Nouvelle

Entre le bien et le mal

Nicolas Bourdon

Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J’ai quelque chose pour toi. » Il revint avec des dizaines d’hameçons et de leurres. On échangea un moment sur les meilleurs endroits où pêcher dans les environs. Mais alors que notre conversation allait prendre fin, ses yeux furent voilés par l’inquiétude et sa voix se fit hésitante; il semblait se rappeler soudainement d’une chose désagréable dont il voulait m’entretenir.

Photo: Bernard Lebleu

Qu’on ne me parle pas des boutiques ni des restaurants de Burlington, ni de ce populaire « ski resort » qu’est Jay Peak, ni même du mont Pisgah envahi par des hordes de touristes québécois. Je veux être seul ou plutôt n’avoir qu’une seule compagne : la nature fière et sauvage. 

Au nord-est du très fréquenté lac Willoughby, on découvre une région si peu peuplée qu’on la croirait vierge de toute civilisation. Dès que mon travail et mes responsabilités familiales me le permettent, je file à mon chalet au sud de Coaticook pour pêcher. 

Un simple coup d’œil sur Google Earth et on constate rapidement qu’au nord de Coaticook, les fermes s’étendent jusqu’à l’importante agglomération de Sherbrooke. Au sud de la frontière, par contre, la forêt règne en maître. À la fin de l’été 2023, j’ai donc acheté mon permis de pêche du Vermont et j’ai trouvé un endroit que j’affectionne particulièrement : avant de se jeter dans le fleuve Connecticut, les quatre branches de la Nulhegan river dévalent les montagnes et les collines de la réserve naturelle Sylvio O Conte. 

La East Branch, en particulier, abonde en ombles de fontaine. La première fois que j’y ai pêché, je dois dire que j’étais assez nerveux. Je me disais que le douanier allait me poser des questions et me demander mon permis de pêche, et j’avais un peu peur de la réaction des habitués de la place qui regarderaient un étranger comme moi d’un drôle d’œil.  

Une magnifique journée de la fin septembre fut le cadre de ma première expédition. Le plus difficile fut de tenir fermement mon volant, car mes yeux étaient sans cesse détournés de la route par un kaléidoscope de couleurs et de formes d’une grande beauté. Un lac, une rivière, une cascade, de vieilles maisons victoriennes aux toits en croupe et aux corniches ouvragées, des érables flamboyant sur un arrière-plan de sapins et d’épinettes et, tout à coup, sur le bord de la route, un grand terrain, une maison qu’on devine cachée derrière de grands arbres, un gazon dont le vert éclatant irradiait dans l’air chaud et pur, et, des deux côtés de l’allée menant à la maison, deux hydrangées qui ployaient sous le poids de leurs grosses fleurs roses. 

Quelques secondes plus tard, je tournais sur Little Averill Lake Road. C’était une petit rue bordée de chalets qui longeait le Great Averill Pond dont j’entrevoyais les éclats bleutés entre les branches des arbres. La plupart des chalets avaient déjà été fermés pour l’hiver, mais il y avait de l’animation dans quelques-uns. Un homme qui cordait son bois de chauffage me salua; les automobilistes qui arrivaient en sens inverse me faisaient tous un petit signe amical de la main et je ne voyais nulle part de pancartes Make America Great Again, ce que je considérais être un heureux présage. 

Je me disais qu’il était étrange pour cette petite communauté de voir apparaître un visiteur du Québec, mais personne ne me le faisait sentir. J’arrivai bientôt à la petite plage du Little Averill Pond où je m’arrêtai un moment. Ce lac qui s’étend au pied de la Brousseau Mountain est d’une grande beauté. Sa rive septentrionale est parsemée de petits chalets en bois, tandis que sa rive méridionale est vierge de toute habitation. Un homme, qui s’apprêtait à mettre un kayak à l’eau, me dit en souriant : « What a beautiful day ! » 

Cette dernière interaction acheva de me rassurer : j’étais en terrain ami ! Je m’engageai donc avec assurance sur la petite East Branch Road, là, je quittai rapidement toute civilisation. Il n’y avait que cette petite route encaissée de montagnes et bientôt longée par un ruisseau : c’était la East Branch !

Je jugeai qu’il y avait trop peu d’eau pour pêcher. Je dus faire un bon quatre kilomètres pour que la East Branch, alimentée par plusieurs ruisseaux, devienne une rivière. C’est au moment où j’ai songé : « Maintenant, je peux m’arrêter ! » que j’ai aperçu la maison. 

Ça devait être à l’origine une belle cabane en bois rond; elle gardait d’ailleurs quelques signes de sa splendeur d’antan : les gros billots qui luisaient au soleil lui donnaient une impression de puissance, mais le toit était moussu, les fenêtres étaient sales, et il y en avait une qui était condamnée, mais surtout un amoncellement de détritus jonchait le terrain et le porche de la cabane. Il y avait entre autres des pneus, deux carcasses d’auto, plusieurs cannettes de bière, des vieilles chaises empilées les unes sur les autres et une vieille balançoire dont seulement une corde était encore attachée à la branche d’un gros érable. Dans l’allée, étaient stationnés un Jeep et un VTT. Au-dessus de la porte, il y avait une inscription sur un gros linteau : Arthur Jermyn. 

Cette cabane ne me disait rien qui vaille : j’accélérai et je ne m’arrêtai qu’un bon kilomètre plus loin pour être certain de ne pas tomber nez à nez avec le propriétaire. 

Je pêchai un moment au pied d’une cascade entourée de magnifiques érables rouges puis je descendis la rivière sur quelques centaines de mètres pour pêcher dans une région marécageuse tout aussi poissonneuse que le bassin de la cascade. 

Je pêchai facilement huit magnifiques ombles de fontaine et je mangeai mon dîner sur un piton rocheux en amont de la cascade : je voyais en contrebas les rapides écumants de la East branch; je me répétai plusieurs fois que la vie était belle et je me plongeai enfin dans un livre que j’avais apporté avec moi. 

J’émergeai de ma lecture quand une bourrasque de vent me fit frissonner. Le soleil avait sensiblement décliné et la rivière était couverte d’ombres : le moment était venu de rentrer au bercail.  

Au moment de passer devant la cabane délabrée, j’eus le réflexe de ralentir. Je vis un homme d’une quarantaine d’années assis dans une grande chaise Adirondack devant un gros feu. Des yeux bleus très intenses; des cheveux en broussailles. Il portait une chemise de bûcheron et des pantalons de jogging troués. Il devait mesurer plus de six pieds; il était un étrange mélange de mollesse et de robustesse, et il semblait être à la fois très costaud et très corpulent. 

