Attitudes devant l'animal

Jacques Dufresne

Certains indices, comme la puissance des organismes de défense des animaux, nous incitent à penser que le début du troisième millénaire sera marqué par une transformation profonde du rapport des hommes avec les animaux; d'autres indices, tel le massacre des animaux d'élevage en Angleterre, nous obligent à conclure qu'aujourd'hui encore plus qu'hier, l'animal est une chose au service de l'homme.

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Le crapaud

Le soir se déployait ainsi qu’une bannière;
L’oiseau baissait la voix dans le jour affaibli;
Tout s’apaisait dans l’air, sur l’onde; et, plein d’oubli,
Le crapaud, sans effroi, sans honte, sans colère,
Doux, regardait la grande auréole solaire;
Peut-être le maudit se sentait-il béni;
Pas de bête qui n’ait un reflet d’infini;
Pas de prunelle abjecte et vile que ne touche
L’éclair d’en haut, parfois tendre et parfois farouche;
Pas de monstre chétif, louche, impur, chassieux,
Qui n’ait l’immensité des astres dans les yeux.
(Hugo, La Légende des siècles)


Entre les fiers taureaux des grottes de Lascaux et leurs descendants européens suspendus à un fil au-dessus du bûcher, quel contraste! Entre l’homme des origines, rempli d’admiration et de frayeur sacrée devant les grands mammifères et l’homme d’aujourd’hui qui peut les cloner mais aussi les protéger, quel renversement de perspective! L’histoire des changements survenus entre ces deux moments a-t-elle un sens? L’homme devenu le maître tyrannique des animaux, après avoir été leur rival, deviendra-t-il leur frère compatissant? On pourrait le croire tant la cause du droit des animaux a progressé au cours des deux derniers siècles. Mais tout ce progrès moral n’est-il pas annulé par ces abattages sans autres causes qu’économiques et par ces fermes-usines qui continuent de se substituer aux élevages traditionnels? La cruauté des hommes à l’endroit des animaux a-t-elle vraiment diminué? N’est-elle pas seulement devenue plus abstraite, plus distante, plus froide, plus massive, comme la cruauté des humains entre eux? D’un côté cette cruauté abstraite, de l’autre, par compensation, un souci du bien-être des bêtes tel que bien des animaux sont dénaturés à force d’être cajolés! Autre cruauté, celle-là déguisée en sensiblerie!

Prenons tout de même la peine d’évoquer l’histoire, ponctuée d’éclipses, de l’adoucissement des mœurs à l’égard des animaux. Peut-être y trouverons-nous l’inspiration nécessaire pour infléchir le cours des choses vers le moindre mal pour les hommes et pour les animaux. L’homme qui a soutenu que les animaux sont des machines vivait dans cette Europe où depuis plus d’un siècle, on se passionnait pour les automates. Jeremy Bentham a écrit ses pages mémorables sur les droits des animaux et leur capacité de souffrir vers 1780, quelques années avant la révolution française et la déclaration des droits de l’homme. Ce lien étroit entre les idées et les mentalités n’enlève rien à la vérité de ce mot de Nietzsche: les mentalités ont trois cents ans de retard sur les idées. C’est aujourd’hui seulement que l’on comprend toute la portée de la théorie cartésienne de l’animal-machine. Peut-être les idées de Bentham passeront-elles à leur tour dans les mentalités au cours des prochains siècles.

Il existe à l’échelle mondiale une chaîne de magasins de produits de beauté, Body Shop, dont le succès repose notamment sur le fait qu’on n’y vend aucun produit ayant nécessité des expériences sur les animaux. C’est là un exemple, parmi de nombreux autres, du progrès de la cause des animaux. Les techniques sadiques de piégeage ont également été bannies d’un grand nombre de pays. Des dizaines de millions d'activistes continuant de militer dans le cadre des divers mouvements de défense des animaux, il ne serait pas étonnant que certaines pratiques cruelles de l’élevage industriel disparaissent dans un avenir prochain.

Il faisait –10 degrés centigrades ce matin de mars où, sur l’autoroute 10 en direction des abattoirs de la région de Montréal, j’ai dépassé deux camions remplis de cages de poulets, que rien ne protégeait contre le froid. Certains de ces oiseaux parvenaient à sortir la tête à travers les fentes des cages, pour l’exposer à une température qui ne pouvait que la congeler en quelques minutes. Compte tenu de la largeur des fentes et de la vitesse des camions, l’ensemble des bêtes ne pouvait arriver à destination que dans un état lamentable. Il me paraît évident qu’on ne tolérera pas indéfiniment de telles pratiques.

