Goethe Johann Wolfgang von
"I. La jeunesse
On a dit que Wolfgang Goethe avait été l’homme heureux par excellence, et cela est vrai en ce sens que la fortune lui a toujours mis généreusement entre les mains tous les moyens de cultiver les hautes facultés dont la nature l’avait doué. L’histoire des lettres offre peu de biographies d’un développement aussi logique et aussi régulier que la sienne. Il n’a pas eu, comme son contemporain Schiller, à lutter contre des influences tyranniques ou même contre les nécessités de la vie. Il est né dans la ville libre de Francfort le 28 août 1749, et dès l’enfance tout le favorise. Il appartenait à une famille d’aristocratie bourgeoise. Son père, conseiller de l’Empire, était un jurisconsulte estimé, homme instruit du reste, qui avait fait un voyage en Italie et en avait rapporté le goût des arts. Sa mère, fille de l’échevin Textor, avait ce genre d’esprit qui s’allie à la bonté et qui ne blesse jamais; elle a pu se rendre à elle-même ce témoignage, « qu’elle n’avait jamais cherché à corriger personne ni offensé âme qui vive ». Beaucoup plus jeune que son mari, elle reportait tout son amour sur son enfant; elle s’associait à ses jeux, surprenait le premier éveil de son intelligence, devinait son génie naissant. S’il faut en croire Bettina Brentano, elle lui faisait de longs récits, qu’elle interrompait au moment intéressant, pour lui laisser le soin d’imaginer le reste. C’est encore Bettina qui nous affirme que, tout jeune, il avait un tel sentiment de la beauté qu’il ne pouvait supporter la présence d’un enfant laid. Tandis qu’Élisabeth Textor dirigeait ainsi ce qu’on pourrait appeler le côté artistique de l’éducation de Wolfgang, le conseiller Goethe, avec l’esprit d’ordre qui était dans son caractère, lui faisait suivre un cours d’études régulier, à un âge où d’autres enfants savent à peine les rudiments de la grammaire. Parlant lui-même l’italien et le français, il l’instruisit dans ces deux langues. Ensuite ce fut le tour des langues classiques, et ce que le père ne savait pas il l’apprenait avec son élève. Goethe parle, dans ses Mémoires, d’un petit roman qu’il aurait composé dès lors, et où figuraient sept personnages, chacun s’exprimant dans une autre langue. Quoi qu’il en soit des détails plus ou moins historiques que ses amis nous ont conservés de sa jeunesse, ou que lui-même s’est plu à recueillir dans un âge avancé, ce qu’il importe de retenir, c’est l’esprit d’une éducation qui n’avait rien d’exclusif ni d’arbitraire, qui embrassait également toutes les facultés de l’enfant, et qui semblait déjà le préparer de loin pour une carrière où la science et la critique devaient avoir leur place à côté de la poésie.
Parmi les événements qui laissèrent le plus de traces dans ses souvenirs, il cite l’occupation de sa ville natale par les troupes françaises en 1759. C’était pendant la guerre de Sept ans. L’Autriche, alliée à la France et à la Russie, s’apprêtait à écraser la Prusse naissante. L’Allemagne était divisée, et, dans le sein de la famille de Goethe, tout le monde n’était pas du même parti. L’échevin Textor, qui avait reçu de l’impératrice Marie-Thérèse un médaillon en or avec son portrait, était partisan de l’Autriche; le conseiller Goethe, qui tenait son titre de l’empereur Charles VII de Bavière, était ennemi des Habsbourg. Quant au jeune Wolfgang, les prouesses de Frédéric II l’avaient transporté, et il se disait simplement frédéricien; mais il aimait les soldats français, à cause du mouvement qu’ils mettaient dans la ville. Le comte de Thorenc (Goethe écrit Thorane), qui commandait le corps d’occupation, fut logé dans la maison du conseiller; il aimait les arts; il occupa chez lui les meilleurs peintres de Francfort et de Darmstadt, et Wolfgang assistait à leurs travaux. Un théâtre était venu à la suite des troupes françaises; on y jouait les comédies de Destouches, de Marivaux, de La Chaussée, plus rarement la tragédie. Wolfgang suivait les représentations; il ne comprenait pas bien ce qui se disait sur la scène, mais il observait le geste, le ton de la voix, et, rentré chez lui, il prenait un Racine dans la bibliothèque de son père et le déclamait à la façon des acteurs. Que dès cette époque (il avait onze ans) il se soit posé la question des trois unités, comme il le prétend, et qu’il se soit décidé à laisser là cette liturgie, cela est douteux. Mais il est certain que la première influence qui s’exerça sur cet esprit naturellement ami de la règle et de l’harmonie, ce fut une influence classique. Un peu plus tard, au temps de sa jeunesse effervescente, d’autres modèles prévalurent un instant chez lui; mais il revint promptement à ses vraies origines, à l’antiquité grecque et latine, que la France lui avait entrevoir, et que son voyage en Italie lui permit enfin de contempler de ses yeux, directement et sans intermédiaire. Un de ses premiers essais, un simple exercice dramatique qu’il fit comme étudiant à Leipzig, fut une traduction du Menteur de Corneille.