Mes fenêtres étaient ouvertes et je l’entendis me crier sur un ton des plus cordiaux : « Salut ! Comment ça va ? » Je n’avais donc rien à craindre !

Il me fallut attendre le printemps avant de retourner pêcher à la East Branch. L’élection présidentielle battait alors son plein. J’allais parfois au New Hampshire acheter des provisions à West Stewartstown et marcher dans les sentiers le long du majestueux Connecticut. J’apercevais alors des pancartes pro-Trump, mais mon « petit coin de paradis » au sud d’Averill Pond semblait épargné par cette hystérie collective.  

Je finis par explorer toute la région : je suivis la East Road jusqu’à ce qu’elle rejoigne la 105. Je m’arrêtai à l’agréable refuge Sylvio O. Conte; un feu brûlait dans un âtre devant lequel on avait disposé deux fauteuils. Une petite affiche nous invitait à prendre un livre dans la petite bibliothèque à la droite du foyer et à nous asseoir. À l’entrée, je vis le portrait officiel du président Biden; je me souviens qu’il affichait un large et chaleureux sourire. 

J’arpentai ensuite les petites rue d’Island Pond, village qui me parut souffrir d’une pauvreté endémique. Les quelques maisons de la « haute-ville », à laquelle on accédait par une passerelle qui surplombait la voie ferrée, étaient de grosses demeures bien entretenues qui devaient appartenir à des familles bourgeoises qui venaient en villégiature à Island Pond, mais plusieurs maisons de la « basse-ville » étaient dans un triste état de délabrement. On avait peine à croire que des êtres humains vivaient là et pourtant, le soir, je voyais l’éclat saccadé des télévisions derrière les vitres sales et les rideaux.

Je passais maintenant devant la maison de Jermyn avec beaucoup moins de crainte, même s’il avait planté une pancarte pro-Trump à l’avant de son terrain. Il avait ramassé ses canettes de bière, conscient que son héros ne pouvait pas vivre au milieu des détritus.  La plupart du temps, il était absent, mais lorsqu’il était là, il m’offrait son plus beau sourire. 

Nous étions maintenant en octobre et Trump dénigrait ses adversaires avec une rhétorique de plus en plus belliqueuse et ordurière, mais cette violence ne semblait toujours pas avoir atteint le Vermont.  

Une journée d’octobre splendide – on eût dit l’exacte réplique de ma première journée à la East Branch – alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J’ai quelque chose pour toi. » 

Il revint avec des dizaines d’hameçons et de leurres. 

« J’ai vu que tu traînais toujours ton équipement de pêche… 

- Merci, dis-je un peu gêné, tu es certain…

- J’ai trop de trucs de pêche, je ne sais plus quoi en faire. » 

Il sourit et me dévoila plusieurs dents cariées. 

« Alors merci. Merci ! » lui dis-je, sincèrement touché. 

J’aurais peut-être dû sortir de l’auto et lui serrer la main pour le remercier, mais quelque chose me retenait et je me contentai de couper mon moteur. 

... alors que notre conversation allait prendre fin, ses yeux furent voilés par l’inquiétude et sa voix se fit hésitante; il semblait se rappeler soudainement d’une chose désagréable dont il voulait m’entretenir.

On échangea un moment sur les meilleurs endroits où pêcher dans les environs et bien que j’aie alors sillonné à peu près toute la région, il me fit connaître avec une précision remarquable de nouveaux ruisseaux et étangs qui m’étaient inconnus. Mais alors que notre conversation allait prendre fin, ses yeux furent voilés par l’inquiétude et sa voix se fit hésitante; il semblait se rappeler soudainement d’une chose désagréable dont il voulait m’entretenir. Il me faisait songer à un patron qui parle de choses banales avec son employé avant de lui apprendre qu’il le congédie. 

« Je voulais te dire… Il faut que tu fasses attention, ça peut être dangereux quand tu pêches dans le coin, il y a des gens ici qui n’aiment pas les Canadiens français. 

- Mais c’est étrange, tous les gens que j’ai rencontrés sur ma route sont accueillants. 

- C’est que tu ne les vois pas. Ils se cachent au fond des bois. Ils ont des refuges, des petites caches, dans des endroits que tu ne soupçonnerais jamais. 

- Et qu’est-ce que je devrais faire ? 

- Je te conseille de ne pas t’aventurer dans les bois alentour d’ici ! »

Et avec un air irrité, comme s’il estimait avoir trop parlé avec moi, il me dit sèchement : « Au revoir. À plus. »

Pendant tout l’hiver, je songeai à ma belle rivière, mais les étranges conseils de Jermyn me revenaient à l’esprit. Je me disais qu’en fait, et malgré sa gentillesse apparente, il ne voulait plus que je passe devant sa maison ni que je pêche dans les environs. Ce fut un hiver neigeux, froid et lugubre. Trump disait que le Canada « avait profité des États-Unis » et parlait maintenant sérieusement de l’annexer.  

Et pourtant dès que la saison de pêche débuta à la mi-avril, je ne pus m’empêcher de retourner à la East Branch. Ce fut une mauvaise décision ! Avril est un mois rigoureux dans les montagnes et la journée de ma première pêche était grise et froide; il n’y avait que quelques petites pousses vertes au ras du sol, les arbres étaient encore décharnés et le gazon d’un jaune maladif. Les deux hydrangées, qui gardaient l’entrée de mon royaume merveilleux, si flamboyants en automne, n’étaient encore que deux squelettes noircis par l’hiver. 

Le drapeau confédéré avec ses treize étoiles blanches flottait au bout d’une hampe en acier, dominant son terrain jonché de pneus et de carcasses de voiture. Au centre du drapeau, il y avait un crotale prêt à attaquer, qui sortait sa langue fourchue, et l’inscription « Don’t tread on me ».

Quand je passai devant la maison de Jermyn, j’eus un frisson de terreur. Le drapeau confédéré avec ses treize étoiles blanches flottait au bout d’une hampe en acier, dominant son terrain jonché de pneus et de carcasses de voiture. Au centre du drapeau, il y avait un crotale prêt à attaquer, qui sortait sa langue fourchue, et l’inscription « Don’t tread on me ». Quant à Jermyn, il était totalement immobile devant un grand feu, mais au lieu de s’appuyer sur un bâton, il s’appuyait sur un fusil. Ses yeux semblaient absorbés par la flamme qui montait à trois mètres au-dessus de lui. Je ralentis et lui fis un salut de la main, mais il ne broncha pas. M’avait-il seulement vu ? Ou peut-être m’avait-il vu et qu’il faisait semblant de ne rien voir… 

Je descendis encore plus au sud qu’à mes précédentes expéditions pour éviter la présence de Jermyn, mais la peur m’étreignit toute la journée. Je ne pêchai aucun poisson; aucune mordée, pas même dans les profonds bassins au bas des cascades. Il était encore trop tôt dans la saison; je m’entêtai pourtant et quand je m’apprêtai à rebrousser chemin, il était tard, le soleil était déjà voilé par les montagnes. Un vent mauvais s’était levé et des gouttes de pluie commençaient à tomber. 