La question de la vivisection est constamment remise à l’ordre du jour en divers pays d’Europe. En Suisse, au début de décennies 1980, 30% des voteurs se sont prononcés contre cette pratique. La Suisse, on le sait, est le pays des grands laboratoires pharmaceutiques. Remontant jusqu'à Hippocrate, l'antivivisectioniste de la première heure, certains défenseurs suisses des animaux, dont Hans Ruesch, s'efforcent de démontrer que la vivisection n'a rien apporté d'essentiel à la médecine, ni aux sciences de la vie en général.

L'Occident aurait-il entendu le message de Gandhi? «L'homme, écrit Gandhi, au lieu de devenir le maître, et donc le protecteur, du royaume des animaux, en est devenu le tyran, et la science et la médecine ont probablement été les instruments majeurs de cette tyrannie. La vivisection, selon moi, est le plus affreux de tous les crimes que l'homme commet aujourd'hui contre Dieu et sa création.»

Dans l’antiquité, la Grèce semble avoir été plus douce que Rome à l’égard des animaux. Homère a lui-même donné le ton, en évoquant les rapports d’Ulysse avec son chien. «Quant au chien Argos, la mort noire le prit dès qu'il eût revu son maître.» Une école de pensée au moins, celle de Pythagore, exigeait de ses membres qu'ils fussent végétariens. Était-ce uniquement parce que Pythagore croyait à la métempsycose et qu'en conséquence, on ne savait jamais si l'animal qu'on abattait n'était pas habité par l'âme d'un être cher? D'autres raisons s'ajoutaient, de toute évidence, à celle-là.

Il existe de nombreux témoignages indiquant que le respect des animaux a été un souci important dans la civilisation grecque. Plutarque en rapporte plusieurs dans un passage mémorable de la vie de Caton l'Ancien, où il reproche à ce dernier d'avoir maltraité ses esclaves. «J'avoue cependant que se servir de ses esclaves comme des bêtes de somme, les chasser ou les vendre quand ils sont devenus vieux, c'est en agir trop durement; c'est avoir l'air de croire que le besoin seul et l'intérêt lient les hommes entre eux. Mais peut-on ignorer que la bonté s'étend beaucoup plus loin que la justice? que si nous observons les lois et l'équité envers les hommes, les animaux eux-mêmes sont l'objet de la bienfaisance et de la bonté, sentiments qui découlent de cette riche source d'humanité que la nature a mise en nous? Ainsi, nourrir des chevaux ou des chiens lors même qu'ils sont épuisés de travail, ou quand ils ont vieilli, c'est le propre d'un homme naturellement bon.»

Même si bien des histoires racontées par Plutarque sont des histoires, justement, on a peine à croire qu’elles ne correspondent pas à une certaine réalité.

«Le peuple d'Athènes, écrit ailleurs Plutarque, après avoir bâti l'Hécatompédon, renvoya toutes les bêtes de charge qui avaient travaillé à la construction de cet édifice, et les laissa paître en liberté tout le reste de leur vie. Un de ces animaux vint un jour, de lui-même, se présenter au travail; il se mit à la tête des bêtes de somme qui traînaient des chariots à la citadelle, et, marchant devant elles, semblait les exhorter et les animer à l'ouvrage. Les Athéniens ordonnèrent, par un décret, que cet animal serait nourri jusqu'à sa mort aux dépens du public. En effet, il ne faut pas se servir des êtres animés comme on se sert de souliers ou d'autres effets de cette espèce, qu'on jette lorsqu'il sont rompus ou usés par le service. On doit s'accoutumer à être doux et humain envers les animaux, ne fût-ce que pour faire l'apprentissage de l'humanité à l'égard des hommes. Pour moi, je ne voudrais pas vendre même un bœuf qui aurait vieilli en labourant mes terres; à plus forte raison je me garderais bien de renvoyer un vieux domestique, de le chasser de la maison où il a vécu longtemps, et qu'il regarde comme sa patrie».1

Ce n'est toutefois ni Pythagore, ni Plutarque qui devaient avoir l'influence la plus déterminante sur la chrétienté, mais Aristote. Nous savons que ce dernier attribuait une âme sensitive aux bêtes et qu'il ne les distinguait pas radicalement des hommes comme le fera Descartes, puisque l'homme à ses yeux était un animal raisonnable. Mais Aristote avait le même sens des hiérarchies que l'auteur de la Genèse. Il estimait en conséquence que les bêtes existaient pour le bien de l'humanité, tout comme les plantes existaient pour le bien des bêtes.


