Fernand Labrie: le Pasteur de la prostate?

Jacques Dufresne
En avril 1992, j'ai prononcé la conférence d'ouverture au congrès de l'Association des hôpitaux du Québec. On attendait de moi que je mette en relief les causes de la croissance des coûts et que je propose des solutions qui ne plairaient pas nécessairement à tout le monde.
    Quelques jours avant ma conférence, le mardi 14 avril, l'émission Le Point de la télévision de Radio-Canada m'a fourni l'exemple déclencheur sous la forme d'une déclaration du docteur Fernand Labrie: "Le dépistage précoce va permettre de dépister ces cancers (de la prostate) vers 55-60 ans, de les opérer et dans 75 % des cas le cancer sera alors à l'intérieur de la prostate, donc le patient sera guéri." Lors de la conférence de presse donnée le même jour, le célèbre chercheur avait été encore plus optimiste, du moins si l'on en croit le journal La Presse, qui a rapporté ce qui suit: "Si la stratégie du docteur Labrie avait été au point il y a quelques années, c'est 75% des 3000 morts québécois de 1992 qui auraient pu être sauvés."
    Le docteur Labrie a proposé le recours systématique à une méthode de dépistage appelé test de PSA, dont il est question dans l'autre article de ce dossier. Quiconque a une petite idée de la rigueur qu'il faut déployer pour juger de l'effacité des stratégies de dépistage de ce genre ne pouvait que sursauter devant l'assurance avec laquelle le docteur Labrie soutenait que 3000 vies humaines auraient pu être sauvées par une telle méthode.
    Jusqu'à ce jour, je n'avais eu que de l'admiration pour cet homme en qui j'avais toujours vu l'un des leaders de la recherche de pointe au Québec. C'est même mon préjugé favorable à son endroit qui m'avait retenu devant l'appareil de télévision ce soir du 14 avril.
    Les questions affluent
    Son message a fait affluer les questions à mon esprit. Combien d'hommes de 50 ans et plus vont, dans les semaines à venir, réclamer le test miraculeux? À quel coût? À quel coût financier, mais aussi à quel coût humain? Peu de temps auparavant, le gouvernement avait annoncé le retrait de la mammographie de ses programmes, l'efficacité incertaine de ce test ne justifiant pas son coût. Le docteur Labrie avait-il eu l'autorisation du gouvernement pour lancer son programme de dépistage? Si oui, pourquoi l'annonce a-t-elle été faite non par une autorité publique, mais par un chercheur qui pourrait être en conflit d'intérêts? Quelle compagnie vend l'équipement nécessaire au test de PSA? Quels sont les liens du docteur Labrie avec cette compagnie?
    Ces données et ces questions m'ont servi à étayer dans ma conférence la thèse suivante: la principale cause de la hausse des coûts, ce sont ces techniques non évaluées qui entrent dans le système sans que personne puisse savoir si elles servent l'intérêt public ou un intérêt privé quelconque.
    Mais ne brûlons pas les étapes. Il s'est passé bien des choses avant la conférence. Il s'en est passé notamment à Radio-Canada, maison où l'esprit critique se manifeste encore de temps à autre. Le fait que le docteur Labrie passe à une grande émission d'information, sans que les téléspectateurs puissent avoir l'autre point de vue, n'a pas été accepté de tous. C'est pourquoi deux jours plus tard, la même émission donnait, sur le même sujet, la parole au docteur Jean Simard, président de l'Association des urologues du Qébec. Ce dernier a démenti une à une toutes les allégations du docteur Labrie. Il ne peut, a-t-il dit, fournir aucune preuve à l'appui de sa thèse sur les 75% de vies sauvées.
    Le docteur Jean Simard, avec qui j'ai eu de longues conversations par la suite, m'a appris qu'un nombre étonnant de trépassés mâles ont des tumeurs à la prostate bien qu'ils aient souffert et soient morts d'autre chose. La proportion atteint 80% chez ceux qui ont au-delà de 80 ans. (Voir les données du premier article.) Le texte de ma conférence s'enrichissait ainsi de façon inattendue.