En attendant, toutes sortes d’impressions et d’images se déposaient dans l’âme du futur poète. La paix d’Hubertsbourg, en 1763, laissait l’Empire à Marie-Thérèse et à François de Lorraine; leur fils aîné, l’archiduc Joseph, fut élu roi des Romains, l’année suivante, à Francfort. Goethe assista aux fêtes du couronnement, qu’il décrit longuement dans ses Mémoires. Le soir, il parcourait les rues de la ville, encombrées par une foule joyeuse, ayant à son bras Marguerite, qu’il devait bientôt immortaliser dans Faust : figure mystérieuse, sur laquelle il est sobre de renseignements, et dont il n’a voulu garder, à ce qu’il semble, que le contour idéal. À la fin du mois de septembre 1765, il partait pour Leipzig. Il devait y faire ses études de droit, et son père l’avait spécialement recommandé au professeur Boehme; mais il ne fit guère autre chose à l’université que d’y recueillir les éléments de cette scène où Méphistophélès énumère devant un écolier tout ce que l’on peut enseigner sans le savoir. Il avait apporté à Leipzig une liasse de poésies, qu’il comptait augmenter; mais il se plaint, dans ses Mémoires, du peu d’encouragement qu’il trouva d’abord. Il se rendit vaguement compte qu’il assistait à la fin d’une période. Les formes littéraires étaient usées; le fond même était à renouveler, ou plutôt à créer, car on avait vécu jusque-là d’imitations. Gottsched, l’ancien chef de l’école saxonne, était tombé en discrédit et presque dans le ridicule. Le fabuliste Gellert était estimé pour sa bonté d’âme, mais il conseillait d’écrire en prose, surtout en prose didactique. Le jeune Goethe était donc ramené à lui-même. Il prenait pension chez une dame de Francfort, Mme Schoenkopf : il éprouva pour la fille de cette dame, Anna Catharina, ou Kaethchen, comme il l’appelle, une passion passagère, un caprice. Elle lui inspira sa première comédie, L’Amant capricieux (1). Et, de ce jour, il prit l’habitude, dit-il, de convertir en poésie tout ce qui, dans la réalité, lui causait de la joie ou de la douleur, et de se mettre ainsi l’esprit en repos. Il y a sans doute, ici encore, une de ces transpositions de date si fréquentes dans les Mémoires de Goethe. Il est peu probable, malgré la précocité de son génie, qu’il se soit arrêté dès à une poétique aussi précise; mais on peut admettre qu’il suivait déjà instinctivement une règle qu’il appliqua plus tard en connaissance de cause : prendre dans la vie réelle, dans son expérience personnelle et journalière, les éléments de sa poésie; les placer dans un cadre historique ou imaginaire, pour leur donner une valeur plus générale; et quant à la forme, après l’avoir d’abord cherchée dans Shakespeare, il finit par la trouver chez les anciens.
Il rentra dans la maison paternelle à la fin de septembre 1768; il y avait trois années qu’il en était parti, trois années stériles si l’on ne considère que les résultats immédiats, mais importantes par la lumière qui s’était faite dans son esprit. L’impuissance de la littérature allemande lui apparaissait clairement: il en jugeait surtout par Gottsched et ses disciples; Lessing, l’écrivain le plus marquant du jour, n’attira son attention que plus tard. À défaut d’autorités littéraires, il avait trouvé néanmoins un guide dans le directeur de l’École des beaux-arts, Frédéric Oeser, graveur, peintre et sculpteur, un des meilleurs successeurs de Winckelmann. Oeser lui apprit, dit-il, que l’idéal de la beauté c’était la simplicité et le calme : un leçon dont il ne sut guère profiter encore, qu’il oublia même complètement, lorsqu’il écrivit Goetz de Berlichingen, mais dont ils se souvint au temps de sa maturité classique.
Un accident de voiture qu’il avait eu en se rendant à Leipzig lui avait laissé une douleur à la poitrine; il voulut se soigner lui-même, et le mal empira. Lorsqu’il revint à Francfort, il était tout à fait malade. Il fut guéri, dit-il, par un médecin alchimiste, le type de ce docteur dont il est question dans la promenade de Faust et de Wagner, de cet « honnête homme qui étudie la nature à sa guise, mais de bonne foi ». Une amie de sa mère lui abrégea les ennuis de la convalescence en lui faisant la lecture : c’est Mlle de Klettenberg, qui croyait elle-même à la pierre philosophale, et dont il recueilli les entretiens dans le sixième livre de Wilhelm Meister, sous le titre de Confessions d’une belle âme. Revenu à la santé, il reprit ses études de droit à Strasbourg, où il arriva le 2 avril 1770. Il y resta un peu plus d’un an, mais ce fut, au point de vue de la formation de son esprit, l’année décisive de sa jeunesse. À Leipzig, il avait appris ce qu’il fallait éviter; à Strasbourg, il comprit ce qu’il y avait à faire. Il y rencontra Herder, qui voyageait avec son élève, le prince de Holstein-Eutin. Herder n’avait que cinq ans de plus que lui, mais il avait sur lui une avance plus forte que ne le ferait supposer la différence de leur âge; il venait de publier ses Fragments sur la littérature allemande, et il s’occupait de la question de l’origine du langage, qui avait été mise au concours par l’académie de Berlin. On comprend l’intérêt que devait avoir, pour un poète débutant, la conversation d’un homme qui, tout en ayant encore la ferveur de la jeunesse, était déjà au courant de tout le mouvement littéraire. Herder fit connaître à Goethe la Grèce, l’Orient, le moyen âge; il l’initia surtout au charme de la poésie primitive; ils recueillirent ensemble les chants populaires de l’Alsace. Et comme, pour Goethe, la chose suprême n’était pas l’étude, mais la vie, il s’éprit de la fille du pasteur de Sessenheim, Frédérique Brion. Il fit pour elle les premières de ses poésies lyriques qu’il ait jugées dignes d’être conservées, et qui comptent en effet parmi ses plus belles. Ce fut la passion la plus profonde de sa jeunesse. Pour se faire une idée de ce qu’il sentait alors, il ne faut pas lire le récit des Mémoires, écrit à quarante ans de distance, mais les lettres qu’il adressait au jour le jour à son ami Salzmann, et que celui-ci ne publia que bien plus tard.