Les jeux du cirque

L’âme sensitive ne semble pas avoir ému les Romains outre-mesure. «En 55 av. J.-C., Pompée, pour inaugurer son théâtre, aurait fait massacrer 20 éléphants, 410 panthères et 600 lions (dont 315 à crinière), tandis que César, en 48, étrennait le grand Cirque avec 20 éléphants et 400 lions à crinière. L'inauguration du Colisée aurait coûté la vie à 9000 animaux sauvages! Pour que tous ces crocodiles, girafes, koudous, rhinocéros, éléphants, grands fauves arrivent vivants à Rome, on peut se demander combien de bêtes furent blessées ou tuées dans leur pays d'origine, combien sont mortes ou furent achevées durant le transport ou à destination, faute de pouvoir faire bonne contenance devant la foule romaine?»2

Comment des hommes qui estimaient devoir régner sur le genre humain auraient-ils pu mettre un frein à leur domination sur les animaux? Même au cirque cependant, la compassion avait parfois sa place, comme l'a montré l'attendrissante histoire du lion d'Androclès. Androclès, esclave romain évadé qui avait réussi à fuir en Afrique, rencontra là un lion blessé qu'il soigna et dont il devint l'ami. Repris par les soldats romains, Androclès fut envoyé dans la capitale pour y être livré aux bêtes. Miracle, le lion qui reçut mission de le dévorer était celui qu'il avait soigné. La bête reconnut l'homme et l'épargna:

«L'âme du genre humain songeait à s'en aller;
Mais, avant de quitter à jamais notre monde,
Tremblante, elle hésitait sous la voûte profonde,
Et cherchait une bête où se réfugier.
[…]
Tu vins dans la cité toute pleine de crimes;
Tu frissonnas devant tant d'ombre et tant d'abîmes;
Ton oeil fit, sur ce monde horrible et châtié,
Flamboyer tout à coup l'amour et la pitié;
Pensif, tu secouas ta crinière sur Rome,
Et, l'homme étant le monstre, ô lion, tu fus l'homme.»3

En Occident, c'est dans et par la chrétienté que les attitudes par rapport aux animaux se fixèrent pour des siècles dans le cadre d'une synthèse à qui saint Thomas donna sa forme définitive en combinant l'héritage juif et l'héritage grec sur cette question.

«Dieu dit: faisons l'homme à notre image, comme notre ressemblance, et qu'il domine sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel, les bestiaux, toutes les bêtes sauvages et toutes les bestioles qui rampent par terre».

C'est sur ce texte de la Genèse que repose principalement la doctrine chrétienne. Quel sens donner au verbe dominer? Il y a toutefois des passages de la Bible qui invitent les chrétiens à plus d'aménité. Ainsi, ces conseils dans le Deutéronome: «Si en attaquant une ville tu dois l'assiéger longtemps pour la prendre, tu ne mutileras pas ces arbres en y portant la hache. Est-il homme l'arbre des champs pour que tu le traites en assiégé?» [...] « Tu ne muselleras pas ton âne [...] Si tu rencontres en chemin un nid d'oiseau avec des oisillons ou des œufs sur un arbre ou à terre tu ne prendras pas la mère sur les petits. Laisse sortir la mère, ce sont les petits que tu prendras pour toi. Ainsi auras-tu prospérité et longue vie».4

Dans le Nouveau Testament, par contre, en ce qui a trait aux animaux, il n'y a qu'un silence d'autant plus difficile à expliquer que la parole du Christ est un message d'amour plus pur et plus universel que celui du Dieu de l'Ancien Testament. Mais le Christ a dit: «Je suis l'agneau de Dieu», s'identifiant ainsi à l'animal le plus fragile et le plus souvent immolé et ouvrant une nouvelle ère où les sacrifices d'animaux seraient interdits. L'homme continuerait à manger de la viande mais Dieu n'en réclamerait plus pour lui-même!

