Aide médicale à mourir [Dossier thématique]

Mourir, la rencontre d'une vie

Jacques Dufresne

Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle à être calculée ou saisie au passage, contrôlée ou l’objet d’un lâcher-prise, ce thème qui palpite au coeur de la postmodernité ?

Source: Pixabay.
J’appartiens non au pôle contrôle et choix, mais au pôle abandon et nécessité, satisfait sinon heureux de ne connaître ni le jour ni l’heure… Ce qui paradoxalement m’incite à admirer ceux qui ont le courage de déguster les faits dans leur crudité objective.

Pour qui veut bien voir les choses ainsi, les résidences privées pour aînés (RPA) sont des écoles dont les préposées sont les titulaires. Inscrit dans l’une d’entre elles depuis quelques mois, j’y ai vite appris que le contrôle et le choix sont les deux mots-clés du nouvel art de vivre et, par la suite, de mourir. La chose apparaît clairement dans les arguments maintes fois entendus en faveur de l’aide médicale à mourir.

Je me situe d’abord, non parce que je veux présenter mon cas comme exemplaire, mais pour évoquer l’orientation personnelle sur laquelle repose ma pensée sur le sujet. J’ai peur, peur tout simplement, des données objectives sur mon corps, surtout quand elles sont chiffrées. J’ai le sentiment que connaître son mal l’aggrave. C’est pourquoi je suis entré chez les docteurs à l’horizontale ; cela à deux reprises.

Et quand, à 75 ans, j’ai consulté pour la première fois, par prévention, un médecin de famille, ce fut pour recevoir un diagnostic de Parkinson, maladie multiforme et largement imprévisible. J’appartiens non au pôle « contrôle et choix », mais au pôle « abandon et nécessité », satisfait sinon heureux de ne connaître ni le jour ni l’heure… Ce qui, paradoxalement, m’incite à admirer ceux qui ont le courage de déguster les faits dans leur crudité objective.

Si la grande question du mourir se limitait à l’orientation entre les deux pôles dans ce cas particulier, la cause serait vite entendue, mais c’est l’ensemble d’une vision du monde qui est en jeu. « Un jour, tu verras, on se rencontrera, / Quelque part n’importe où, guidés par le hasard », dit la chanson. Il se trouve que les événements les plus importants et les plus heureux de ma vie furent dans l’esprit de cette chanson, dans l’atmosphère du kairos, cet art, non de planifier l’avenir, mais de saisir au passage l’occasion opportune.

J’écoutais hier soir une sélection de cantates de Bach offertes sur un bon appareil par un ami connaissant Bach et l’admirant au point de militer pour sa canonisation. Joie parfaite, à laquelle il aurait pu manquer d’être un don, une grâce.

Alfred de Vigny, à propos de la diligence et du chemin de fer dans La maison du Berger : « Adieu, voyages lents, bruits lointains qu’on écoute, / Le rire du passant, les retards de l’essieu, / Les détours imprévus des pentes variées, / Un ami rencontré, les heures oubliées / L’espoir d’arriver tard dans un sauvage lieu. […] Plus de hasard. Chacun glissera sur sa ligne, / Immobile au seul rang que le départ assigne, / Plongé dans un calcul silencieux et froid. »

On y reconnaît certes la modernité par rapport à la tradition, mais par-delà cette distinction convenue, on peut voir d’un côté un moi qui s’affiche et qui s’affirme par le contrôle et, de l’autre, un être qui s’ouvre au cosmique et au divin, s’insérant ainsi dans le grand tout.

Si la mort était la grande rencontre d’une vie, que gagnerait-elle, que perdrait-elle à être calculée ou saisie au passage, contrôlée ou l’objet d’un lâcher-prise, ce thème qui palpite au coeur de la postmodernité ? On aura deviné ma préférence.

Extrait

Inscrit dans une résidence pour aînés depuis quelques mois, j’y ai vite appris que le contrôle et le choix sont les deux mots-clés du nouvel art de vivre et, par la suite, de mourir.

À lire également du même auteur

L'art de la greffe... sur un milieu vivant
Suite de l’article La culpabilité de l’Occident ou la recherche de la vie perdue. Cette vie perdue comment la retrouver? Comme la greffe d’une plante sur une autre, la greffe d’un humain déraciné sur un milieu vivant est un art subtil in

Serge Mongeau
Le mot anglais activist conviendrait à Serge Mongeau. Sa pensée, parce qu’elle est simple sans doute, se transforme toujours en action, une action durable et cohérente. Les maîtres de sa jeunesse, René Dubos et Ivan Illich notamment l’ont mi

Une rétrovision du monde
C‘est dans les promesses d’égalité que Jean de Sincerre voit la première cause des maux qu’il diagnostique et auxquels on ne pourra remédier que lorsque les contemporains dominants, indissociablement démocrates, libéraux et consommateurs-

Éthique de la complexité
Dans la science classique, on considérait bien des facteurs comme négligeables. C'est ce qui a permis à Newton d'établir les lois simples et élegantes de l'attraction. Dans les sciences de la complexité d'aujourd'hui, on tient compte du néglig

Résurrection de la convivialité
Ivan Illich annonçait dès les années 1970 une révolution, littéralement un recyclage, auquel bien des jeunes voudront croire : la convivialité, une opération dont on sort gagnant sur plusieurs fronts : les rapports avec les humains, les out

Bruyère André
Alors qu'au Québec les questions fusent de partout sur les coûts astronomiques liés à la construction de nouvelles résidences pour aînés, nous vous invitons à découvrir un des architectes les plus originaux des dernières décennies, l'archi




Lettre de L'Agora - Printemps 2025