Je voulus repasser devant la maison de Jermyn parce que c’était le chemin le plus rapide, mais aussi parce que je suis têtu ! Je ne voulais pas me laisser envahir par la peur. Après tout, je passais sur un chemin public : il n’avait aucun droit de m’en priver l’accès. 

Je fus soulagé de voir qu’il n’était plus sur son terrain bien que son Jeep et son VTT fussent dans son entrée. Le drapeau confédéré claquait dans le vent et la balançoire rouillée virevoltait dans tous les sens; son grand feu du matin n’était plus que cendres fumantes. Après avoir dépassé de quelques dizaines de mètre la cabane de Jermyn, une lumière blanche m’aveugla pendant quelques secondes. On aurait dit un flash de caméra ! Je ne saurai peut-être jamais ce qu’il fit de ma photo. J’imaginais qu’il l’avait développée et qu’il s’amusait à y lancer des dards, qu’il la brûlait dans le feu, qu’il la contemplait longtemps en songeant à ce qu’aurait l’air mon visage quand il l’aurait meurtri… Rituels symboliques, violence symbolique qui précédait la violence réelle. Cette dernière expérience me convainquit que Jermyn représentait un réel danger pour moi. 

En mai, je repassai devant la maison de Jermyn, mais à toute vitesse. J’eus à peine le temps de voir son drapeau confédéré flotter au vent. J’avais décidé de pêcher bien plus au sud, pratiquement là où la East branch Road rejoint la 105. C’était la première vraie journée chaude de l’année et c’étaient les premières truites que je pêchais. De gros cumulus flottaient paresseusement dans le ciel et une voix en moi me disait de ne pas avoir peur, que rien de fâcheux ne pouvait m’arriver en cette journée magnifique. Sans m’en rendre compte, je remontais rapidement la rivière et je réalisai soudain que j’étais déjà rendu jusqu’aux marécages en aval de la cascade qui m’avait tant impressionnée lors de ma toute première journée de pêche. J’étais entré dans le « territoire » de Mark Jermyn Un frisson me parcourut. 

Je sentais une présence hostile peser sur moi, mais je suis têtu et je continuai à avancer dans la rivière. Quelques mètres avant d’arriver à ma petite chute, la rivière décrit un brusque tournant; aussitôt le tournant passé, je levai les yeux et je vis Mark Jermyn debout au milieu de la rivière un fusil pointé dans ma direction. Je me rappelle qu’il tremblait de tous ses membres et que son visage était rouge de rage. 

« Va-t’en ! » me cria-il.  

J’eus le réflexe de lever mes mains dans les airs à la manière d’un bandit qu’un policier maintient en joue. Je bredouillai un mot pour tenter de le calmer, mais il hurla : « Je t’ai dit de ne pas venir ici. Retourne d’où tu es venu ! » Je compris qu’il n’y avait aucun espoir de le raisonner et je lui tournai le dos. « Plus vite ! » me cria-t-il. Et pour souligner le fait qu’il était déterminé à me chasser de « ses terres » il tira deux coups de fusil. Je tentai de courir pour fuir ce fou furieux et tombai plusieurs fois dans la rivière. Je m’arrêtai enfin, essoufflé et épuisé, quand je fus à quelques mètres de mon auto. 

 Je compris qu’il n’y avait aucun espoir de le raisonner et je lui tournai le dos. « Plus vite ! » me cria-t-il. Et pour souligner le fait qu’il était déterminé à me chasser de « ses terres » il tira deux coups de fusil.

Je roulai jusqu’au poste de police d’Island Pond, mais le policier qui entendit ma plainte ne me rassura pas. C’était un homme apathique qui tripotait un élastique tout en me parlant. Sa seule question fut : 

« Est-ce que vous savez s’il a tiré en l’air ou dans votre direction ? 

- Je ne peux pas vous le dire avec précision, répondis-je, j’étais dos à lui. 

- Dans ce cas, il n’y a pas grand-chose à faire. »    

Il me dit simplement qu’il irait voir Mark Jermyn pour lui rappeler que la rivière où je pêchais ne lui appartenait pas. Je songeai un moment à poursuivre Jermyn en justice, mais je me dis que cette entreprise serait longue et pénible et je l’abandonnai rapidement.       

Deux mois après cette affreuse expérience, je revins pêcher au Vermont, mais j’allai beaucoup plus au sud. Je descendis la 102 jusqu’au petit village de Bloomfield et je m’arrêtai un moment au refuge Sylvio O Conte, mais au lieu d’être accueilli par le large sourire de l’ex-président Biden, je vis le sinistre portrait du président Trump. Aucun sourire. Aucune humanité. La rapacité du pygargue fondant sur sa proie; une lumière froide, métallique, et surtout deux yeux fous et asymétriques, l’œil droit entrouvert et l’œil gauche entièrement ouvert, deux yeux malsains où germaient les violences d’un hybris auquel le peuple américain avait laissé une entière liberté.

Je pêchai ce jour-là à proximité de la Nulhegan river. Je croisai un homme âgé  avec qui j’avais déjà un peu parlé sur le quai de Norton Pond. Il pêchait à la mouche dans un petit bassin. « J’en ai une grosse ! » me cria-t-il. Il revint sur la rive pour déposer une superbe truite brune dans une glacière. Je vis alors qu’il boîtait légèrement de la jambe gauche.  

Je réussis facilement à pêcher mon quota de huit truites, mais le bruit des autos  sur la 102 me fit regretter ma belle rivière. Alors que le soir tombait, je décidai de m’arrêter dans une taverne d’Island Pond; je crois que, sans me l’avouer franchement, je voulais obtenir des renseignements sur cet inquiétant Jermyn.

La chance me sourit ! Dans un coin de la taverne, le vieil homme que j’avais croisé plus tôt sirotait un gros bock de bière avec deux de ses amis. Comme je l’espérais, je m’assis à la table voisine et le vieil homme engagea la conversation avec moi en me posant les questions que posent toujours les pêcheurs : combien de poissons et quelle taille ?   