II. Goetz de Berlichingen. – Werther. – Le premier Faust
À la fin du mois d’août 1771, Goethe fut rappelé à Francfort; ses études, du moins ce que son père appelait ainsi, étaient terminées; il avait le grade de docteur. Il fit alors la connaissance de Merck, conseiller au département de la guerre à Darmstadt, esprit caustique, inquiet et mécontent, l’homme « à l’œil gris et au regard fureteur », dont il s’est souvenu en traçant la figure de Méphistophélès. Au printemps de l’année 1772, il se rendit à Wetzlar, pour s’essayer à la pratique du droit près de la Chambre impériale, sorte de cour d’appel formée des délégués des différents États. La ville s’étendait gracieusement au fond d’une large vallée, entourée de collines où des villages s’échelonnaient dans des sites pittoresques. Dans une de ses promenades, seule distraction qu’offrît le séjour de Wetzlar, Goethe rencontra Kestner, attaché à la légation de Hanovre, alors fiancé à Charlotte Buff, fille du bailli de l’ordre Teutonique. Il fut présenté à Charlotte, et ce qu’il dit de son caractère marque la nuance exacte de ce qu’il éprouva pour elle. « Elle était de ces femmes qui, sans inspirer des passions violentes, sont faites pour tenir chacun sous le charme. » De retour à Francfort, au mois de septembre, il s’occupa des préparatifs du mariage; lui-même commanda les anneaux. Mais voilà qu’il apprend qu’un de ses amis, le fils du pasteur Jérusalem, jeune homme distingué, dont Lessing publia plus tard les fragments philosophiques, s’est tué, à la suite d’une passion malheureuse pour la femme d’un secrétaire d’ambassade. Par une singulière coïncidence, le jeune Jérusalem avait emprunté à Kestner l’arme dont il s’était servi. Goethe, identifiant sa situation avec celle de son ami, s’imagina que cette arme aurait pu être dirigée contre lui-même : le plan du roman de Werther était donné.
Goetz de Berlichingen fut publié en 1773, et Werther l’année suivante. Ces deux ouvrages marquent une époque, non seulement dans la vie de Goethe, mais dans l’ensemble de la littérature allemande, l’époque tumultueuse qu’on a désignée par le nom de Sturm und Drang. Ils se ressentent des deux influences qui dominent cette période, celles de Shakespeare et de Rousseau. Goetz de Berlichingen est un drame chevaleresque, tiré, quant au fond, de la vieille chronique où le héros principal raconte lui-même ses exploits, mais exactement découpé sur le modèle des histoires du poète anglais. Sa pièce terminée, Goethe l’envoya à Herder, qui lui répondit : « Shakespeare vous a gâté. » Il reprit le manuscrit, supprima quelques épisodes, resserra l’action, châtia le style, adoucit les effets mélodramatiques. Mais le Goetz n’en fut pas mieux approprié à la scène moderne, et l’auteur en fit plus tard un dernier remaniement pour le théâtre de Weimar. Aujourd’hui la pièce, dans ses formes successives, intéresse surtout par ce travail de correction et d’épuration que l’on peut y suivre et que le poète exerçait constamment sur lui-même. Le roman de Werther a été, au contraire, coulé d’un seul jet, et, tel qu’il est, il a gardé presque toute sa vérité. C’est d’abord la peinture du malaise dont souffrait le siècle, et qui tourmente toutes les époques de transition. Mais le contraste des deux caractères principaux, de l’homme positif et froid, se défiant des chimères et sachant faire tourner la réalité à son profit, et du songeur naïf, qui n’a que le tort de placer trop haut son idéal, ce contraste est de tous les temps. « Chaque homme, disait plus tard Goethe à Eckermann, doit avoir dans sa vie un instant où il s’imagine que Werther a été écrit pour lui seul. » Il y a, du reste, dans le roman, un sentiment de la nature qui est un trait de plus dans la peinture du héros, et qui dérive directement de Rousseau. Goetz et Werther provoquèrent une longue série d’imitations; le Werther amena un débordement de poésie sentimentale, auquel l’auteur lui-même se crut obligé d’opposer une digne en écrivant Le Triomphe du sentiment (1778). Dans la suite des ouvrages dramatiques de Goethe, Clavigo (1774) et Stella (1776) appartiennent encore à l’époque werthérienne. Clavigo, contre lequel Beaumarchais venait d’écrire ses Mémoires, ressemble à une doublure de Weislingen, le faux ami de Goetz. Le titre de Stella rappelle le double mariage de Swift; Goethe remania cette pièce, comme il remania le Goetz, pour l’adapter au théâtre, et, ajoutait-il, « pour la mettre en harmonie avec nos mœurs, qui reposent essentiellement sur la monogamie ».
Les premières scènes de Faust avait été écrites en 1774, l’année de Werther; la conception remonte plus haut encore, au séjour de Goethe à Strasbourg. Le Faust a donc ses racines dans l’époque du Sturm und Drang; mais il était d’une végétation plus puissante que Werther et Goetz, et il se ramifie à travers toute la vie de Goethe. Il fut publié, comme fragment, en 1790, et, comme tragédie, en 1808. C’était une merveilleuse adaptation de la vieille légende à l’esprit du XVIIIe siècle dans son expression la plus large et la plus généreuse; et c’était encore, comme dans Werther, une opposition entre deux idées, entre deux types, entre deux manières de comprendre la vie; entre l’esprit de négation et d’ironie représenté par Méphistophélès, et l’aspiration incessante vers l’idéal personnifié dans Faust. Mais comme ces abstractions devenaient fermes et précises! Quelle éloquence dans l’analyse philosophique, et quelle vigueur toujours égale dans le style! On a pu dire sans exagération qu’il n’y avait peut-être pas, dans Faust, un seul vers faible.
Pendant que le jeune poète publiait ou préparait ses premiers chefs-d’œuvre, il étendait ses relations dans le monde littéraire. Au mois de juillet 1774, il fit, avec Lavater et Basedow, un voyage le long du Rhin jusqu’à Dusseldorf, où habitait le philosophe Jacobi. Au mois d’octobre, il fit la connaissance de Klopstock, qui passait par Francfort pour se rendre à l’appel du margrave de Bade. L’hiver s’écoula au milieu des divertissements mondains, dont on peut suivre le détail dans les lettres à la comtesse Augusta de Stolberg. Un projet de mariage avec Élisabeth Schoenemann, la fille d’un riche banquier de Francfort, échoua par la résistance du conseiller Goethe, qui désirait pour son fils une alliance plus bourgeoise, et qui prévoyait peut-être la ruine prochaine de la maison de banque. Mais Élisabeth, ou Lili, a survécu dans les poésies de Goethe, surtout dans celle qui a pour titre La Ménagerie de Lili. Cette ménagerie se compose de la foule de ses adorateurs, qu’elle a enchantés, comme une autre Circé, d’un coup de sa baguette magique, et qui se disputent les miettes qui tombent de sa main, tandis que le poète, ours mal apprivoisé, grogne dans un coin. Au commencement de juin 1775, Goethe rompit sa chaîne en partant pour la Suisse avec les deux frères Stolberg. Il revit Lavater à Zurich; il visita le lac des Quatre-Cantons. Arrivé au sommet du Saint-Gothard, il se demanda s’il descendrait en Italie, comme son père le lui avait conseillé. Mais l’atmosphère allemande était encore pour lui, dit-il, un élément indispensable. Il reprit le chemin de Francfort, où il rentra le 25 juillet, et le 27 novembre suivant, sur l’invitation du duc Charles-Auguste, il arrivait à Weimar.
III. Goethe à Weimar
Il ne s’agissait, pour le moment, que d’une visite à la cour de Weimar, où la duchesse Amélie, la mère de Charles-Auguste, avait déjà attiré Wieland. Mais bientôt le poète et le souverain furent inséparables; ils vivaient entre eux sur le pied de la plus grande familiarité, et leurs distractions étaient parfois bruyantes, au point d’alarmer le cœur paternel de Klopstock, qui, en sa qualité de patriarche de la littérature, s’arrogeait un droit de contrôle sur les jeunes écrivains et leurs Mécènes. L’hiver se passa en fêtes et en mascarades, en parties de chasse et de patinage, en courses à travers les montagnes et les forêts. Wieland trouvait que le nouveau venu mettait la cour et la ville à l’envers, et il le comparait à un lion furieux. « Il est si charmant, écrivait-il à une de ses correspondantes qui habitait Mayence, qu’il nous a tous ensorcelés, à commencer par le duc, et vous ne reverrez pas sitôt sa figure. Une seule chose nous manque encore, ajoutait malicieusement Wieland : ce sont les Charlottes. » Charlotte de Stein vint à point nommé lui donner un démenti. Sa liaison avec Goethe et la longue correspondance qu’elle eut avec lui commencèrent aux premiers jours de 1776. C’était cependant une liaison d’une autre sorte que les précédentes. Mme de Stein avait alors trente-trois ans, c’est-à-dire sept ans de plus que Goethe; son mari, grand écuyer de Charles-Auguste, avait une certaine situation à la cour; elle avait déjà perdu cinq enfants, et deux fils lui restaient. « C’est une personne vraiment intéressante, écrivait Schiller quelques années plus tard, et je comprends que Goethe se soit si complètement attaché à elle. Elle n’a jamais dû être belle, mais elle a dans sa figure un mélange de gravité et de douceur et une sorte de franchise qui attire. » Goethe l’appelle quelque part « celle qui apaise » (die Besaenftigerin); il lui redit sur tous les tons, dans la correspondance, qu’elle l’a calmé, ennobli, qu’elle lui a enseigné la sagesse et la mesure, qu’elle l’a guéri des extravagances folles; il se compare lui-même à un mauvais repaire qu’elle a purifié et dont elle a pris possession. Il est évident que cette transformation de son être dont Goethe fait honneur à Mme de Stein était en grande partie sa propre œuvre; mais il n’en est pas moins vrai qu’elle représentait, à ce moment, et personnifiait à ses yeux un ensemble de qualités qu’il cherchait à donner à sa poésie, qu’elle était l’idéal féminin qui correspondait pour lui à un certain idéal dans l’art. On peut suivre, dans les lettres qu’il lui écrivait jour par jour, quelquefois heure par heure, le progrès des ouvrages qui l’occupaient alors, Egmont, Iphigénie en Tauride, Torquato Tasso, Wilhelm Meister, qu’elle vit se compléter peu à peu, et dont elle fut en partie l’inspiratrice.
Car on pense bien que l’inactivité que ses amis lui reprochaien n’était qu’apparente; sa tête travaillait, lors même que sa plume était oisive. Même les fonctions administratives dont il s’était volontairement chargé n’étaient pour lui qu’un champ d’expériences. Après être entré au Conseil privé, il avait été nommé conseiller de légation; il devint plus tard premier ministre. Le duc lui donna une maison aux portes de la ville, son Gartenhaeuschen, entouré de bosquets et de prairies; il demeura là jusqu’au jour (1er juin 1782) où il occupa l’habitation plus vaste qui a gardé son nom et qui domine aujourd’hui le Goethe-Platz. Le théâtre de Weimar avait brûlé en 1774; on le remplaça momentanément par un théâtre d’amateurs, où jouaient les fonctionnaires de la cour et quelques artistes de passage. Goethe donna à ce théâtre, outre Le triomphe du sentiment dont il a été question, une comédie en un acte, Le Frère et la Sœur (2), composée pour Amélie Kotzebue, la sœur de l’écrivain. Il fit représenter aussi une première Iphigénie, en prose (1779), où il jouait le rôle d’Oreste. Mais Egmont, Torquato Tasso, Iphigénie elle-même, restaient sur le chantier. Le plan était arrêté, la suite des scènes indiquée, mais la forme manquait : cette forme classique, que le poète concevait, qu’il ne voyait pas encore, et qu’il allait enfin chercher en Italie.