Saint Thomas précisera que si l'homme n'a pas d'obligations morales à l'égard des bêtes comme telles, il est souhaitable par contre que, dans son propre intérêt, il fasse preuve de compassion à leur égard. «Il est évident que si l'homme a une affection compatissante pour les animaux, il n'en sera que plus disposé à faire preuve de compassion pour ses semblables».5

C'est saint François d'Assise, un contemporain de saint Thomas qui, dans la chrétienté, éprouvera cette compassion de la façon la plus exemplaire. On raconte qu'il sut apaiser un loup qui semait depuis longtemps la terreur dans un village italien.

Rien ne nous autorise cependant à penser que saint François a poussé la compassion pour les animaux jusqu'à rejeter le sens chrétien des hiérarchies. Il n'aurait sûrement jamais considéré l'âme de «son frère le loup» comme l'égale de l'âme d'un être humain. Et il avait la même compassion pour le soleil que pour le loup.

La compassion pour les animaux demeurera un fait exceptionnel dans la chrétienté. Dans la préface à un livre sur les animaux, paru en 19866, Gustave Thibon reconnaît qu'à quelques exceptions près, la morale religieuse a laissé dans l'ombre cette question qui touche pourtant de si près au mystère de la création et de la rédemption. Il cite ce vers de Hugo:

«Les bêtes dont les âmes de rêve et de stupeur sont faites…»

«Il est évident, poursuit Thibon (dans un commentaire annonçant la nouvelle attitude chrétienne), que nous avons abusé de cette stupeur pour transformer ce rêve en cauchemar. Abus de pouvoir d'autant plus révoltant qu'il est facile et exempt de risques, l'inconscience des bêtes, cette inconscience qui est aussi innocence, les livrant sans recours aux plus cruelles entreprises des hommes. Nous n'avons pas créé l'animal. Il fait partie comme nous de la création animée, il sent et il souffre comme nous, et la conscience de cette solidarité cosmique nous dicte le devoir de respecter sa nature et de ne pas lui infliger des souffrances inutiles ou d'une utilité incertaine.»7

L’auteur du livre commenté par Thibon, Jean Gaillard, n’hésite pas à affirmer que le rêve habitant l’âme des bêtes est un rêve d’immortalité. En soutenant ensuite qu’elles sont dignes de cette gloire, il s’attaque au principal argument des tenants d’une distinction radicale entre l’homme et l’animal.

Dans cette chrétienté, plus attachée à ce qui distinguait l’homme de l’animal qu’à ce qui l’en rapprochait, Léonard de Vinci étonna grandement ses amis quand il leur annonça qu'il devenait végétarien parce que la souffrance des bêtes lui était devenue intolérable. Quant aux pièces qu'écrivit Jean de La Fontaine pour protester contre la vivisection que pratiquaient les cartésiens, elles n'ont jamais figuré parmi les oeuvres importantes du fabuliste. Dans Le discours à Madame de Sablière, La Fontaine prend les cartésiens ainsi à partie:

«Ils disent donc que la bête est une machine;
Qu'en elle tout se fait sans choix et par ressorts:
[…] Mainte roue y tient lieu de tout l'esprit du monde;
[…] L'impression se fait, mais comment se fait-elle?
Selon eux, par nécessité,
Sans passion, sans volonté:
L'animal se sent agité
De mouvements que le vulgaire appelle
Tristesse, joie, amour, plaisir, douleur cruelle,
Ou quelque autre de ces états.
Mais ce n'est point cela, ne vous y trompez pas.
Qu'est-ce donc? Une montre. Et nous? C'est autre chose.»
C'est toutefois en Montaigne que les défenseurs contemporains des droits des animaux devraient reconnaître leur premier ancêtre direct. L'auteur des Essais, qui fut très influencé par Plutarque, et maintes fois déçu par les êtres humains, en vint à penser que l'homme faisait preuve d'une grande prétention en se plaçant d'emblée au-dessus de la foule des autres créatures.
Après avoir rappelé, avec Démocrite, que les arts ont été enseignés aux hommes par les animaux, le tissage et la couture par les araignées, l’architecture par l’hirondelle, la musique par le cygne et le rossignol, nous rappellent à nos obligations envers ces maîtres. «Nous avons un devoir d’humanité envers eux, nous leur devons grâce et bénignité. Il y a quelque commerce entre eux et nous, et quelque obligation mutuelle
[…] Je ne vois pas égorger un poulet sans déplaisir, et ouïs impatiemment gémir un lièvre sous les dents de mon chien, quoique ce soit un plaisir violent que la chasse.»