Nous avons parlé ainsi un moment quand le vieil homme, qui éprouvait de la difficulté à m’entendre à cause de la musique country et des bruits de conversation, m’invita à m’asseoir à leur table. J’appris qu’il se nommait Gerry et qu’il avait été comptable. Il me semblait être très cultivé et son anglais était recherché, presque littéraire. Nous nous sommes longtemps parlé de pêche puis je leur ai enfin raconté ma tragique rencontre avec Jermyn. 

À ce nom, mon vieil homme asséna un violent coup sur la table et s’écria : « Mark Jermyn, l’homme le plus étrange du Vermont et peut-être de la Terre entière ! Je le connais bien ! Et j’ai très bien connu son père Norman, Dieu le bénisse ! As-tu du temps parce que c’est une longue histoire ? » 

Je lui répondis que j’avais tout le temps qu’il fallait. 

« Ce qu’il t’a fait ne m’étonne pas. Les Jermyn ont toute une histoire; c’est une très vieille famille du coin. L’arrière-grand-père de Mark gagnait bien sa vie comme contremaître dans une scierie; il avait une grosse maison à Island Pond, mais Ethan Jermyn n’était pas un gars sympathique et surtout pas pour les Canadiens français. Les Canadiens français qui travaillaient dans la scierie étaient traités comme des moins que rien; on leur donnait des salaires plus bas qu’aux anglophones et ils n’avaient aucune chance d’avoir une promotion. 

 Ethan Jermyn faisait partie du Ku Klux Klan. C’est une honte pour nous, mais le Ku Klux Klan a été assez populaire au Vermont au milieu des années 20. La nuit, on voyait parfois des hommes cagoulés se rassembler dans un champ autour d’une grosse croix en feu. Ils n’en avaient pas après les Noirs - il n’y avait pas de Noirs au Vermont - mais bien contre les Canadiens français. Le grand-père de Mark, Arthur, était ce qu’il y avait de plus normal; il avait hérité du mépris de son père pour les Canadiens français, mais sa rage était moins grande. 

Pourtant, un jour alors qu’il buvait un verre avec des amis dans une taverne à Canaan, il se fait aborder par un Canadien français (un Dubé) avec une politesse suave et assez suspecte. Dubé lui demande : « Est-ce que votre père est bien Ethan Jermyn ? » Arthur a à peine le temps d’articuler un « oui » qu’il reçoit un coup de poing sur le nez. Dubé lui crie : « Ça, c’est en mémoire de ce que ton père a fait à mon père ! » Puis il décampe. 

Il lui avait cassé le nez. Arthur a toujours voulu retrouver le Dubé en question pour lui remettre la monnaie de sa pièce; il est même allé plusieurs fois à Saint-Herménégilde et à Coaticook pour le retrouver. On lui a dit que son gars s’appelait Paul Dubé, mais il ne l’a jamais retrouvé. Il y a plein de Dubé dans le coin et allez demander à un Dubé de dénoncer un autre Dubé ! 

Excepté cet incident, Arthur a mené une belle et longue vie. Il a hérité d’une belle somme de son père et l’a fait fructifier, c’est lui qui a construit la fameuse cabane en bois rond devant la East branch, il acheté plusieurs terres dans le coin, en fait, au milieu du XXe siècle, il possédait une centaine d’acres autour de la cabane. C’est ça le "territoire mythique" des Jermyn et c’est là que Mark ne veut pas que tu passes.  

J’étais l’ami d’enfance de Norman, le fils d’Arthur, et je suis allé plusieurs fois à la cabane. C’est Arthur qui nous a montré à pêcher, un chic type, avec un seul défaut : il détestait les Canadiens français ! » Gerry avait dit cette dernière remarque sur le ton d’une plaisanterie à mon endroit et ses deux compagnons se tapèrent les cuisses en riant. « Quand il avait trop bu, il répétait sans cesse : "Je vais le trouver ! Et ça va être sa fête." Ça peut être dans le ciel ou dans l’enfer, mais je vais le retrouver ! » Quand sa fille a épousé un Caouette (en vérité, ce Caouette, c’était un anglophone; je ne sais même pas s’il savait un mot de français) Arthur n’a même pas assisté au mariage. 

Vers la fin de sa vie, Arthur commençait à perdre la mémoire, mais il n’avait pas oublié Dubé et le coup de poing qu’il lui avait asséné. Il regardait les flammes du foyer pendant des heures, il rêvait, on dirait presque qu’il dormait, puis tout à coup, il criait : « Je le déteste ! Maudit Canadien français, je le vois, je le tue ! » Le petit Mark a entendu son grand-père hurlé contre Dubé; ça l’a marqué.    

Norman, mon bon ami, mort trop tôt, était le type le plus sympathique qu’on puisse connaître ! Aucune haine en lui. On a passé toute notre jeunesse ensemble. Son seul défaut, enfin peut-être qu’il en avait deux, c’était qu’il était mou et qu’il buvait beaucoup. Par « mou », je veux dire qu’il n’avait pas l’esprit d’initiative de son grand-père et de son père. C’était un gars très doux, très gentil, trop gentil ! 

Jeunes, on buvait tous beaucoup, je veux dire on boit encore beaucoup ! ˗ Et les deux comparses de Gerry se mirent à rire. ˗ Mais lui, il dépassait les bornes, puis il a rencontré Laura, une très belle femme, c’était une Laperle par son père, mais elle aussi, elle était complètement assimilée, et il a complètement arrêté de boire. « Gerry, je suis un nouvel homme ! » m’a-t-il dit. Ça a sans doute été le seul point positif que lui a amené Laura, du moins pour un certain temps. Elle  décidait de tout; il réalisait ses moindres caprices. Elle avait un peu d’éducation et elle voulait que Norman fasse du ménage dans sa vie : Norman a dû abandonner tous ses amis; elle les jugeait beaucoup trop vulgaires. J’étais le seul ami qu’elle jugeait assez raffiné pour être admis à la maison.   

Il a laissé l’administration de la scierie à Laura. C’était un gars intelligent, mais il ne pouvait pas travailler dans un bureau; par contre, il était très habile de ses mains. Si on le laissait seul assis sur une chaise, ses yeux tombaient dans le vague; il faisait pitié comme ce n’était pas possible. Il fallait qu’il soit en mouvement sinon on aurait dit qu’il pourrissait ! 

Puis Mark est né. Laura ne s’est jamais attachée à ce gros bébé apathique. Un soir, quelques mois après sa naissance, alors que je soupais chez eux et que Norman était affairé dans la cuisine, elle me dit : « Une mère ne choisit malheureusement pas son bébé; si ça avait été le cas, je ne l’aurais jamais choisi ! » Elle lui donnait le biberon tout en regardant des magazines de beauté; je ne l’ai jamais entendu lui dire un mot gentil.      

