu'il partage avec ce fou de Dieu, appelé François d’Assise, ce fou de l’homme, qu'est Ray Kurzweil leader du mouvement post humaniste, ce fou des robots qu'est Isaac Asimov. Il annexe au passage James Lovelock, auteur de l’hypothèse Gaia. Dans ce type d’amalgame, Teilhard de Chardin, souvent associé à la nouvelle religion mondiale, n’est jamais très loin.

Pour Casaleggio et Grillo, Le Réseau, Internet, n’est pas seulement un outil, un médium, c’est aussi un message, une invitation à la démocratie directe et d’une manière générale une invitation à supprimer les intermédiaires dans tous les domaines. Nous voici dans le sillage de Rousseau.

J’ai moi-même traité cette question en 2007 dans le cadre d’une conférence intitulée La Révolution du direct. J’avais à l’esprit un phénomène de civilisation, et non une révolution politique concrète dans un pays déterminé. Je constate aujourd’hui que mon analyse s’applique parfaitement bien au mouvement M5S. J’en reprends donc ici quelques extraits.

«Prolongeant dans son style le célèbre passage de Tocqueville sur la montée de l’égalité, et me mettant à la place du célèbre politologue, il y a plus de 150 ans, j’écrivais :

Tocqueville extrapolé

«Un jour viendra en effet où toutes les connaissances du monde, celles du passé comme celles du présent, entreront dans les plus humbles chaumières et bientôt accompagneront les mendiants sous la forme d’une petite mémoire qu’ils tiendront dans leur main. Le rythme des progrès apportant l’égalité s’accélérera, la période séparant les grandes innovations, qui est de cinquante ans aujourd’hui, sera de vingt-cinq ans demain, de dix ans après-demain et vers l’an 2000, de six mois (Ce qui s’est produit!). Le mouvement des machines sera tel que les sociétés humaines ne pourront plus le suivre; la marée de l’égalité continuera toutefois de monter. Non seulement le roturier et le noble se toucheront-ils, mais on ne distinguera plus les auteurs des lecteurs, les grands artistes des petits artisans, les savants réputés des savants anonymes. Tous ceux qui se hissaient au-dessus de leurs semblables en tirant profit de leur accès privilégié au savoir, les spécialistes, les professionnels, descendront de leur tour d’ivoire. La révolution de 1789 a rapproché ceux que la naissance séparait, celle de 1989 rapprochera ceux que le mérite sépare. À ce moment, une nouvelle espèce apparaîtra, le cyborg, le transhumain, un composé de l’antique chair animale et de prothèses mécaniques et chimiques de tous genres, les inégalités d’origine biologique seront ainsi réduites. Le coureur ou le chercheur sans aptitude naturelle pour son métier pourra, grâce aux drogues, rivaliser avec le plus doué. Soutenue par ces moyens artificiels, l’égalité atteindra même la vie intime; grâce à des pilules aphrodisiaques et à des prothèses mécaniques, l’espérance de puissance sera la même pour tous les hommes, et n’en doutons pas l’espérance de satisfaction la même pour toutes les femmes!»

Recul de l’autorité, montée du formalisme

Que découvrons-nous quand nous combinons les deux mouvements que nous venons de décrire : recul de l’autorité et montée du formalisme, c’est-à-dire perte des sens ? C’est le contexte parfait pour la subordination progressive des anciennes professions à la nouvelle méta profession : l’informatique. C’est aussi le fondement de la politique économique du M5S : mette plus à profit Internet pour réduire les dépenses de l’État et accroître la productivité

Si nul ne peut nier la présence croissante de l’informatique dans la plupart des professions, sans doute est-il encore trop tôt pour affirmer que nous sommes entrés dans l’ère de la méta profession unique. L’existence d’une méta profession unique n’aurait rien de nouveau. Les premiers savants en Occident étaient tous philosophes et théologiens. Albert le Grand en est le modèle

Mon but, vous l’aurez compris, n’était pas d’ajouter un nouveau chapitre à l’histoire des professions, mais d’indiquer une tendance générale et de préciser les problèmes qu’elle soulève. Ce sera mon dernier point.