Les bêtes sont pour lui des exemples de santé: «Elles nous montrent assez combien l’agitation de notre esprit nous apporte de maladies. Nous nous attribuons des biens imaginaires et fantastiques, des biens futurs et absents […] à eux nous laissons en partage les biens essentiels, maniables et palpables: la paix, le repos, la sécurité, l’innocence et la santé; la santé dis-je, le plus beau et le plus riche présent que la nature nous sache faire.»

Voyant de quels remords la satisfaction des désirs les plus naturels est souvent suivie chez l’homme, Montaigne annonce Nietzsche: «quel monstrueux animal qui se fait horreur à soi-même, à qui ses plaisirs pèsent; qui se tient à malheur!» Et quand on lui dit que l’homme est le centre du monde et qu’il lui donne son sens, Montaigne s’empresse de le comparer à l’oison: «Il n’est rien que cette voûte regarde si favorablement que moi. Je suis le mignon de la nature. Est-ce pas l’homme qui me traite, qui me loge, qui me sert? C’est pour moi qu’il fait semer et moudre; s’il me mange aussi.»

De toute évidence, les réactions comme celles de Léonard de Vinci, de Montaigne et de La Fontaine correspondaient à un courant profond dans les sociétés européennes. Même le froid Voltaire mit son esprit au service de la cause des animaux:

«Des barbares saisissent ce chien, qui l'emporte si prodigieusement sur l'homme en amitié; ils le clouent sur une table et ils le dissèquent vivant pour te montrer les veines mésaraiques. Tu découvres dans lui tous les mêmes organes de sentiment qui sont dans toi. Réponds-moi, machiniste, la nature a-t-elle arrangé tous les ressorts du sentiment dans cet animal, afin qu'il ne sente pas? A-t-il des nerfs pour être impassible?»7

Selon l'historien anglais Keith Thomas, qui a consacré un remarquable ouvrage à l'évolution des mentalités à l'égard des plantes et des animaux, le processus qui devait aboutir aux mouvements actuels de défense des animaux a commencé en Europe au XVIIe siècle avec l'émergence d'une science des jardins et d'une zoologie libre de tout souci utilitaire. C'est à ce moment, par exemple, qu'on eut l’idée de classer les espèces selon des principes ne mettant plus en jeu leur rapport à l'homme (comme le faisait les couples de contraires: comestibles/non comestibles, utiles/inutiles, domestiques/sauvages).

«Vers 1800, l'étude désintéressée de l'histoire naturelle avait discrédité plusieurs des anciennes perceptions anthropocentriques. De plus étroites affinités avec les animaux avaient miné les dogmes traditionnels sur le caractère unique de l'homme. Une nouvelle sensibilité à la souffrance des animaux était apparue. Et au lieu de continuer à détruire les forêts et à déraciner les plantes ne présentant aucun intérêt pratique, de plus en plus de gens avaient commencé à planter des arbres et à cultiver des fleurs pour leur seul plaisir».8

L'historien français Robert Delort apporte une confirmation à la thèse de Keith Thomas, du moins en ce qui a trait aux chats. «C'est à partir du moment, dit-il, où le chat cessa d'être opérationnel qu'il put enfin jouir de l'affection des hommes.»


© L'Encyclopédie de L'Agora.

Jusqu'au XVIIIe siècle, le chat avait d'abord été l'ennemi des rats. C'est pour cette raison par exemple que Colbert l'avait rendu obligatoire sur les bateaux. Il faut se souvenir que les raticides chimiques n'existent que depuis peu.

C’est peut-être en Allemagne que les vues les plus profondes sur la question ont été exposées, par Ludwig Klages, dans plusieurs ouvrages dont Mensch und Erde, paru au début du siècle passé. Ce livre contient une longue liste des espèces disparues au cours des siècles précédents et un réquisitoire en faveur de la biodiversité en regard desquels les mémoires de nos contemporains paraissent timides. Ce réquisitoire repose sur une conception de l’homme, de la vie et de l’histoire qui rend très bien compte de l’incapacité dans laquelle nous sommes aujourd’hui de penser la vie et les animaux (voir dossier Ludwig Klages).

En 1964, se produisit un événement qui apparaîtra sans doute un jour comme l'un des grands moments de l'histoire des rapports de l'homme et de l'animal: la publication par l'anglaise Ruth Harrison, de Animal Machines, avec une préface de Rachel Carson, l'auteure de Silent Spring. Ruth Harrison devait être au mouvement de défense des animaux ce que Rachel Carson était déjà par rapport au mouvement écologiste.

En 1973, la prestigieuse New-York Review of Books publiait un article sur un ouvrage de trois philosophes anglais, Stanley et Roslind Godlitch, et John Harris intitulé Animals, Men and Morals. L'auteur du commentaire, un jeune philosophe australien formé à Oxford, Peter Singer, était inconnu à ce moment-là. Il a publié depuis plusieurs ouvrages, dont Animal Liberation et il est maintenant considéré comme la principale source d'inspiration pour les dix millions d'Américains qui militent dans les mouvements de défense des droits des animaux.

Le premier chapitre d'Animal Liberation s'intitule «Tous les animaux sont égaux ou pourquoi les partisans de la libération des Noirs et des femmes devraient aussi prendre parti pour la libération des animaux».9 Dans ce contexte, la référence aux Noirs a un sens bien précis: la libération des animaux est la suite logique de la libération de tous les esclaves. Par là, Peter Singer rejoint un courant de pensée qui remonte à Plutarque et qui, selon de nombreux auteurs dont le psychiatre et criminologue Henri F. Ellenberger, a un fondement historique.

«L'homme s'empara de quelques espèces pour les asservir et les élever à son profit. De ce jour le monde animal fut divisé en deux parties: les esclaves et les ennemis. Les esclaves, ce furent par exemple, le mouton, le cheval, le porc, ainsi que le chien, à la fois serviteur de l'homme et garde-chiourme des animaux domestiques. Mais déjà cet asservissement des bêtes se retournait contre l'homme. L'esclavage, le despotisme s'introduisirent dans la société humaine sous la forme qu'on avait imaginée pour les bêtes. Le despote se mit à gouverner les troupeaux d'êtres humains de la même façon que le berger gouvernait les troupeaux de bœufs et de moutons».10

Par la référence aux mouvements de la libération des femmes, Peter Singer invite d'autre part ses lecteurs à prolonger la lutte contre le sexisme par la lutte contre le spécisme, c'est-à-dire contre les privilèges accordés à une espèce au détriment et au mépris des autres.

Les animaux ont une vie psychique. Ils peuvent être heureux et souffrir, proclame sans cesse Peter Singer. Le commentaire le plus élogieux de son livre a d'ailleurs été celui du magazine Psychology Today. On aperçoit là un conflit entre une biologie mécaniste cartésienne qui ne voit dans l'animal qu'une série de rouages insensibles et une psychologie qui revient, en leur donnant de l'ampleur, aux idées d'Aristote sur l'âme sensitive. Peut-on faire abstraction d'un tel point de vue dans une science globale de la vie?

Mais tout n'est pas réglé aux yeux de Peter Singer quand on a légiféré contre la cruauté gratuite à l'égard des animaux. Il pousse en effet l'idée d'égalité à sa limite: nous n'avons pas le droit selon lui de disposer à notre gré de la vie des animaux sous prétexte qu'ils nous sont inférieurs et que nous avons besoin de nous nourrir de leur chair. Le végétarisme devient ainsi le corollaire d'une déclaration des droits des animaux.


La Charte des droits des animaux

Il existe depuis quelques années une charte des droit des animaux reconnue par les Nations-Unies. Cette charte est conforme aux vœux formulés dans le passé par Hippocrate, Léonard de Vinci, Voltaire, Maupertuis, Goethe, Schiller, Victor Hugo, Tolstoï, Mark Twain, G. B. Shaw, Gandhi, C. G. Jung, les Prix Nobel Hermann Hesse et Albert Schweitzer.

Marguerite Yourcenar a accordé son appui au projet:

«Si nous étions capables d'entendre
les hurlements des bêtes prises à la trappe,
nous ferions plus attention à la détresse
des prisonniers de droit commun.»