Laura se voyait comme une reine qui vivait avec deux ratés. Elle aspirait à beaucoup mieux; elle avait de grandes ambitions. Norman m’a tout raconté par la suite. Je vois très bien la scène, je vois très bien ses yeux piteux et ceux de son fils; quatre yeux pleins de larmes et qui implorent sa pitié; ils veulent seulement un peu de son attention; si elle peut être avec eux quelques minutes par jour, c’est tout ce qu’ils demandent ! Norman et Mark se contenteraient de miettes,  mais elle leur dit : « Un jour, je vais partir, je ne peux pas rester avec vous; c’est trop me demander ! Je pars et je ne reviens pas ! »    

Deux ans après la naissance de Mark, Laura est partie en Californie avec un chef charismatique des Twelve Tribes ˗ ils sont nombreux par ici ˗ qu’elle avait rencontré au Common sense café (qui est maintenant devenu le Yellow Deli). Elle l’a quitté non sans lui avoir dérobé 100 000 $ en tripatouillant les comptes de la scierie, 100 000 $ que Norman n’a jamais cherché à récupérer. "J’ai pas la force, Gerry, j’ai pas la force !" qu’il me disait. 

Norman n’avait que trente-cinq ans, mais c’était un homme fini ! Il a vendu la scierie, il a vendu la maison d’Island Pond, il a vendu les terres autour de la East Branch. À la fin, il ne lui est resté que la cabane en bois rond. 

Il ne faisait rien de ses journées. Il n’avait plus confiance en personne. Il s’était complètement isolé; j’étais son seul ami. Il regardait la télé, il regardait le feu dans la grosse cheminée de la cabane (mais on aurait dit qu’il ne le voyait pas), parfois il se levait pour ajouter une bûche et puis c’est tout. C’était pas un mauvais gars, c’était mon ami ˗ je sentis à ce moment que Gerry était sur le point de pleurer ˗ et je dois dire qu’il a réussi à maintenir un ordre minimum pour son fils. Il lui faisait ses repas, il le menait à l’école de Canaan, la cabane n’était pas une soue à cochons à cette époque, il faisait le ménage, il lavait le plancher aux deux semaines environ, mais il buvait beaucoup trop. Après avoir beaucoup bu, il disait à Mark avec un petit rire fou : "Je m’occupe de toi jusqu’à ce que tu sois capable de t’occuper de toi et puis goodbye ! Hé ! Hé ! Je m’en vais et je ne reviens pas !"

J’allais voir souvent Norman à l’époque pour tenter de lui remonter le moral, je lui ai dit plusieurs fois : "On va à la chasse ! On va à la pêche !" Mais il ne voulait rien faire, alors, que veux-tu, on buvait un coup ensemble. Un jour, je lui ai dit : "Mark me dit que tu lui fais peur, tu parles parfois de te suicider. -Ah ! me dit-il avec un petit air coupable, je dis ça dans mes mauvaises soirées, mais c’est pas sérieux. Je sais c’est pas correct pour le petit."

Il n’a plus jamais parlé de suicide à son fils, mais quelques jours après son seizième anniversaire, Mark l’a retrouvé au petit matin pendu au grand chêne derrière la cabane. Son corps se balançait dans tous les sens; il y avait un vent violent ce jour-là. Son père lui avait laissé un petit mot où il s’excusait pour son geste. Mark a hérité de la cabane et de 100 000 dollars. C’est tout ce qu’il restait d’une famille autrefois prospère. Mark a lâché l’école (de toute façon, c’était un élève médiocre) pour travailler à la scierie que son grand-père avait autrefois possédée. C’était une humiliation pour lui, mais au moins ça lui faisait un petit revenu. Mais la scierie n’était pas rentable (comme beaucoup des scieries dans le coin) et elle a fermé il y a trois ans. 

Heureusement, il a été engagé comme « assistant garde-forestier » si on peut dire : il coupe les branches et les troncs qui bloquent les sentiers, il répare les petits ponts et porte assistance aux randonneurs dans le besoin. La forêt, c’est ce qui le maintient en vie; je dirais même que c’est sa seule amie. Il a des caches et des refuges un peu partout dans la forêt, mais il est trop seul. Pas bon ça ! Quand on est seul, les pensées tournent en rond. On peut devenir fou à force d’être seul. » 

Les deux amis de Gerry acquiescèrent à ses paroles en disant : « Yeah ! Yeah ! That’s true ! » Les deux gaillards devaient avoir un bon dix ans de moins que Gerry. Ils le respectaient beaucoup; il était en quelque sorte pour eux un maître à penser. Ils parlaient peu en général et se contentaient de jouer le rôle de choreutes en accentuant par des « yes » et des signes d’approbation ce que Gerry disait. 

Je ne pouvais moi-même que me joindre au chœur qui approuvait les sages paroles de Gerry. Je me souvins d’une semaine que j’ai passée seul au chalet : c’était un cadeau d’anniversaire qui s’est transformé en cauchemar. Une semaine, c’est trop long pour moi. Je suis arrivé au chalet dans le plus bel état d’esprit possible. Enfin du temps seul ! La pêche, la nature : les deux choses que j’aime le plus au monde. 

Mais il y avait un petit quelque chose qui me trottait dans la tête : au travail, un collègue m’avait fait une petite remarque sarcastique après une présentation que j’avais faite devant un groupe d’employés, oh rien de bien grave, une chose sans importance, une broutille ! J’en ai fait une obsession. Au début de mon séjour, c’était une toute petite pensée qui occupait un racoin obscur de ma conscience, puis elle a grossi jusqu’à ce qu’elle prenne toute la place. 

Cet employé est mon subalterne, mais il est brillant et ambitieux; je songeai qu’il voulait prendre ma place. Je m’imaginais qu’il allait mettre en lumière mon incompétence, qu’il allait briller tandis que mon étoile allait s’éteindre. Dans mes fantasmes, il se blessait, il était malade ou pire, il mourait dans un accident. Bon débarras ! Il était hors d’état de nuire ! 

Je sentais que je sombrais dans la folie. Je ne voyais plus les arbres, ni le soleil, ni les montagnes. Je ne voyais que l’image de mon collègue; je voyais les plis ironiques au coin de ses lèvres au moment où il prononçait sa remarque piquante, je n’entendais que ses mots qui me rabaissaient. La nuit, durant mes insomnies, je trouvais des répliques percutantes pour le rabaisser à mon tour, mais à quoi bon, il était trop tard, c’est sur le coup qu’il aurait fallu les dire ! 

