« Un tramway nommé Laurier », une nouvelle de Pierre B. Berthelot dans le recueil Passés Composés

Georges-Rémy Fortin

L’historien et écrivain québécois Pierre B. Berthelot nous offre une nouvelle qui se déroule dans les années 40 et qui est inspirée par le règne de l’oligarque canadien Herbert Holt. Pierre B. Berthelot est l’auteur de Duplessis est encore en vie, paru en 2021 chez Septentrion. Berthelot est présentement le rédacteur principal à la Fondation Lionel Groulx. Il est notamment le scénariste de la série de capsules vidéos Nos géants.

Le titre de la nouvelle, « Un tramway nommé Laurier », est bien sûr un clin d’œil à Tennessee Williams.  La nouvelle prend place dans le recueil Passés Composés, paru chez Druide, dans lequel douze textes d’auteurs québécois ont été rassemblés par Richard Migneault. Les auteurs écrivent et réécrivent des tranches d’histoires inspirées de la vie de grands personnages de l’histoire du Québec. Frontenac, Kateri Tekakwitha, Louis Cyr et René Lévesque sont quelques-uns d’entre eux.

En plus de sa propre nouvelle, Berthelot a rédigé une biographie pour chacune de ces personnalités. Le lecteur peut donc faire le va-et-vient entre la fiction et la réalité historique. Chacune de ces nouvelles est ainsi une invitation à l’exploration historique autant qu’une expérience littéraire.

Mais qui est Laurier?

À quelle exploration Berthelot nous invite-t-il dans sa propre nouvelle? La nouvelle de Berthelot porte sur un financier canadien-anglais, Herbert Holt, mais son titre nous met sur la piste d’un mystérieux personnage nommé Laurier. On trouvera celui-ci à Montréal, en 1941, parmi les ouvriers qui travaillent à enlever des rails de tramways brisés. Ces ouvriers travaillent pour la Montreal Tramways Company, propriété de Holt.

Laurier Dorion et ses camarades triment dur, dans la chaleur et la poussière. Laurier, un travailleur atypique, n’est pas prédisposé au dur labeur. Comme d’autres, il travaille pour la compagnie de tramway pour survivre, parce que les temps sont durs. Une découverte viendra bouleverser leur quotidien et Laurier sera au cœur d’événements qu’on laissera au lecteur le plaisir de découvrir…

La réalité du capitalisme

La nouvelle de Berthelot est une leçon sur les conditions de vie difficiles des travailleurs québécois, dans la première moitié du XXe siècle. Le portrait socioéconomique qui sert de décors à la trame narrative est essentiel autant à ses ressorts qu’à la psychologie des personnages. Le travail surabondant, la nourriture, au contraire, très pauvre, l’autorité du contremaître anglophone, motivent les actions des personnages du texte.

Ce contexte de domination économique est surplombé par l’ombre de Holt. La biographie qui suit le texte nous apprend que ce Canadien d’origine irlandaise a régné sur un empire financier, commercial et industriel d’une ampleur inouïe. Son domaine s’étendait à la grandeur du Canada et totalisait une des plus grandes fortunes du pays. Comme Berthelot le fait remarquer, Holt est maintenant tombé dans l’oubli. La nouvelle ramène à notre mémoire non Holt lui-même, mais la réalité de son empire pour les travailleurs qui lui étaient soumis.

Une question d’échelle

De la grande histoire à la littérature, il y a un changement d’échelle, de perspective. La littérature nous permet d’explorer une parcelle de cet empire, au ras du sol. Dans la nouvelle, Laurier et le groupe de travailleurs apparaissent enchaînés à un lieu restreint, un segment d’une seule ligne de tramway. La vie des travailleurs qui, dans la réalité historique, se réduit à une infime partie d’un empire reprend dans le récit littéraire une dimension vraiment humaine.

Il ressort de la nouvelle une impression inquiétante. Le personnage de Laurier a quelque chose d’énigmatique. Une violence sourde se fait sentir dans la nouvelle, sans être directement présente. C’est dans ce contexte troublant que nous voyons luire brièvement, comme des étincelles, quelques moments de la vie de ceux qui ont œuvré à un immense empire. C’est une petite victoire contre l’oubli.

À lire également du même auteur

Charles De Koninck, penseur du Québec moderne
La pensée de Charles De Koninck est bien vivante. Du 1er au 3 octobre 2025 a eu lieu à Québec un colloque intitulé Bien commun et fédéralisme chez Charles De Koninck. Le constitutionnalisme entre philosophie et politique.

La souveraineté de l’État et la conscience nationale selon Edith Stein
Édith Stein est une philosophe singulière autant par son itinéraire intellectuel que par sa vie qui s’est conclue dans l’horreur d’Auschwitz. Un petit texte d’elle est peu connu et mérite qu’on s’y arrête.

Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois
Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu’une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l’humanité et pour la philosophie classique.

Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain
Nous sommes entrés dans l’ère du capitalisme de la finitude. C’est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué, Essai sur le capitalisme de la finitude (XVI - XXI siècle), paru chez Flammarion au début 2025. Orain est économiste et historien.

Noël selon saint Thomas d'Aquin
La nuit de Noël est le moment où le petit enfant qui se montre est encore le Dieu caché, bien au chaud dans la crèche, entouré de Marie, Joseph et des bergers.

Échapper à l’oubli selon le film Testament de Denys Arcand
Au-delà des propos satyriques du cinéaste à l’endroit des tristes dérives de notre société, les relations entre les hommes et les femmes constituent le sujet le plus profond du plus récent film de Denys Arcand ...

La piété filiale selon Thomas d’Aquin: de la déférence envers les aînés à l’amitié politique
Dans une société où la piété filiale se fait rare, seule la générosité naturelle des uns et la souffrance partagée des autres peut faire prendre conscience de la dette d’honneur et d’amour que les jeunes et les vieux ont les uns envers les




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué