La saga de la prostate (suite)
On aura compris qu'à travers un cas exemplaire, c'est le mécanisme de la hausse incontrôlable des coûts que nous analysons. Notre combat ne prendra fin que lorsque le docteur Labrie se sera publiquement excusé de ses erreurs et de ses abus de pouvoir. Nous reviendrons dans le prochain numéro sur la question de ces abus de pouvoir, à partir d'un dossier qui devient impressionnant.
Dans les numéros de décembre-janvier et de février, nous avons fait porter le débat sur le programme de dépistage du cancer au premier stade. Il nous faut conclure que le programme est médicalement inutile, voire dangereux, humainement sadique, politiquement pervers, économiquement désastreux
Il ne nous paraissait pas opportun de critiquer le traitement du cancer généralisé proposé il y a quelques années par le même docteur Labrie. Le docteur Michel Carmel, urologue et directeur du département de chirurgie de la faculté de médecine de l'Université de Sherbrooke est plus sévère que nous sur ce dernier point. Voici quelques extraits dune longue lettre qu'il nous adressait récemment. "J'ai lu votre dossier avec intérêt.[...] Je voudrais d'abord corriger quelques chiffres. Vous sous-estimez le coût du traitement par blocage androgénique total. Il est de 623,19$ par mois soit: 414.49$ pour le Lupron dépôt Abbot et 208.60$ pour le Euflex Shering 1 co po tid. (La trouvaille du docteur Labrie a consiste à ajouter le Euflex fabriqué par la compagnie Shering Plough au Lupron qui était déjà utilisé).
«À l'époque, selon son style habituel, le docteur Labrie affirmait guérir le cancer de la prostate métastatique. J'avais lu un reportage dans le Journal de Montréal où les patients ainsi traités criaient au mirade. Il est à noter que la castration classique (le blocage androgénique est en fait une castration chimique), avait le même effet spectaculaire sur les douleurs du patient. Le magazine l'Actualité, confondant science et entrepreneurship, vantait son audace d'affronter les Américains sur leur terrain. Le problème demeure la crédibilité de sa démarche scientifique et non pas son habileté d'entrepreneur. La principale critique provient du fait que son étude est rétrospective et sans groupe témoin. De nombreuses études à double insu ont été menées depuis, certaines révélant un avantage au blocage androgénique total, d'autres pas.
«L'étude la plus citée, celle du groupe des vétérans de Crawford, rapporte une survie allongée de 20 mois dans le groupe traité avec blocage androgénique total dans un sous-groupe restreint de patients, soit celui qui présentait des lésions métastatiques minimes. Pour l'ensemble des patients, l'avantage semble peu significatif, soit trois mois. Nous ne parlons donc pas d'une guérison mais d'une rémission prolongée dans un sous-groupe restreint de patients. Le docteur Labrie a été beaucoup moins éloquent à ce sujet par la suite. Le traitement est maintenant utilisé pour la plupart des patients malgré la publication de l'étude de Crawford.»
On connaît le coût économique des trois mois de rémission ainsi obtenus. Voici à propos du coût humain le témoignage d'une infirmière qui a soigné son père pendant les derniers mois de sa vie : "Mon père a vécu, de décembre 92 à décembre 93, la phase prolongée de son cancer grâce, mot ironiquement employé, au Lupron du docteur Labrie qui mijote dans sa découverte sensationnellement trouble ! Connaissez-vous les retombées secondaires de ce traitement ? Entre autres : une torture détrempée ! Pour mon père, 12 mois de transpiration excessives à la chaîne, aux 10, 12 ou 15 minutes. Séchages à la serviette complétés au séchoir électrique (truc que mon père avait découvert) changement de vêtements, jour et nuit. Pour s'encourager à ne pas se décourager, mon père disait, avec ce qui lui restait de sourire : «ça vaut ça pour continuer à vivre !»
Dans sa lettre, le docteur Carmel prend aussi position sur le programme de dépistage. «Enfin, je vous laisse copie d'un article récent du NEJM que les médias ont entouré d'une grande publicité. Il s'agit d'une étude sur le traitement conservateur de la prostate. La conclusion retenue par les médias est qu'il est inutile de traiter. Je crois que l'on sous-estime l'impact de la morbidité de la maladie, la présence de métastases diminuant sûrement la qualité de la vie. Il y a aussi une différence énorme entre le point de vue d'un épidémiologiste ou d'un économiste de la santé qui décident pour un grand groupe, et celui du médecin qui a un seul patient en face de lui. Comment convaincre un patient qui a un cancer de la prostate qu'in n'en mourra pas, qu'il n'en souffrira pas et qu'il peut continuer ses activités sans y penser ? De plus, personne n'a évoqué l'aspect médico-légal de la question : Je découvre un cancer de la prostate chez un patient ayant une bonne espérance de vie. Dans les dix prochaines années, il a 10% de risque de mourir de son cancer contre 30% de mourir d'autre chose. Je réussis à persuader mon patient de l'inutilité du traitement, mais malheureusement, il rejoint le groupe de 10%. Suis-je vulnérable si le patient me poursuit ?»
Ce témoignage ne donne-t-il pas un argument supplémentaire à ceux, de plus en plus nombreux, qui estiment que le programme de dépistage massif est inapproprié ? Une fois qu'on se sait porteur d'un cancer, comment l'oublier, comment vivre conformément à ce que la science et le bon sens recommandent : comme si on ne l'avait pas ?
Interrogé sur l'à-propos du dépistage massif, le docteur Carmel s'est dit d'avis que le plus sage serait de l'en remettre au jugement des médecins, qui pourraient recommander les tests quand les patients présentent des symptômes inquiétants.