Notre chalet est perdu dans la forêt, au sommet d’une montagne, et il regarde en direction du sud précisément là où se trouve mon « royaume » de la East Branch. Il faut pour aller là faire six kilomètres sur une petite route de terre presque impraticable en hiver. À mi-chemin du trajet, on croise un petit cimetière protestant qui nous ramène droit au XIXe siècle. Les tombes sont penchées et moussues et les inscriptions funéraires sont souvent à demi effacées. C’est un lieu où j’aime flâner : le temps semble s’être arrêté, les tombes à l’ombre de grands érables dorment paisiblement depuis deux cents ans pour les plus vieilles, et les motifs (une fleur, un oiseau, un ange, l’équerre et le compas des francs-maçons) me racontent une histoire avec une esthétique surannée. 

Nous avons acheté ce chalet précisément en raison de son isolement, mais, au moment de ma « crise », son extrême éloignement de toute civilisation exacerbait ma peur. Habituellement, je dors comme un loir, mais ma dernière nuit au chalet fut horrible. Il ventait et pleuvait violemment et le chalet était rempli de bruissements et de craquements étranges. À un moment, j’ai entendu, ou cru entendre, un choc contre la porte d’entrée comme si quelqu’un tentait de la forcer.   

Dans un pénible demi-sommeil, je songeai au cimetière protestant : je voyais de gros nuages noirs étouffer l’horizon, je voyais les tombes sous la pluie et les branches des grands érables agitées qui craquaient avec des sons sinistres. Je songeai que j’étais mortel et que j’allais bientôt partager le sort des malheureux qui gisaient sous la terre, dévorés par les vers. Mon collègue, par une série de pointes assassines, allait détruire mon équilibre psychologique. Je serais acculé à la démission; l’angoisse et la dépression hâteraient ma mort. Je voyais mon collègue marcher en souriant et en sifflotant devant ma tombe… 

Je suis revenu à la maison plus tôt que prévu et ma femme et mes enfants eurent tôt fait de me faire recouvrer la raison. À la maison, je dois constamment être présent à ce qui se passe à l’extérieur de moi : ma femme et mes enfants me parlent, me touchent, me forcent à sortir de moi-même. 

Imaginez ! Juste une semaine et c’était trop pour moi, mais Mark passe toute sa vie seul ! Cette solitude ne peut déboucher que sur quelque chose de sinistre et de violent. Je posai brutalement la question qui me brûlait à Gerry : « Est-ce que Mark pourrait aller jusqu’à tuer quelqu’un ? »

Imaginez ! Juste une semaine et c’était trop pour moi, mais Mark passe toute sa vie seul ! Cette solitude ne peut déboucher que sur quelque chose de sinistre et de violent. Je posai brutalement la question qui me brûlait à Gerry : « Est-ce que Mark pourrait aller jusqu’à tuer quelqu’un ? »

Gerry lissa sa grosse barbe tout en réfléchissant. Il avala une gorgée de bière puis se lança :

« Je vais te répondre par une histoire. Il y a environ sept ans, je chassais un peu au nord de Norton Pond; j’ai une petite cache dans le coin. On était vers la fin de la journée; aucun signe de gibier quand soudain j’aperçois un magnifique orignal, j’ai visé, mais juste au moment de tirer, l’orignal a fait un mouvement brusque et ma balle a frôlé son flanc. Il a disparu, mais j’ai pu suivre sa piste à cause des taches de sang sur le sol. 

Après l’avoir suivi péniblement dans un fourré, je réalisai avec bonheur que l’orignal s’était engagé sur un petit chemin forestier, ce qui me permettait de prendre mon VTT pour le suivre. Après avoir roulé environ cinq kilomètres, les taches de sang m’indiquaient qu’il était entré dans les bois en direction du Black Turn Brook State Forest. « State forest » : le nom peut laisser croire à un territoire dont les infrastructures et la surveillance sont gérés par l’État. En vérité, il y a rien de moins organisé que la forêt de Black Turn Brook… 

Je n’ai jamais aimé cet endroit; il y a quelque chose de sinistre qui flotte dans l’air, quelque chose de dément, mais mon orignal était trop beau pour que j’abandonne la partie ! Je m’enfonçai donc dans la forêt. Ma progression était plus lente que sur le chemin forestier, mais je voyais encore distinctement les taches de sang. La balle était-elle entrée assez profondément pour que l’orignal, épuisé, au bout de son sang, s’immobilise ? Je ne pouvais le dire avec précision, mais je marchais depuis près d’une heure maintenant sans voir la bête. 

J’étais entré dans un territoire étrange qui s’étend à l’est de la rivière Coaticook et un peu au sud de la frontière canadienne. Des vestiges de la folle utopie hippie de Earth People’s Park se font encore voir à certains endroits, même si les traces de la Ho Chi Mihn Road sont disparues depuis longtemps. En 1994, les autorités ont fait le ménage, mais tout n’a pas été enlevé et le sol est jonché de choses en déliquescence. 

J’étais entré dans un territoire étrange qui s’étend à l’est de la rivière Coaticook et un peu au sud de la frontière canadienne. Des vestiges de la folle utopie hippie de Earth People’s Park se font encore voir à certains endroits, même si les traces de la Ho Chi Mihn Road sont disparues depuis longtemps. En 1994, les autorités ont fait le ménage, mais tout n’a pas été enlevé et le sol est jonché de choses en déliquescence. 

Je suivais l’orignal à travers une jeune plantation de bouleaux dont le jaune fragile des feuilles tremblait dans la lumière rouge du crépuscule et je voyais parfois des taches de sang sur l’écorce blanche des bouleaux quand l’orignal les avait frôlés. Je me trouvai bientôt devant une cabane dont il ne restait que des murs moussus et un toit où avaient poussé des arbustes. Étrangement, l’orignal semblait être entré dans cette cabane. Après un moment d’hésitation, j’entrai par la porte béante ou plutôt par le trou, car la porte avait été arrachée et gisait dans des broussailles à quelques mètres de la cabane. 

Je vis une assez grosse flaque de sang à l’entrée, et, au milieu de la cabane, une aire de feu. Elle semblait avoir été utilisée récemment, car l’herbe autour était encore roussie. Je tâtonnais maintenant avec ma lampe de poche dans la quasi-obscurité, mais je finis par voir que l’orignal avait emprunté un sentier beaucoup plus dégagé que la piste que je suivais précédemment. Heureusement parce que j’allais abandonner la partie ! Il n’y avait maintenant plus qu’une faible pénombre et les arbres, dont les vives couleurs rayonnaient quelques minutes auparavant, n’étaient plus que de grosses masses sombres qui se serraient autour de moi.     

Les gouttes de sang sur la mousse, l’herbe et les arbustes étincelaient dans la nuit et elles étaient les seules choses que je voyais distinctement. J’avais maintenant aussi peur que hâte de tomber sur mon orignal. Je m’imaginais en vérité qu’au bout de mon chemin, ce n’était pas un orignal, mais une chose horrible qui m’attendait. 

Soudain, je réalisai que la masse des arbres était moins proche de moi; le sentier s’élargissait. Je levai ma lampe de poche et je le vis ! J’ai senti que mes jambes étaient molles et que j’allais m’évanouir. Ça m’a pris une dose de courage immense pour m’approcher : devant moi, une carcasse d’autobus scolaire dont le jaune avait pris une teinte maladive qui tournait sur le vert et le noir. Et dans l’autobus, Mark me regardait de ses yeux hagards, me regardait sans me voir, perdu dans ses rêves morbides. 

J’hésitai longtemps avant de m’approcher, mais il me semblait que la charité la plus élémentaire me commandait d’aller le voir. Je pensais qu’il était dans un délire psychotique provoqué par la consommation de drogues. Je savais qu’il avait l’habitude de boire beaucoup d’alcool et de fumer de la marijuana, mais cette fois il avait peut-être pris quelque chose de plus fort, car son corps était dans un autobus, mais son esprit semblait ailleurs, dans un univers très loin d’ici. 

« Hé Mark ! Ça va ? »

Par la vitre brisée du conducteur, j’eus le temps de voir qu’il s’était recouvert d’une épaisse couverture et qu’il tenait un thermos entre ses deux jambes. Aucune trace d’alcool ni de drogue. Il n’avait pas la diction molle de quelqu’un qui a trop bu ou qui a trop fumé de marijuana. Je reposai ma question; il se tourna vers moi dans un mouvement brusque et hurla : « Va-t’en, trou de cul ! Je veux être seul. Pourquoi est-ce qu’on est toujours après moi ? Vous avez emporté mon père et maintenant vous voulez m’emporter ! » Tout cela était accompagné par plusieurs jurons. 

Inutile d’essayer de le calmer, mais une image me sauta à l’esprit. Dans son délire, Mark me cria : « Tu venais nous voir avec ton veston et ta cravate. Tu venais humilier mon père… Je ne veux plus voir ta sale face de démocrate ! Avec ta cravate et ton veston… Tu voulais nous montrer que tu avais réussi. Tu as roulé mon père avec tous les papiers que tu lui as fait signer ! Va-t’en fucking démocrate ! » 

Inutile d’essayer de le calmer, mais une image me sauta à l’esprit. Dans son délire, Mark me cria : « Tu venais nous voir avec ton veston et ta cravate. Tu venais humilier mon père… Je ne veux plus voir ta sale face de démocrate ! Avec ta cravate et ton veston… Tu voulais nous montrer que tu avais réussi. Tu as roulé mon père avec tous les papiers que tu lui as fait signer ! Va-t’en fucking démocrate ! » 

Une image floue, vieille de trente ans, devenait soudainement nette. J’allais parfois visiter Norman le soir après avoir vu mes clients. Bien sûr, je portais mon complet et ma cravate, alors que Norman portait des jeans et un t-shirt. Je me souviens aussi que je suis assis à côté de Norman devant la vieille table en bois de la cuisine. Norman soupire, se rebiffe, mais finit par signer les papiers que je lui demande de signer; même s’il ne gagnait plus rien; il fallait quand même qu’il produise une déclaration d’impôts, alors je l’aidais. Les grands yeux tristes de Mark ont absorbé toutes ces images et ne les ont pas oubliées.  

Je rebroussai chemin. Je ne pensais plus à mon magnifique orignal. Toutes mes pensées étaient tournées vers Mark. J’aurais été rassuré si j’avais vu de la drogue ou de l’alcool, j’aurais aimé que cette folie dans laquelle il était plongé ait été provoquée par un agent extérieur, mais je me disais que la folie était ancrée profondément en lui et qu’il serait impossible de l’extirper. Mon retour fut pénible; je suivis les taches de sang en ayant toujours l’impression que quelqu’un marchait derrière moi. 

J’ai pensé parler de Mark à la police; il commençait à devenir un danger pour les autres et pour lui-même, mais je ne l’ai pas fait finalement, peut-être était-ce une mauvaise idée. Je ne voulais pas lui nuire, je ne voulais pas que la rumeur de sa folie s’ébruite et qu’il soit renvoyé de son emploi, mais il a perdu son emploi quand même parce les gars des sentiers le trouvaient trop bizarre. Je pense qu’il vit maintenant uniquement de la chasse, de la pêche et de son assurance-chômage. 

Ce printemps, quand je me suis remis à aller dans les bois, j’avais peur de tomber sur lui, mais j’aime trop la pêche pour reculer ! On était début mai et je m’étais aventuré loin sur la Black Branch qui avait un fort débit après les premiers orages de l’année. C’est généralement après ces premières pluies chaudes que les truites reviennent. 

Je pêchais dans une position précaire sur une paroi rocheuse au-dessus d’un important bassin formé par une chute. J’avais déjà pêché cinq petites truites quand soudain je sentis des coups vigoureux sur ma ligne; j’eus le réflexe de m’approcher un peu plus du bord de la paroi, mais la roche était glissante… J’ai senti une douleur atroce à ma jambe gauche; une seconde plus tard et je me débattais dans l’eau glaciale. Je m’étais foulé la cheville, mais il y avait plus grave : je serre peu ma ceinture pour mon confort, mais c’est une erreur : l’eau glaciale de la rivière est entrée instantanément dans mes bottes-pantalons et m’a attiré vers le fond du bassin. J’ai tâtonné dans l’eau écumante, j’ai avalé deux gros bouillons, mais, accroché à un rocher, j’ai réussi de peine et de misère à me débarrasser de mes bottes-pantalons qui furent immédiatement emportées par le courant. 

J’ai réussi de peine et de misère à nager jusqu’à un rocher et à regagner la rive. J’étais tout mouillé et je frissonnais. J’avais apporté mon petit sac à dos dans lequel j’avais mis mon cellulaire et des allumettes, mais l’un et l’autre étaient maintenant inutilisables. 

Je réfléchis rapidement. La nuit allait bientôt tomber et les températures avoisineraient le point de congélation. Mon auto était à quatre kilomètres. Inutile de songer à me traîner jusque-là; ma cheville gauche me faisait horriblement mal et j’étais épuisé; je n’ai plus vingt ans comme tu le constates !   

Je me servis donc de mon couteau de pêche pour couper des branches de sapin et en faire un « lit » de fortune, des branches en guise de matelas, des branches en guise de couverture. Je déposai mon t-shirt et mes caleçons détrempés sur une branche d’épinette et je me couchai nu sur les branches de sapin. 

