Noël selon saint Thomas d'Aquin
La nuit de Noël est le moment où le petit enfant qui se montre est encore le Dieu caché, bien au chaud dans la crèche, entouré de Marie, Joseph et des bergers. C’est le moment de l’intimité, de la famille et de l’amitié, où se révèle quelque chose de fragile qui doit ensuite être transmis au monde entier.
Thomas a consacré un long passage de la dernière partie de sa Somme théologique à la vie du Christ. La Somme commence par un exposé sur Dieu, pour parvenir, après de longs exposés sur de multiples sujets allant de l’anthropologie aux charismes, à la notion d’incarnation dans la IIIe partie. C’est alors seulement, après l’exposé sur l’incarnation, qu’on trouve la section « Vie, mort et résurrection du Christ ». On y trouve la question 36 portant sur sa Manifestation du Christ à la naissance.
Cette question suit des questions portant sur la Bienheureuse Vierge Marie, sur la conception du Christ, et sur sa naissance d’un point de vue théologique, métaphysique et historique. La question de sa manifestation est plus simple, moins intellectuelle que ces dernières. Il s’agit en effet de comprendre comment le Christ naissant s’est montré aux hommes. C’est le moment pleinement sensible de l’incarnation.
Après la conception, qui est à proprement parler le moment de l’incarnation, le Christ entre dans la conscience et la vie humaine. Cette manifestation ne se produit pas seulement à Noël : Thomas prend aussi en considération l’Épiphanie, l’arrivée des mages treize jours après la naissance de Jésus, de même que, plus tard encore, l’exposition de Jésus au Temple. Toutefois, la nuit de Noël est le moment où cette manifestation commence, le moment où l’incarnation de Dieu se montre.
Thomas nous dit d’abord (art. 1) que le Christ ne devait pas se manifester à tous. Il cite Isaïe : « Vraiment, tu es un Dieu caché, Saint d’Israël, Sauveur (45,15). » Ce Dieu caché, c’est l’Enfant Jésus dans la crèche. Il fallait qu’il ne soit pas immédiatement connu de tous pour qu’il soit plus tard crucifié pour le salut de tous. Il fallait en outre qu’il soit pour la majorité des hommes un objet de foi, et non une réalité connue par la vue. Enfin, pour qu’on croie la pleine réalité de l’humanité du Christ, il fallait qu’il naisse et grandisse comme un humain normal. Pour que le Christ puisse être un objet de foi, il fallait cependant qu’il se manifeste au moins à quelques-uns (art. 2). La foi suppose des témoins qui fassent parvenir aux autres la connaissance qu’ils sont les seuls à avoir.
Thomas poursuit en affirmant que Dieu a choisi à qui le Christ s’est manifesté (art. 3). Or Dieu a voulu se manifester à toutes les catégories d’hommes. C’est pourquoi Jésus s’est montré à d’humbles bergers juifs, à de grands et nobles mages étrangers, païens, et comme tels pécheurs. Jésus est la pierre angulaire qui unit hommes et femmes, païens et juifs, esclaves et hommes libres. Le petit cercle de ceux à qui s’est montré l’Enfant Jésus a donc été choisi pour s’élargir progressivement à toute l’humanité par le partage de la foi.
En tant que Dieu incarné dans l’humain, le Christ devait se manifester à l’humanité non par lui-même, mais par d’autres (art. 4). Le Christ a ainsi « montré une naissance pareille à celle des faibles hommes », nous dit Thomas. Jésus ne devait pas accomplir de miracles trop rapidement, à la fois pour apparaître comme pleinement humain, et aussi pour ne pas être livré trop tôt à la croix par les envieux.
Dieu s’est manifesté de la meilleure façon qui soit (art. 5). Les bergers juifs, habitués aux anges, ont été menés par eux à l’Enfant Jésus. Les mages orientaux, habitués à observer les astres, ont reçu le signe d’une étoile extraordinaire. Thomas cite à ce propos saint Augustin, selon qui les païens qui suivent l’étoile de Noël sont eux-mêmes la multitude des étoiles qui représente la descendance d’Abraham non selon la chair, mais selon la fécondité céleste de la foi. Ainsi, chaque groupe humain reçoit un signe sensible adapté à ses habitudes et à ses capacités de compréhension.
L’ordre de ces manifestations (art. 6) annonce l’ordre par lequel le Christ sera connu de l’humanité : d’abord les « prémisses des Juifs », les simples bergers, puis « la plénitude des nations », les mages, et enfin la plénitude des Juifs, les justes dans le Temple. La nuit de Noël comme telle est spécifiquement le moment de la manifestation aux bergers, c’est-à-dire aux simples et aux humbles.
L’étoile qui a manifesté la naissance du Christ (art. 7) est selon Thomas, qui cite saint Augustin, « un astre nouveau apparu pour l’enfantement nouveau d’une vierge. » Si les mages n’étaient pas présents le soir de Noël, ils étaient cependant en route vers le Christ, en suivant une étoile merveilleuse (art. 8). Ils étaient ainsi inspirés par le Saint-Esprit. Thomas cite saint Jean Chrysostome, selon qui il fallait que les mages ne craignent pas Hérode, le roi présent, pour chercher « le Roi à venir » : « Ils n’avaient pas encore vu le Christ et déjà ils étaient prêts à mourir pour lui. »
La manifestation du Christ lors du premier Noël fut progressive. Elle rayonna d’abord doucement pour les bergers, témoins du nouveau-né. Elle se fit puissante dans une étoile qui attira les mages venus de très loin. Jésus se manifeste à chacun, selon la sensibilité qui lui est propre et selon la communauté de foi à laquelle il appartient.
Concluons par cette parole de Thomas : « Cette manifestation de la naissance du Christ fut comme les prémices de la manifestation plénière qui se produirait plus tard (art. 3, sol. 1). » Si la manifestation de la naissance du Christ s’étend jusqu’à l’Épiphanie et à l’exposition au Temple, la nuit de Noël est le moment où le petit enfant qui se montre est encore le Dieu caché, bien au chaud dans la crèche, entouré de Marie, Joseph et des bergers. C’est le moment de l’intimité, de la famille et de l’amitié, où se révèle quelque chose de fragile qui doit ensuite être transmis au monde entier.