On peut aussi aimer les animaux au point de s'identifier à leur destin tragique. On s'abstiendra alors de cruauté gratuite à leur égard mais sans en faire une question d'éthique et sans élever le végétarisme au rang d'un impératif catégorique. C'était la position de Nietzsche, si l'on en juge par ses nombreux écrits sur la vie et par le dernier acte qu'il a posé avant de sombrer définitivement dans la folie. De passage à Turin, il s'est indigné contre un cocher en train de frapper son cheval à coup de cravache. Il s'est ensuite jeté au cou de la bête en pleurant. Cet événement a inspiré le commentaire suivant au romancier Milan Kundera:

«La vraie bonté de l'homme ne peut se manifester en toute liberté et en toute pureté qu'à l'égard de ceux qui ne représentent aucune force. Le véritable test moral de l'humanité (le plus radical, qui se situe à un niveau tel qu'il échappe à notre regard), ce sont ses relations avec ceux qui sont à sa merci: les animaux. Et c'est ici que s'est produite la plus grande déroute de l'homme, débâcle fondamentale dont toutes les autres découlent».10

Cette bonté s'affirme-t-elle désormais plus que par le passé? Kundera lui-même n’en est pas convaincu: « Une génisse s'est approchée de Teresa, s'est arrêtée et l'examine longuement de ses grands yeux bruns. Teresa la connaît. Elle l'appelle Marguerite. Elle aurait aimé donner un nom à toutes ses génisses, mais elle n'a pas pu. Il y en a trop. Avant, il en était encore certainement ainsi. Voici une trentaine d'années, toutes les vaches du village avaient un nom. (Et si le nom est le signe de l'âme, je peux dire qu'elles en avaient une, n'en déplaise à Descartes). Mais le village est ensuite devenu une grande usine coopérative et les vaches passent toute leur vie dans leurs deux mètres carrés d'étable. Elles n'ont plus de nom et ce ne sont plus que des machinae animatae. Le monde a donné raison à Descartes.»11

On aimerait croire que la faveur dont jouissent les animaux sauvages et les animaux domestiques aujourd'hui indique une réorientation de l'affectivité humaine. Mais qu'est-ce qu'un zoo pour un tigre? Quant aux chiens et aux chats, ne sont-ils pas avant tout des animaux objets? Dans une ville comme Montréal, des dizaines de milliers de chiens et de chats sont expédiés chaque année à la SPCA, comme des jouets auxquels on ne trouve plus d'intérêt. Ils ont servi de prothèses affectives pendant quelques mois ou quelques années.

Le diagnostic final de Robert Delort est empreint de ce pessimisme. «Il est à croire que dans notre société, l'animal [...] soit de plus en plus asservi à l'homme dont il assume nombre de pulsions et dont il subit les lourdes et parfois troublantes affections [...]. Le contraste avec les autres civilisations en est d'autant plus saisissant.»12

Au terme de cette brève évocation de nos rapports avec les animaux, n’est-ce pas l’abîme séparant la connaissance subjective et la connaissance scientifique que nous avons d’eux qui doit retenir notre attention? Nos rapports personnels avec eux ne nous laissent aucun doute: ils peuvent souffrir comme nous, ils ont une âme. Mais comment notre science, qui ignore tout de l’âme humaine elle-même, pourrait-elle faire une place à l’âme des animaux? Ce divorce entre notre science et notre expérience explique toutes nos autres contradictions, comme celle qui consiste à fermer les yeux sur l’élevage des poulets en batterie, alors que les oiseaux que nous attirons sous nos fenêtres font notre joie.

Les position extrêmes de Montaigne et de Descartes cohabitent en chacun de nous. Dans la thèse qu’il a consacrée à la question de l’animal chez ces deux philosophes français, Thierry Gontier les renvoie dos à dos expliquant que leurs positions opposées et extrêmes jusqu’au paradoxe, se ressemblent au fond en ce qu’elles sont deux conséquences d’un même rejet: celui du logos grec, présent dans l’univers dans les êtres vivants et dans l’homme où il s’accomplit sous la forme d’une raison consciente d’elle-même. Pour Platon et Aristote, que l’on qualifie de réalistes à cause de cela, la raison, le logos intérieur à l’homme a la même origine divine que le logos en tant qu’ordre (kosmos) constitutif de l’univers. Connaître c’est reconnaître. Elle-même fleur de la vie, l’intelligence humaine peut reconnaître les autres formes de vie, se reconnaître en elles et les hiérarchiser.

Mais pour les modernes que sont Montaigne et Descartes, le pacte entre l’homme et l’univers n’existe plus. Les sens qui étaient auparavant condition de la connaissance deviennent causes d’erreurs et bientôt le monde dans son ensemble, y compris les animaux devient analogue à une construction logique rigoureuse et abstraite construite sans l’apport des sens. Or parmi les objets qui peuvent servir d’image pour une telle construction, qu’elle est le plus ressemblant? La machine, les automates qui justement étaient à la mode au temps de Descartes. Mais si inutiles, si nuisibles même qu’ils soient dans les sciences, nos sens continuent de nous servir dans notre rapport quotidien avec le monde. Grâce à eux nous découvrons que les animaux souffrent. Fort de cette connaissance immédiate, à propos de l’homme comme à propos de l’animal, Montaigne se met à douter de la science, il devient sceptique.

