Propriété littéraire

Remy de Gourmont

Juin 1896

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Ayant mis hors la loi les gens dont ils convoitaient l’héritage, et ces héritages acquis par la fraude d’assignats vils, les bourgeois révolutionnaires émirent un Code, commentaire de ceci : La propriété est sacrée. La propriété n’est pas sacrée; elle n’est qu’un fait, acceptable comme nécessaire au développement de la liberté individuelle. Les grandes propriétés de jadis, latifundia romains ou domaines féodaux, n’étaient guère que nominales et, prélevés les plaisirs du maître, appartenaient un peu à tous. Déjà, vers le XVIe siècle, elles s’étaient morcelées en une infinité de petites possessions personnelles, liées encore à leurs principes par des redevances que la diminution du pouvoir de l’argent avaient d’ailleurs rendues d’importance presque nulle. En coupant ces liens, la Révolution affirma le caractère inviolable et absolu de la propriété et, ses enfants bien pourvus, forgea les portes de fer du célèbre Code. C’est de ce moment que la propriété est devenue si vilaine, si égoïste et si hargneuse. Il n’y eut plus de Bien des Pauvres, plus de Domaine public, plus de Tout à tous; la République a récemment achevé cette œuvre en supprimant les derniers vestiges du droit de vaine pâture (1) : maintenant il s’agit de supprimer jusqu’au droit de vaine pâture intellectuelle, et l’on n’entend plus parler, en guise d’art, que des droits des auteurs, des droits des éditeurs – des droits des fabricants de cartons perforés. Quant au droit qu’a toute créature de Dieu d’entrer dans la maison du génie, cela paraît subsidiaire. Avec les lois actuelles, les œuvre de Taine ou de Villiers, appartiennent pour jusque vers 1940 à des ayants-droit qui les peuvent boucler, si tel est leur plaisir. Enivré par l’odeur de l’argent, M. Zola a lâché sur ce sujet de singulières incohérences, et de matière peu louable : « Je bâtis des maisons, je fabrique des meubles, je ciselle (sic) des bijoux, je crée là des propriétés qui m’appartiennent et qui appartiendront à mes descendants… » L’allusion aux bijoux et aux meubles est parfaitement absurde, puisque, là, la matière première et la main d’œuvre l’emportent sur le travail intellectuel en des proportions souvent totales et que, s’il s’agit d’un livre, c’est tout le contraire : quant à la maison, œuvre complexe, quels en sont les auteurs? L’architecte, l’entrepreneur, les maçons, les charpentiers, les menuisiers, etc. C’est donc à ceux-là que la maison appartient et à leurs descendants? Nullement, mais au propriétaire du sol et au capitaliste qui aura payé les travaux. Et M. Zola, médiocre logicien, ne s’aperçoit pas qu’il en est précisément de même du livre : le livre, à l’ordinaire, appartient non à celui qui l’a conçu et créé, non aux ouvriers de sa matière nécessaire, mais au capitaliste, à l’éditeur.

Toutes les lois sur la propriété littéraire ont été faites au bénéfice de l’éditeur, qui en ces questions ne se sert de l’auteur que comme une mendiante se sert d’un enfant loué; il s’agit d’attendrir les législateurs.

Tout cela étant fort compliqué, qu’un seul cas soit retenu : celui où un auteur meurt, ayant vendu son œuvre. À quel titre l’éditeur, même muni d’un contrat d’achat, vient-il affirmer sa prétention à un monopole de cinquante ans? Ne suffirait-il pas pour sauvegarder les droits des héritiers (ceci provisoirement et avec réserve) d’un tant pour cent sur l’œuvre fabriquée et vendue par qui voudrait la fabriquer et la vendre? En somme, tout traité d’éditeur à auteur devrait être tenu pour caduc à la mort de celui-ci, et l’œuvre littéraire devrait entrer immédiatement dans le domaine public, avec cette restriction que, tant qu’il y aurait des héritiers directs, chacun ne pourrait exploiter cette œuvre qu’en payant aux héritiers un droit analogue aux droits que paient les directeurs de théâtre.

La volonté d’un auteur et ses droits doivent être ici, on peut le dire, sacrés, tant qu’il vit, mais la mort qui tarit la volonté doit diminuer l’absolu des droits.

Une brochure très curieuse publiée en 1866 formule à peu près de telles conclusions, en se basant sur cette définition : l’œuvre littéraire n’est pas une propriété, mais un produit. Ce produit se matérialise sous la forme du livre et le véritable opérateur de cette matérialisation c’est le public qui demande et achète le livre, les manipulations intermédiaires n’étant, en l’espèce, que secondaires, quoique physiquement nécessaires. Il reste donc deux termes au problème : l’auteur, l’acheteur, l’un ayant le droit de toujours vendre, l’autre le droit de toujours acheter.

Et c’est pour cela que l’on devrait considérer comme immoral, et partant nul, tout contrat d’auteur à éditeur qui ne serait pas formulé en termes tels que l’auteur n’aliène son œuvre que pour un temps déterminé; qu’il la loue, même par bail, il ne peut la vendre, parce qu’elle appartient par moitié et pour toujours au public, sans lequel son produit est matériellement improductif. L’éditeur en tout cela n’est qu’un moyen de transport.

Songez que pendant cinquante ans un éditeur nous aura obligés de lire Balzac en des tomes honteux et qui ne se peuvent insérer en aucune bibliothèque […] Est-ce qu’à cette heure Balzac ne devrait pas appartenir à tous, et depuis longtemps? Et quels droits naturels ont-ils sur Flaubert les vagues héritiers qui détiennent la Tentation, quels droits que nous n’ayons, nous qui avons besoin de cette œuvre pour vivre, et de telles autres, et de toutes les œuvres, aussi bien que de lumière et de pain? Est-ce que vraiment le souci de doter quelque pucelette engagea Goethe à écrire Faust? Avec la loi actuelle, si elle eût été en vigueur, Faust viendrait à peine de sortir des mains des héritiers. Avec cette loi, les œuvres n’arriveront au public qu’à l’heure où leur influence sera devenue inutile ou impossible.

(1) Analogue, en certaines conditions, au droit de glaue.

* * *


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L’abominable loi des cinquante ans – contre laquelle Proudhon lutta en vain si courageusement – commence à faire sentir sa tyrannie. La veuve de M. Dumas a fait interdire la reprise d’Antony. Motif : son bon plaisir. Des caprices d’héritiers peuvent d’un jour à l’autre nous priver pendant cinquante ans de toute une œuvre. Déjà un M. Labiche, éminent maître des requêtes, a séquestré tout ce qui lui déplaît dans le théâtre de son père; Madame Jeanne Hugo prohiba récemment Le Roi s’amuse; demain les œuvres de Renan, de Taine, de Verlaine, de Villiers peuvent appartenir à un curé fanatique ou à une dévote stupide – et disparaître jusque vers 1940. Il serait temps de faire comprendre à ces hoirs que s’il s’agit de littérature ou d’art, leur privilège est grevé d’une servitude publique : il y a sur ces terres-là un droit de passage – eux, qu’ils se contentent, suivant les conseils secrets de leur génie particulier, de passer à la caisse.

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