IV. Séjour en Italie – Egmont, Iphigénie – Torquato Tasso
Si Goethe n’avait voulu qu’imiter les anciens, ou même s’inspirer des anciens, il n’aurait pas eu besoin de quitter son cabinet de travail. Ce qu’il voulait, c’était créer à la manière des anciens, en laissant agir sur lui les influences qui avaient déterminé leur art. Le 3 septembre 1786, il partit de Karlsbad, où il venait de passer la saison des eaux avec la famille ducale; il avait caché son projet à tous ses amis, de peur d’avoir un compagnon de route. Il traverse rapidement la Bavière et le Tirol, et il descend en Italie par le Brenner. À Roveredo, où est la frontière des langues, il s’applaudit d’entendre parler l’italien, qu’il ne connaissait encore que par les livres; en même temps tous les détails de la vie journalière et parfois les incidents de la route lui font sentir la différence entre les mœurs du Nord et celles du Midi. Il gagne Venise par Vérone, Vicence et Padoue, et, le 1er novembre, il écrit de Rome : « Enfin, je puis parler, et saluer mes amis d’un cœur joyeux! Qu’ils me pardonnent mon mystérieux départ et mon voyage en quelque sorte souterrain! C’est à peine si j’osais me dire à moi-même où j’allais. Ce n’est qu’en passant sous la Porta del Popolo que j’ai cessé de craindre : j’étais sûr enfin de tenir Rome. » Et plus loin : « Me voilà tranquille pour le reste de mes jours; car on peut dire que l’on commence une vie nouvelle, lorsqu’on voit de ses yeux et dans l’ensemble ce qu’on avait longuement étudié par fragments. Tous les rêves de ma jeunesse deviennent des réalités. Quand la Galathée de Pygmalion, qu’il avait formée selon ses vœux, avec toute la vérité qu’un artiste peut mettre dans ses œuvres, s’avança vers lui et dit : « C’est moi! combien l’être vivant fut-il différent de la pierre sculptée! » Il passe l’hiver à Rome, dans une société de peintres et d’archéologues, étudiant les monuments avec les écrits de Winckelmann pour guide, regardant beaucoup, écrivant peu, se laissant vivre. Lorsqu’il craint que sa nature d’Allemand, comme il dit, reprennen le dessus pour l’engager au travail, il part pour Naples (22 février 1787), « la ville où l’on oublie le monde et soi-même pour vivre dans une sorte d’ivresse ». Il fait le tour de la Sicile, l’Odyssée à la main, et conçoit le plan d’une tragédie sur Nausicaa, dont il n’a jamais écrit que quelques scènes. Le 6 juin, il revient à Rome, où il reste encore près d’une année. Les résultats des deux séjours à Rome furent surtout le remaniement d’Iphigénie en Tauride et l’achèvement d’Egmont. Pour Iphigénie, le procédé, comme le dit Goethe lui-même, fut fort simple : il se contenta de transcrire la pièce, ligne par ligne, période par période, en l’assujettissant au rythme régulier du vers ïambique. Il fit subir la même transformation à deux œuvres de sa jeunesse, Erwin et Elmire et Claudine de Villa Bella. Il envoya l’Iphigénie en vers à Weimar le 10 janvier 1787, et Egmont le 5 septembre suivant.
Egmont resta en prose; dans quelques scènes seulement, la prose prend une allure rythmée et se rapproche du vers. Le plan datait de 1775, et était conçu tout à fait dans l’esprit de l’époque werthérienne; il s’agissait de peindre le mouvement populaire qui arracha les provinces flamandes à la domination espagnole. Évidemment, le sujet se refusait à la transformation que le poète essaya plus tard de lui faire subir. Déjà en 1782, Goethe avait écrit à Mme de Stein que si la pièce était encore à faire, il la ferait autrement, et que peut-être même il ne la commencerait plus. Mme de Staël appelle Egmont la plus belle tragédie de Goethe : elle oublie les inégalités du style, le décousu de l’action, la fin mélodramatique; Egmont n’est qu’une œuvre de transition. La pièce qui représente le mieux la seconde manière de Goethe, sa manière classique, c’est Iphigénie, moderne par les sentiments et les caractères, antique par la noblesse du style et par les belles proportions de l’ensemble.
Goethe quitta Rome le 22 avril 1788, et regagna lentement les Alpes par Florence et Milan. Il lui sembla qu’il partait pour l’exil : l’Italie était devenue sa patrie d’adoption. À Florence, il ajouta quelques scènes au drame de Torquato Tasso, qui l’occupait depuis 1780, et il mit ses regrets dans la bouche du poète italien, qui s’apprêtait aussi à quitter les lieux auxquels toutes ses affections l’attachaient. Torquata Tasso ne fut terminé et publié qu’en 1790; c’est, de toutes les pièces de Goethe, celle qui, par le style, se rapproche le plus d’Iphigénie. Mais, cette fois, la forme antique était appliquée à un sujet moderne, on pourrait dire contemporain, si l’on pense à toutes les allusions dont le drame est rempli. Il n’y a pas plus de cinq personnages, et pour chacun le poète avait un modèle vivant. Alphonse II, duc de Ferrare, c’est Charles-Auguste; sa sœur, Eléonore d’Este, c’est Mme de Stein; la comtesse Sanvitale, c’est la marquise de Branconi, une « merveille de beauté », au dire de Zimmermann, que Goethe avait connue à Lausanne lors de son second voyage en Suisse, en 1779, et qu’il venait de revoir à Weimar. Enfin Tasso et Antonio, le poète et l’homme d’État, représentent les deux côtés de la nature de Goethe, le côté idéal et le côté pratique. « Ils sont ennemis, dit la comtesse dans la seconde scène du troisième acte, parce que la nature a négligé de faire d’eux un être unique; mais ils seraient amis, s’ils entendaient bien leur intérêt. » Que leur union fût possible, la vie entière de Goethe était là pour le prouver, et c’est aussi ce que devait montrer la conclusion. Le Tasse, après avoir menacé de quitter la cour, où la présence d’Antonio le gêne, revient subitement sur sa résolution, et se jette dans les bras de celui qu’il considérait à tort comme un rival : « ainsi le matelot s’attache au rocher contre lequel il pensait échouer ».
V. Retour à Weimar – Les Élégies romaines. La campagne de France
Le poète ministre était rentré à Weimar le 18 juin 1788. Quelques semaines après, un jour qu’il se promenait au parc, une jeune fille vint lui présenter un placet. C’était Christiane Vulpius, la sœur d’un écrivain qui cherchait péniblement sa voie et qui acquit plus tard une célébrité momentanée par un mauvais roman, Rinaldo Rinaldini, imité des Brigands de Schiller. Goethe a gardé le souvenir de cette rencontre dans une poésie :
« Je me promenais dans le bois – et je suivais mon chemin –, sans rien chercher –, sans penser à rien.
Je vis sous l’ombrage – une fleur paraître -, brillante comme une étoile – belle comme un regard.