Je restai plusieurs heures immobile à méditer sur mon sort. Le soleil déclinait; ses rayons ne toucheraient bientôt plus que la cime des arbres. Le chant des oiseaux s’adoucissait et ne serait bientôt plus qu’un murmure recouvert par le son de la chute en contrebas. Normalement, c’eût été un magnifique crépuscule ! Mais dans ma situation… L’humidité et le froid s’installaient avec la nuit; en plus, des fourmis parcouraient mon corps et m’empêcheraient sûrement de dormir. 

Serais-je capable de me traîner demain jusqu’à mon auto ? J’en doutais fort. Je sais qu’on annonçait de la pluie pour le lendemain et un tout petit six degrés. L’hypothermie… Il valait peut-être mieux trouver un autre abris, une petite grotte ferait l’affaire, mais je n’avais rien vu de tel à l’aller. Si j’attendais, les secours arriveraient au mieux dans un peu plus de 48 heures. Je vis seul; ma femme est décédée d’un cancer il y a dix ans de cela. Je voyais des amis dans deux jours pour une soirée de cartes, c’est seulement à ce moment qu’on se rendrait compte de ma disparition. 

Je commençais à ruminer des pensées morbides; il se pouvait que je ne sorte pas vivant de cette aventure. Épuisé, je m’assoupis un moment, même si les fourmis ne me laissaient aucun répit. Dans un étrange demi-sommeil, je fis un rêve : un homme maugréait et jurait à mes côtés; il m’était hostile et allait tout faire pour que je meure ici, au milieu de la forêt… Mais je me réveillai tout à fait.  

Mark travaillait en bougonnant à quelques mètres de moi. On aurait dit un ouvrier chargé d’une corvée qu’il ne voulait pas accomplir. 

Il faisait maintenant nuit, mais il travaillait à une civière de fortune avec une surprenante agilité en s’éclairant uniquement de sa lampe frontale. Avec sa machette, il avait coupé deux assez longues branches d’un érable, branches entre lesquelles il faisait maintenant passer une grosse corde. En moins de dix minutes, il avait terminé. 

« Mark ! lui dis-je, C’est un miracle que tu sois là ! Merci. Sans toi, j’étais foutu. 

- Ne parle pas Gerry ! me répondit-il sèchement. Ne dépense pas pour rien ton énergie. »

Il m’installa ensuite sur la civière en prenant soin d’emmailloter mes pieds avec de la corde pour ne pas que je glisse. 

Ma tête était tout près de ses épaules et je pouvais sentir sa forte respiration.  C’était une nuit sans lune; on ne voyait que les arbres devant nous éclairés par la lampe de Mark. Il marchait dans la forêt avec peine à cause de sa corpulence et du poids qu’il soulevait et il dut faire plusieurs pauses parce qu’il était au bout de son souffle. Même si le silence entre nous était tendu, j’osai lui demander : « Dis-moi, Mark, comment tu vas ? - J’ai pas envie de parler », grogna-t-il. 

On n’échangea plus un seul mot pendant tout le trajet. Il échappait parfois un juron quand il trébuchait sur une roche ou qu’il devait tasser des branches de son chemin; il semblait suivre un sentier, mais à d’autres moments, la forêt était dense et on aurait dit qu’il allait au hasard. Où m’amenait-t-il ? Le savait-il lui-même ? Me voulait-il du bien ? Je me rappelais ses yeux fous quand je le vis dans la Black Turn Brook forest.  

Après ce qui me sembla durer une éternité, nous vîmes soudainement apparaître son VTT à la lumière de sa lampe de poche; il semblait être un objet tombé de l’espace tellement sa présence au milieu de la forêt me semblait incongrue. 

Il suivit un petit sentier que je ne connaissais pas et au bout d’une vingtaine de minutes nous débouchions sur la petite route de terre où je m’étais garé. Je m’appuyai à son épaule pour me lever de la civière et pour embarquer dans mon auto; il avait tellement sué que sa chemise était complètement détrempée. « Take care ! » me dit-il dans un murmure.  

Il suivit un petit sentier que je ne connaissais pas et au bout d’une vingtaine de minutes nous débouchions sur la petite route de terre où je m’étais garé. Je m’appuyai à son épaule pour me lever de la civière et pour embarquer dans mon auto; il avait tellement sué que sa chemise était complètement détrempée. « Take care ! » me dit-il dans un murmure.  

J’eus à peine le temps de le remercier qu’il était déjà parti. Il s’en retournait dans la nuit et dans la forêt par le même chemin d’où nous étions venus; je vis pendant quelques secondes les phares de son quatre roues éclairer les arbres devant lui, j’entendis son moteur vrombir un plus long moment encore, mais, après quelques minutes, le son n’était plus qu’un murmure qui finit par s’évanouir lui aussi.

Arrivé chez moi, je pris une douche chaude en tanguant sur ma seule jambe valide, j’enfilai un pyjama, j’avalai deux Tylenol et me couchai dans mon gros la-z-boy, un sac de glace sur ma cheville endolorie. J’étais à la fois épuisé et surexcité; j’espérais qu’un livre me calmerait. 

J’aime ce rituel. Je ferme toutes les lumières de la maison; je laisse uniquement la lumière douce de la lampe torchère. Je lis quelques minutes, mes paupières s’alourdissent, ma pensée devient rêveuse et je m’endors. Mais cette nuit-là, j’ai bien médité une heure dans la demi-obscurité de mon salon. 

Qui était exactement l’homme qui m’avait sauvé ? J’ai la nette impression que Mark m’avait épié et suivi toute la journée (sinon comment aurait-il pu savoir où était mon auto ?) et qu’il était prêt à me jouer le même genre de tour qu’il t’a joué, peut-être même qu’il avait prévu pire… Quand je me suis blessé, je pense qu’il a hésité longtemps avant de me secourir. Il a longtemps écouté une voix en lui qui disait : « Bon débarras ! Il mérite ce qui lui est arrivé. » Le chemin qu’il a fait en suant à grosses gouttes pour me ramener à mon auto n’est rien à comparer à la lutte intérieure qui s’est déroulée en lui. C’est un miracle ce qui est arrivé : Mark a trouvé un peu de lumière quand tout autour de lui était noir. Il s’en est fallu de peu, mais la voix de la bonté a parlé juste un peu plus fort que la voix de la cruauté ! »

L’histoire de Gerry tirait à sa fin. Il avala une grosse gorgée de bière puis déposa son bock bruyamment sur la table comme un juge qui aurait frappé son maillet avant de rendre son jugement. 

« Pour moi, conclut-il, la différence entre le bien et le mal est fragile; elle tient dans une civière de fortune. »    

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