    La liberté d'opinion dans le monde de la recherche
    À l'appui de mon scepticisme devant les propos du docteur Labrie, je citais un éminent spécialiste de l'évaluation des traitements et des stratégies de dépistage que je connaissais bien. Quelques minutes avant ma conférence, le directeur général de l'hôpital où travaille ce spécialiste me dit ceci: "Si vous voulez éviter que ce chercheur ne perde ses subventions l'an prochain, vous feriez mieux de ne pas le citer." Moi: "Ai-je bien compris ce que vous me demandez... et pourriez-vous me dire sur quoi reposent les craintes de ce spécialiste?" Réponse du D.G.:" Le docteur Labrie va bientôt être nommé président du fonds de recherche en santé du Québec."
    Moi: "Est-il possible qu'un chercheur craigne à ce point des représailles de ce genre qu'il ne puisse dénoncer le procédé?"
    Le D.G.: "Il n'est pas seul en cause. C'est toute une équipe qui disparaîtrait ainsi."
    Pour ne pas lui nuire, j'ai donc amputé ma conférence de la partie qui contenait les recherches de ce spécialiste, mais je savais que je pouvais compter sur l'appui indéfectible du docteur Simard et de ses confrères urologues.
    Pendant le congrès, plusieurs directeurs généraux d'hôpitaux confirmèrent ce que j'avais prévu: la demande de tests PSA s'était accrue considérablement à la suite de la conférence de presse du docteur Labrie. Des données, qui nous ont été communiquées par un centre hospitalier de la région de Québec, nous ont appris depuis qu'entre 1990-91 et 1992-93, la demande de tests PSA pour les malades externes s'est accrue de mille huit cent trente-quatre pour cent (1834%), augmentation qui sera de deux mille trois cents vingt-sept pour cent (2327%) pour 1993-94, si la tendance se maintient. Tout indique que la conférence de presse aura été une étape importante dans un plan d'ensemble fort bien conçu. (voir tableau ci-dessus)
    Chaque test coûte 25$. Ce n'est pas rien, mais c'est le coût humain et les coûts économiques subséquents qu'il importe de souligner. Voici l'histoire bien réelle d'un homme de 65 ans qui a été touché par la conférence de presse du Dr Labrie. Il n'éprouve aucune souffrance particulière, mais par prudence, il se présente tout de même à l'hôpital pour subir son test. Après de longs jours d'attente, il apprend qu'il est au bord de la catégorie à risque, pas tout à fait dedans, mais si près que la poursuite de la stratégie de dépistage paraît indiquée. La poursuite c'est l'échographie; c'est aussi un examen de routine: la palpation de la prostate par voie rectale, examens que l'homme dont nous parlons dut attendre pendant de longs mois, remplis d'une angoisse d'autant plus lourde qu'elle coïncidait avec le désarroi d'une retraite prise après une carrière très active.
    Toute cette tension pour aboutir, soit à des résultats négatifs qui ne seront pas totalement sûrs, soit à une opération dont on ne sait pas dans quelle proportion des cas elle prolongera la vie.
    Qui est donc Fernand Labrie?
    Quelle est donc la personne qui a dans cette province assez de pouvoir pour conduire les hommes québécois dans une telle impasse, contre l'avis des urologues et avec l'appui du Ministre de la santé?
    Le docteur Labrie, endocrinologue réputé, est directeur du Centre de recherche rattaché au Centre hospitalier de l'Université Laval. Il est aussi président du Fonds de recherche en santé du Québec, FRSQ.
    Il s'intéresse plus particulièrement à la façon dont l'hypophyse, au moyen des hormones qu'elle émet, assure la régulation de certaines fonctions importantes de l'organisme. Le docteur Labrie a d'abord attiré l'attention par une technique de contraception par vaporisateur nasal... Cette découverte n'a pas eu le succès espéré.
    Le docteur Labrie avait néanmoins trouvé un bon filon: l'action sur l'hypophyse. Ce qui devait bientôt l'amener à proposer un nouveau traitement, hormonal, pour le cancer avancé de la prostate: (celui qui a commencé à se généraliser). Jusque-là, le seul traitement connu pour cette forme de cancer, comme pour le cancer en formation, (étape où il est contenu dans la prostate) était la castration, dont on connaît déjà les limites et les inconvénients.