«Pour la philosophie grecque, écrit Thierry Gontier, la science constitue l’exercice le plus achevé du vivre; la science est en un sens immanente à la vie de la même façon que le logos est immanent au monde. Il découle de l’attitude des modernes que nous avons qualifiée de nominaliste, en tant que refus de considérer le monde comme habité par les "formes", une dissociation radicale de la science et de la vie. Pour Montaigne, la science est appelée à comparaître devant le tribunal de la vie: est-elle nuisible, saine ou malsaine (du point de vue du corps), rend-elle l’homme heureux ou malheureux? La question même repose sur une inversion de la hiérarchie traditionnelle, la vie devenant le critère ultime du jugement, auquel la science doit se soumettre. Pour Descartes, la pratique scientifique est toujours pensée comme contraire à l’exercice de la vie. C’est bien la vie qui nous contraint à juger avec prévention ce que nous ne connaissons qu’imparfaitement, et qui constitue la cause des préjugés et obstacles à la connaissance que le philosophe doit s’acharner à vaincre; quoi de plus contraire à l’entraînement de la vie que la tabula rasa qui inaugure l’entreprise scientifique de Descartes? À l’inverse, la science la plus achevée ne saurait prendre en charge l’exercice du vivre. La vie ne reprend ses droits que lorsque la pratique scientifique est suspendue; science et vie sont aussi nécessaires qu’inconciliables. C’est dans la perte de cet attachement essentiel de la pensée à la vie que se situe le fond le plus général du problème de la détermination du rapport de l’homme et de l’animal.»13

Une réconciliation de la vie et de la pensée est-elle possible? C’est un autre adversaire de Descartes, La Fontaine, qui a indiqué la voie à suivre pour opérer la réconciliation: l’observation. Aux fruits des déductions de Descartes, La Fontaine oppose toujours le fruit de ses observations. Il faut remettre la science des laboratoires à sa place: dans le sillage des sciences de l’observation. C’est l’oubli de ces dernières qui nous a fait perdre le sens de la complexité des phénomènes vivants et c’est la science des laboratoires, devenue folle parce que coupée de l’observation, qui nous a donné ces outils, pesticides, OGM et autres innovations dont l’efficacité n’est pas accordée au respect du sol et de sa productivité à long terme.

L’observation refait surface en ce moment, même si elle est encore bien loin de disposer des moyens de la science de laboratoire. Le départ de Wes Jackson des laboratoires californiens vers les prairies du Kansas (voir l’article d’Andrée Matthieu dans le présent numéro) est un bel exemple du changement de cap nécessaire. On se remet à l’étude du sol, de l’humus particulièrement, ce qui permet de redécouvrir la solidarité entre tous les êtres vivants, y compris les bactéries, les champignons microscopiques et, suprême réconciliation, les vers de terre.


Notes
1) Plutarque, Caton. Les vies des hommes illustres, tome 2, Paris, Furne et Cie, p. 38-39.
2) Robert Delort, Les animaux ont une histoire, Paris, Seuil, 1984, p. 109.
3) Victor Hugo, Poésie 2, L'Intégrale, Seuil, 1972, p. 30.
4) Bible, p. 196.
5) Somme théologique, II, I, Q102, art. 6.
6) Jean Gaillard, Les animaux, nos humbles frères, Fayard, Paris.
7) Dictionnaire philosophique, Garnier Flammarion, 1964, p. 64-65.
8) Keith Thomas, Man and the natural world, London, Allen Lave, 1983, p. 243. En français: Le jardin de la nature, Paris, Gallimard, 1985.
9) Peter Singer, Animal Liberation, New-York, Avon, 1977, p. 2.
10) Henri F.Ellenberger, Étude en hommage à Roger Mucchielli, Paris, Éditions, E.S.S., 1984, p. 59.
10) Milan Kundera, L'insoutenable légèreté de l'être, Paris, Gallimard, 1984, p. 265.
11) Op. cit., p. 265.
12) Robert Delort, op. cit., p. 144.
13) Thierry Gontier, De l’homme à l’animal, Paris, Vrin, 1998.

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