 
Hétarchie ou hiéarchie
L’autorité de la foule risque de se substituer à celle des maîtres du passé et du présent, l’hétérarchie de remplacer la hiérarchie. L’hétérarchie (eteros, autre en grec) c’est le pouvoir que je reconnais à l’autre à condition qu’il demeure mon égal et que nous convenions ensemble de coopérer sans suivre un plan et sans jamais nous soumettre à une autorité ni nous laisser aliéner par un chef. Cette coopération a un autre nom : auto organisation, mot qui jouit en ce moment d’un grand crédit en biologie aussi bien qu’en physique et dans les sciences de l’homme. 


Rousseau

Pour bien comprendre ce qui se passe, il faut remonter à Rousseau et à sa volonté générale. Comment passer véritablement de l’autorité des maîtres à celle de la raison, en d’autres termes, comment éviter de substituer à l’autorité des maîtres celle du grand nombre sans tomber dans le piège de l’oppression par la majorité? Rousseau raisonnait ainsi : la raison est identique chez tous les hommes, au lieu que les passions, le plus souvent, diffèrent. Par suite si, sur un problème général, chacun réfléchit tout seul et exprime une opinion, et si ensuite les opinions sont comparées entre elles, probablement elles coïncideront par la partie juste et raisonnable de chacune et différeront par les injustices et les erreurs.


Rousseau remarquait déjà à son époque que les partis politiques suscitent des appartenances passionnées et nuisent par conséquent à l’expression de la volonté générale. Les nouveaux moyens de communication présentent en revanche de grands certains avantages sur ce plan.

La sagesse des masses
L’américain John Surowiecki a récemment repris cette thèse dans un ouvrage intitulé The Wisdom of crowds[i]Cet ouvrage, à qui j’aurais refusé la note de passage parce que Rousseau n’y est pas cité, a tout de même l’avantage de présenter un problème de toujours en termes contemporains. Il indique certaines voies à suivre pour préciser les sujets et les situations qui conviennent à l’expression de la volonté générale. 

Surowiecki attire aussi notre attention, mais sans le vouloir, sur la question du relativisme. Je ne peux pas entrer ici dans une démonstration détaillée. Je n’hésite toutefois pas à affirmer que le tandem google-wikipedia  plonge l’humanité entière dans un relativisme d’autant plus inquiétant que nous aurons de plus en plus besoin de vérités fondamentales pour faire face aux nouveaux défis planétaires. 


Relativisme et totalitarisme
Le relativisme actuel coïncide avec la substitution de l’hétérarchie à la hiérarchie, de l’auto organisation à la soumission à l’autorité, de la fictive intelligence collective, au jugement personnel. Dans un contexte universel où le respect de l’autorité et de la tradition en est réduit souvent à prendre la forme du fondamentalisme et du sectarisme, cette auto organisation peut apparaître comme la voie du salut. Ce qui explique sans doute pour une bonne part le succès des entreprises humaines fondées sur l’hétérarchie, dont l’encyclopédie Wikipedia est le parfait exemple (Gillo et Casaleggio ont la plus grande admiration pour Wikipedia).

Certes, il sera toujours souhaitable que les honnêtes gens essaient de s’entendre entre eux, mais l’histoire a maintes fois démontré que s’ils refusent tout recours à une autorité ou à un principe transcendant, il s’ensuivra une situation où l’opinion majoritaire prévaudra contre toute valeur. C’est en descendant trop bas sur cette pente que la démocratie et le libéralisme, dont les partisans de l’hétérarchie, de l’auto organisation, peuvent se réclamer, finissent par dégénérer en totalitarisme..

 



[i] James Surowiecki, The Wisdom of Crowds, Anchor Books, New York 2005

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