    Au moment où il a obtenu ses premiers résultats intéressants par l'administration des hormones, le docteur Labrie a été dans un enthousiasme tel qu'il a tenté, au nom de l'éthique, de dissuader ceux qui voulaient soumettre son traitement à une évaluation rigoureuse. Son argument: pourquoi, à la seule fin de mener une expérience, prendre le risque de priver des malades d'un remède salutaire?
    L'argument fit mouche au Québec mais n'intimida pas tous les chercheurs du monde. Diverses équipes menèrent les études cliniques nécessaires à l'évaluation pour aboutir à la conclusion que le traitement aux hormones présente certains avan- tages par rapport à la castration: une espérance de vie accrue de deux mois et quelques douceurs supplémentaires dans cette fin de vie douloureuse. Il y a toutefois un prix à payer pour ces douceurs: 200$ de médicaments par mois, pendant plusieurs années dans certains cas, contre moins de 100$ pour une castration. Ajoutons que dans ce cas du cancer avancé, comme dans le cas du cancer au premier stade, nul ne sait si la non-intervention n'est pas la solution idéale; nul ne sait, à plus forte raison, si le traitement hormonal est préférable à la non-intervention. Bien des spécialistes disent n'intervenir que si le patient le demande tant ils doutent de l'efficacité de toute intervention.
    Une solidarité rentable
    C'est la compagnie Shering Plough qui produit et vend les hormones en question dans le monde entier. Le docteur Labrie a mis sur pied une compagnie personnelle, Endorecherche, qui peut investir avec Shering. Il a évidemment droit à des redevances. Après tout, pourquoi un chercheur-créateur d'emplois ne gagnerait-il pas autant qu'un joueur de hockey?
    Quand le chercheur en question est à l'emploi d'une université dont il reçoit, outre son salaire, plusieurs avantages, et quand il est en plus président du Fonds de recherche en santé, la chose est un peu plus complexe. Le code d'éthique de l'Université Laval stipule par exemple, que tout chercheur à son emploi doit remettre à l'institution 50% des redevances qu'il reçoit. Ce règlement existe depuis 1970 et par la suite, on en a introduit l'esprit dans les conventions collectives et les protocoles d'entente avec les hôpitaux et les centres de recherche. Interrogé sur la façon dont ce règlement était respecté, le docteur Pierre Potvin, doyen de la faculté de Médecine, nous a appris qu'il était généralement respecté mais qu'il n'avait pas été appliqué dans le cas du docteur Labrie.
    De toute évidence le recteur de l'Université Laval, monsieur Michel Gervais, a la plus grande admiration pour le docteur Labrie. Voici ce qu'il déclarait en avril 1993: "Le docteur Labrie est le chercheur le plus souvent cité au Canada, il publie deux articles par semaine et dirige quatre ou cinq thèses de doctorat par année. N'importe quelle université serait fière de compter dans ses rangs un homme d'une telle envergure." La moitié de la page où a paru cet article (Journal économique de Québec, Janvier 1993, vol. 2 No 2) est occupée par une publicité de la compagnie Shering Canada.
    Qu'en est-il en réalité de ces publications? Entre le 1er janvier 1989 et le 31 octobre 1993, la banque Medline répertorie 129 publications pour lesquelles le docteur Labrie est un des auteurs. Ces 129 articles ont mis à contribution 735 co-auteurs pour une moyenne de 5.7 auteurs par article: Parmi les 129 articles, F. Labrie est le dernier auteur pour 74 (57%) d'entre eux, ce qui suggère que la consigne qui prévaut au sein du centre de recherche du CHUL est d'associer le directeur à toute publication qui émane du centre. En défalquant ces 74 publications, il en reste 55, pour une moyenne de 11 articles par an. Parmi ces 55 articles, Labrie est premier auteur pour 18 dont deux lettres à l'éditeur, deuxième auteur pour six,
    troisième auteur pour quatorze, quatrième auteur pour huit, cinquième auteur pour six et sixième auteur pour deux.