Je voulus la cueillir; - elle me dit gentiment : - Est-ce pour me flétrir – que je dois être cueillie?
Je l’enlevai – avec toutes ses racines; - je la portai au jardin – qui orne ma maison;
Et je la replantai – dans un lieu paisible. – Maintenant elle verdoie – elle fleurit toujours. »
Cela veut dire, sans symbole, que Christiane devint la femme de Goethe; mais l’aversion qu’il avait rapportée d’Italie pour les cérémonies de l’Église lui fit différer son mariage avec elle jusqu’en 1806. Elle lui donna, le 25 décembre 1789, un fils qui fut nommé Auguste, en l’honneur du duc de Saxe-Weimar. Lors de l’occupation de la ville par les troupes françaises, après la bataille d’Iéna, Goethe, voulant assurer les jours de sa femme et de son enfant, fit consacrer son union. On a beaucoup disserté sur Christiane, que la société de Weimar fit d’abord mine de repousser à cause de son origine, mais qu’elle finit pourtant par accueillir, après que Charles-Auguste lui en eut donné l’exemple. On l’a trop souvent jugée par comparaison avec Mme de Stein ou avec Lili Schoenemann. Elle était assurément moins distinguée que la première, moins brillante que la seconde; mais, sans être lettrée, elle ne manquait pas d’instruction. Au dire des contemporains, elle avait plutôt de la fraîcheur que de la beauté. « Je suis heureux, dit Goethe dans une lettre à Jacobi (du 1er février 1793); ma petite est soigneuse et active dans le ménage; mon garçon est gai et bien portant. » Enfin, il ne faut pas oublier, lorsqu’on parle de Christiane Vulpius, que la mère de Goethe approuva le choix que son fils avait fait. Christiane est l’héroïne des Élégies romaines, écrites par Goethe à son retour d’Italie, et publiée en 1792. C’est une peinture de l’amour tel qu’il le comprenait alors, de l’amour antique sans alliage romanesque, peinture faite avec une franchise de ton qui étonna les lecteurs de Werther, mais qui éloigne toute idée de libertinage. Il est probable que la traduction de Properce dont Knebel s’occupait alors ne fut pas étrangère à la rédaction de cet ouvrage, qui est unique dans la littérature allemande, et qui ne peut se comparer qu’aux élégies d’André Chénier.
Les Épigrammes vénitiennes nous transportent encore en Italie. La forme est pareille : c’est l’ancien distique, composé d’un hexamètre et d’un pentamètre; mais l’inspiration est différente. Les unes sont des épigrammes dans le sens grec, c’est-à-dire de simples inscriptions; d’autres sont des traits satiriques dirigés contre toutes les classes de la société, le clergé, la noblesse, le peuple; d’autres encore, des boutades sur le caractère italien, l’exploitation de l’étranger, la malpropreté des rues. Goethe était allé à Venise, au mois de mars 1790, à la rencontre de la duchesse Amélie, qui revenait de Rome; la duchesse tarda jusqu’au commencement de mai, et le poète occupa ses loisirs à écrire au jour le jour et sans ordre ces petites pièces qui ne lui coûtaient guère. Il est possible qu’un peu de mauvaise humeur se soit mêlée aux ennuis de l’attente : on s’expliquerait ainsi le ton acerbe de certaines épigrammes. Le recueil s’augmenta dans les années suivantes, et parut, en 1795, dans l’Almanach des Muses de Schiller.
En 1792, Goethe accompagna le duc de Saxe-Weimar dans la campagne de Valmy. Le soir de la bataille, comme on commençait à s’inquiéter dans le camp prussien, ses compagnons réunis autour d’un feu lui demandèrent ce qu’il pensait de la tournure que prenaient les événements. Il leur répondit : « De ce lieu et de ce jour date une nouvelle époque dans l’histoire du monde, et vous pourrez dire : J’y étais. » Ce mot solennel, qui figure aujourd’hui dans tous les livres d’histoire, a-t-il été réellement prononcé? Ou, comme d’autres mots historiques, a-t-il été imaginé ou du moins arrangé après coup? Il faut se souvenir que le récit de La Campagne de France n’a été publié que trente ans plus tard. Dans une lettre à Knebel, du 27 septembre 1792, Goethe dit simplement ceci : « Je suis très content d’avoir vu tout cela de mes yeux, et de pouvoir dire, quand il sera question de cette importante époque : quorum pars magna fui. Après avoir méprisé l’ennemi, on commence à le prendre pour quelque chose, et, comme il arrive en pareil cas, on exagère dans l’autre sens, et on le met plus haut qu’il ne conviendrait. » Goethe suivit la retraite de l’armée prussienne jusqu’à Trèves, et, avant de retourner à Weimar, il alla voir son ami Jacobi à Pempelfort, près de Dusseldorf. Mais déjà on annonçait que les Français prenaient l’offensive, et Custine marchait sur Mayence, qui se rendit le 21 octobre. La ville fut reprise par les confédérés allemands, le 23 juillet 1793; Goethe assista au siège et à la capitulation, et il a fait un tableau intéressant de la sortie des troupes françaises. Dans l’intervalle des deux campagnes, il avait commencé à mettre en vers hexamètres l’ancien Poème du Renard, cette « bible profane », qui lui semblait « le miroir d’une époque où le genre humain se montrait dans sa franche bestialité ». C’était en même temps pour lui un exercice de versification, qui le préparait à Hermann et Dorothée. Wieland et Herder se chargèrent de revoir le poème au point de vue de la forme, qui, au jugement de Goethe lui-même, manquait encore d’aisance et de grâce, et le Reineke Fuchs, en douze chants, parut en 1794, sans que l’auteur en fût entièrement satisfait. La même année, il reprit ses études sur l’art, et il visita la galerie de Dresde avec le peintre Meyer. Il avait l’intention de retourner en Italie, mais la guerre l’en empêcha. Il dut se borner à un troisième voyage en Suisse, en 1797. Il retrouva Meyer à Zurich; ils visitèrent ensemble le lac des Quatre-Cantons, et Goethe se renseigna sur la légende de Guillaume Tell, dont il voulait faire le sujet d’un poème. À son retour, comme d’autres travaux l’occupèrent, il abandonna le projet à Schiller, et l’on sait quel heureux parti celui-ci en a tiré pour son drame.
VI. Union avec Schiller – Hermann et Dorothée – Wilhelm Meister – Les ballades
Les relations entre Goethe et Schiller dataient de l’année 1794. Il est remarquable que les deux poètes, qui devaient bientôt s’unir d’une étroite amitié, n’aient éprouvé d’abord l’un pour l’autre que de l’antipathie. Lorsqu’ils se rencontrèrent pour la première fois, en 1788, dans le salon de Mme de Lengefeld, Schiller n’était encore que l’auteur de Don Carlos; il sortait à peine de cette période orageuse dont Goethe était complètement dégagé et dont il ne voyait plus maintenant que les excès. Un rapprochement eut lieu à la fin de l’année 1794, lorsque Schiller fonda la revue intitulée Les Heures, à laquelle il voulait associer tous les écrivains marquants de l’Allemagne. Plusieurs lui refusèrent leur concours, Goethe lui promit aussitôt le sien. Les Xénies, un recueil d’épigrammes, dont Goethe eut la première idée, mais qu’ils rédigèrent en commun, et qui parurent dans l’Almanach des Muses pour l’année 1797 sous la signature G. et S., scellèrent leur union. Il y passaient en revue toutes les formules surannées et toutes les étroitesses de goût qui gênaient l’essor de la littérature; c’était comme le manifeste de l’école nouvelle qui se fondait sous leurs auspices. L’année 1797 s’appelle, pour Goethe comme pour Schiller, l’année des ballades; ils trouvaient ensemble les sujets, et se les partageaient. Goethe écrivit Le Chercheur de trésors, L’Apprenti sorcier, La Fiancée de Corinthe, Le Dieu et la Bayadère; il abandonna à Schiller Les Grues d’Ibycus et Héro et Léandre. Les deux amis se communiquaient tous leurs projets, exerçaient un contrôle incessant l’un sur l’autre. Goethe assistait à tous les remaniements de Wallenstein; Schiller suivant la rédaction d’Hermann et Dorothée; il revisa les trois dernières parties de Wilhelm Meister. Cette collaboration dura jusqu’à la mort de Schiller, en 1805. Hermann et Dorothée est, avec Iphigénie en Tauride, la plus belle création de Goethe dans le genre classique, la plus étonnante même si l’on considère l’art qu’il y déploya et les difficultés qu’il eut à vaincre. Le sujet contenait la matière d’une idylle; il en tira un poème en neuf chants, chaque chant étant placé sous l’invocation d’une Muse. Le fils d’un aubergiste épousant une jeune émigrante que la guerre avait chassée de son pays, telle était la donnée; le poète l’éleva, l’amplifia, en faisant voir comme fond de tableau la Révolution française. On s’apercevrait, lors même qu’il ne nous le dirait pas, que l’Iliade et l’Odyssée étaient présentes à sa mémoire. Il porte l’imitation du style antique jusqu’aux dernières limites où elle peut se concilier avec le naturel. Ses personnages, un pasteur, un pharmacien, parlent comme Nestor et Ulysse; des objets de la vie ordinaire se présentent accompagnés d’une épithète homérique. Mais ce qui sauve toutes les hardiesses, c’est la parfaite harmonie de l’ensemble; il n’y a pas, dans tout le poème, une seule phrase qui détonne. Au reste, Hermann et Dorothée fut composé tout d’une haleine, comme l’avait été autrefois Werther, et le succès fut pareil; commencé au mois d’août 1796, le poème fut terminé en juin 1797.
Il n’en est pas de même des Années d’apprentissage de Wilhelm Meister (3), dont la rédaction, souvent interrompue, n’embrasse pas moins d’une vingtaine d’années, de 1777 à 1796. Ce roman a été diversement jugé : George Sand, dans Teverino, l’appelle un adorable conte; Edmond Scherer y voit le comble de l’ennui. La vérité est sans doute entre ces opinions extrêmes; ce qui est certain, c’est que l’ouvrage est très inégal. Les premiers livres sont d’une composition plus serrée que les derniers. Goethe veut nous faire assister à l’éducation d’un artiste, nous montrer le rôle qu’il doit jouer dans le monde. Quel beau sujet pour un écrivain qui avait réfléchi sur tous les arts et qui en avait pratiqué quelques-uns! Mais aussi, quoi de plus élastique qu’un tel cadre! Et quelle tentation perpétuelle d’ouvrir des portes de côté, des échappées et des perspectives en tous sens! Dans un entretien entre deux personnages, au cinquième livre, la différence du drame et du roman est marquée de la manière suivante : « Le drame doit se hâter, et le caractère principal tendre au dénouement, tout en étant retenu par des obstacles. Le roman, au contraire, doit aller lentement, et les sentiments du personnage principal doivent suspendre, par un moyen quelconque, l’acheminement du tout vers la conclusion. » Goethe semble avoir voulu appliquer cette définition dans son Wilhelm Meister. À mesure qu’on avance, la scène s’étend et l’action se ralentit; le récit s’émiette et se disperse. L’analyse d’Hamlet prend une longue suite de chapitres; tout le sixième livre est un épisode. Ce fut bien pis quand Goethe voulut plus tard donner une suite à son roman, et qu’il écrivit Les Années de voyage de Wilhelm Meister ou les Renonçants (4). Le premier volume parut en 1821. Pendant que les deux derniers s’imprimaient, en 1829, le manuscrit, raconte Eckermann, se trouva insuffisant. Alors Goethe posa devant son secrétaire deux liasses de papiers inédits, dont le contenu n’avait aucun rapport avec Wilhelm Meister, pour qu’il en tirât des séries de maximes et de réflexions; on combla ainsi les lacunes. « Cela nous tire d’embarras, ajoutait Goethe, et cela nous donne l’occasion de lancer dans le monde bien des choses importantes. » Il en était arrivé à une sorte d’indifférence sur la manière dont il ferait ses communications au public.