    Faut-il reprocher au docteur Labrie d'être passé maître dans ce jeu dont les règles sont définies aux États-Unis? Comment, dans la conjoncture mondiale actuelle, tirer son épingle du jeu sans utiliser de tels moyens?
    Tu me cites, je te cite...
    On devient toutefois plus sévère pour le docteur Labrie quand on le retrouve dans son rôle de président du FRSQ, l'organisme qui distribue les subventions de recherche en santé au Québec. Les nouveaux critères, approuvés sous sa présidence, favorisent les chercheurs les plus fréquemment cités et les mégacentres où on les retrouve généralement... Un collègue du docteur Labrie, le docteur Louis Bernard, directeur du Département de médecine sociale et préventive de l'Université Laval, a signé un article, qui a fait quelque bruit, intitulé L'indice des prix à la citation, dont la pertinence n'échappera à personne. "Cette mode d'utiliser des indicateurs quantitatifs et de les croire en étroite corrélation avec la qualité, entraîne chez les nouveaux dieux du stade le besoin inassouvissable de publier toujours plus. Les indicateurs deviennent les objectifs. Les citations sont mulipliées par ce que certains ont appelé les publications salami (plusieurs petits articles autour du même sujet) et par les articles à multi


    ples auteurs. Les citations peuvent être multipliées par entente tacite de la même équipe et du même milieu, un mécanisme vieux comme les hommes et que les auteurs romains ont traduit dans leur Asinus asinum fricat." Le docteur Bernard me permettra de traduire librement ce proverbe latin par le fameux Scratch my back, I'll scratch yours...
    Certains détails de cette nouvelle politique sont croustillants. Dans le document d'orientation du MSSS intitulé Politique de santé et du bien-être, deux types de cancer figurent dans la liste des priorités, le cancer du sein et le cancer du poumon. Le nouveau conseil d'administration du FRSQ en a ajouté un troisième: le cancer de la prostate. C'est ainsi qu'au Québec les organismes subventionnaires corrigent les devoirs des ministres.
    La main de Marc-Yvan Côté
    Quel jugement porter sur toute cette affaire? Précisons ici que c'est aussi la compagnie Shering Plough qui vend l'équipement nécessaire aux tests de PSA. Dans la revue médicale la plus influente au monde, The New England Journal of Medicine, le conflit d'intérêts était ainsi défini récemment (19 août 1993): "Le conflit d'intérêts est une situation non un acte. Les cliniciens ou les chercheurs qui pourraient tirer un avantage financier de la distorstion de leurs travaux sont en conflit d'intérêts, qu'ils passent à l'acte ou non."
    Mais au niveau où se passent les choses que nous évoquons, quelle est la différence entre les conflits d'intérêts et la nécessaire concertation pour développer l'industrie pharmaceutique au Québec? Le ministre Marc-Yvan Côté semble avoir toujours été un allié du docteur Labrie. C'est lui qui l'a nommé président du FRSQ malgré les réticences et l'opposition de nombreux milieux universitaires et scientifiques et en dépit du fait que la conférence des doyens des facultés de médecine avait posé comme condition qu'il n'y ait pas de conflits d'intérêts. Quand la compagnie Shering Plough annonce qu'elle va subventionner l'expansion du Centre de recherche du CHUL, le ministre est le premier à s'en réjouir publiquement.
    Et voici que le problème devient politique. Comment un ministre qui a approuvé - qui ne dit mot consent - un douteux et coûteux programme de lutte contre le cancer de la prostate, peut-il ensuite demander à l'ensemble des personnes souffrant de cancer et de diverses autres maladies, de payer elles-mêmes leurs médicaments désormais?
    Le prestige de la science est aussi en cause. La science est l'une des dernières institutions en laquelle les gens peuvent croire. Elle est par essence désintéressée. Est-il sage d'en ternir l'image, pour des avantages à court terme que l'on pourrait obtenir par d'autres moyens? Si le mariage du CHUL avec la compagnie Shering est acceptable à la limite, parce que les concurrents font la même chose ailleurs dans le monde, par contre, que penser des intérêts des chercheurs, proches collaborateurs du docteur Labrie au Centre de recherche du CHUL, dans une compagnie pharmaceutique, Aeterna?

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