L’une des nouvelles destinées aux Années de voyage se développa sous la plume de l’auteur et devint un roman; ce sont Les Affinités (5). L’idée en était ingénieuse et neuve. N’y a-t-il pas dans le monde moral des attractions mystérieuses et impératives, comme dans le monde physique? Deux époux, Édouard et Charlotte, voient leur bonheur troublé par l’arrivée de deux personnes qu’ils admettent dans leur intimité, un capitaine, ami d’Édouard, et une nièce de Charlotte, nommée Ottilie. Le capitaine et Charlotte triomphent de leur penchant mutuel, ils renoncent; mais Édouard et Ottilie meurent victimes de la passion aveugle qui les entraîne. Le roman, outre les fines analyses qu’il contient, est un des plus parfaits modèles de la prose de Goethe.
VII. La vieillesse de Goethe. La Fille naturelle – Le second Faust
Les Années de voyage appartiennent déjà à la troisième manière de Goethe, la manière allégorique. Il demeure fidèle au grand style que lui a enseigné l’antiquité, et il y ajoute l’intention didactique. À force d’idéaliser la poésie, de la subtiliser, pour ainsi dire, il ne voit plus en elle que le vêtement d’une idée. Ses héros deviennent des types, des symboles. Dans Eugénie ou la Fille naturelle, nous voyons paraître le Roi, le Duc, l’Abbé, le Secrétaire; ils ne sont pas autrement désignés. Eugénie, une princesse du sang, exilée de la cour, est la personnification de la patrie. Trahie par l’Abbé et par le Secrétaire, c’est-à-dire par le clergé et par le peuple, elle accepte la main que lui offre le Conseiller. Cela veut dire, sans doute, que le Justice est le dernier refuge d’une société démembrée. La Fille naturelle était la première pièce d’une trilogie où Goethe voulait peindre tout le développement de la Révolution française. Représentée au théâtre de Weimar en 1803, elle fut froidement accueillie, malgré la perfection du style, et elle n’eut jamais de suite.
La plus grande partie du second Faust est écrite dans la même manière allégorique que La Fille naturelle. Mais on aurait tort de considérer le second Faust seulement comme une œuvre de la vieillesse de Goethe, bien qu’il ne fût publié qu’après sa mort, en 1833. Plusieurs scènes étaient déjà ébauchées, quelques-unes même tout à fait terminées, à l’époque où parut la Première partie de la tragédie, en 1808. Dès l’année 1795, Goethe avait eu l’idée de faire reparaître l’Écolier devant Méphistophélès, non plus avec sa naïve crédulité d’autrefois, mais avec l’outrecuidance d’un savoir fraîchement éclos. L’épisode d’Hélène, publié séparément en 1827, l’occupait déjà en 1800. Faust était devenu le compagnon idéal de sa vie et comme sa doublure intellectuelle; au milieu de ses autres travaux, il revenait sans cesse à lui, incarnait en lui toutes ses idées, personnifiait en lui toutes ses métamorphoses. On comprend que, dans un tel sujet, et dans une œuvre de ce genre, se complétant scène par scène à de longs intervalles, le symbole, cette dernière forme de la poésie de Goethe, ait pris une place de plus en plus prépondérante. Après avoir montré Faust en lutte avec ses passions, il fallait parcourir avec lui le monde ancien et moderne, le faire assister à la décadence du vieil Empire, ressusciter devant lui la patrie d’Homère avec tout son cortège mythologique. Le poète, qui n’avait plus souci de la réalité vulgaire, n’était-il pas libre de supprimer, pour le héros de ses rêves les temps et les distances? Le Faust, pris dans son ensemble, contient donc tous les styles de Goethe, comme il contient toute sa vie. Si ses poésies n’étaient, comme il le dit, que des fragments d’une grande confession, Faust est sa confession générale.
La vie de Goethe, après l’année 1805 qui lui enleva Schiller, offre peu d’incidents à noter. Le principal intérête de sa biographie, à partir de ce moment, est dans l’attitude qu’il prit vis-à-vis des événements qui agitaient l’Europe. Il s’était promptement détaché de la Révolution française; il désapprouvait surtout les parodies maladroites et intempestives qu’on en faisait en Allemagne. « Je hais les bouleversements violents, disait-il plus tard à Eckermann (27 avril 1825), parce qu’on détruit par là autant que l’on gagne; je hais ceux qui les accomplissent, aussi bien que ceux qui les rendent inévitables. » Et, insistant sur son idée : « Je le répète, ajoutait-il, tout ce qui est violent et précipité me répugne dans l’âme, car cela n’est pas conforme à la nature. » Puis, expliquant encore sa pensée par une image, il continuait : « Je suis l’ami des plantes, et j’aime la rose comme la fleur la plus parfaite que produise notre ciel allemand. Mais je ne suis pas assez fou pour vouloir que mon jardin me la donne maintenant, à la fin d’avril. Je suis content de trouver aujourd’hui les premières feuilles vertes, et je le serai encore lorsque je verrai, de semaine en semaine, les feuilles continuer à former la tige; je le serai davantage quand le bouton se dégagera au mois de mai, et je serai heureux enfin si juin me présente la rose avec sa magnificence et ses parfums. Mais celui qui ne sait pas attendre, qu’il aille dans une serre chaude! » Il s’attendait à une restauration bourbonienne à bref délai. L’Empire lui donna un démenti. Il admira le génie de Napoléon plutôt en artiste qu’en homme politique; il vit surtout en lui un grand déploiement de force individuelle. Il assista aux fêtes d’Erfurt, comme ministre du duc de Saxe-Weimar, en 1808, et il eut avec l’empereur un entretien dont il confia plus tard quelques détails au chancelier de Müller (6). Lors du mouvement national de 1813, Goethe se tint à l’écart, laissant à des poètes plus jeunes le soin de composer des chants de guerre ou d’exciter les multitudes. « Au reste, disait-il encore à Eckermann (14 mars 1830), je ne haïssais pas les Français, car comment pouvais-je haïr une nation qui compte parmi