L'accident

Remy de Gourmont
À la suite du malheur arrivé sur le Latouche-Tréville, des injonctions furent de toutes parts lancées au gouvernement. Les gens hargneux le « mirent en demeure » et les gens calmes le « prièrent » d’étudier les moyens d’éviter le retour de semblables catastrophes. Je copie cette dernière formule dans une délibération aux termes les plus modérés. Elle part d’un bon sentiment, et pourtant elle fait sourire, malgré que le sujet soit douloureux, par sa naïveté. Car s’il y a des faits contre lesquels le gouvernement, quel qu’il soit, demeure impuissant, c’est bien d’abord ceux de cet ordre. Ils échappent, en effet, à la prévoyance humaine, puisque, par définition même, ils sont l’imprévu, ils sont l’Accident.

L’accident donc étant ce que l’on ne peut prévoir, il n’y a aucun moyen d’y parer que les moyens généraux d’ordre et de régularité. Or, l’ordre et la régularité règnent nécessairement à bord d’un vaisseau-école de canonnerie. Il est impossible qu’il en soit autrement, puisqu’on y vit au milieu d’un péril constant et qui ne peut être conjuré que par l’ordre le plus sévère, la régularité la plus minutieuse. On y tire le canon, à peu près tous les jours. Trois cents jours passent : rien ne se produit que ce qui est prévu. Voici le trois cent unième jour : c’est le jour de l’imprévu, c’est l’accident. L’accident arrive ou n’arrive pas. On sait qu’il peut arriver, mais on ne sait pas s’il arrivera. L’accident est l’accident; il est imprévisible. Ces deux trains, pendant des années et des années, se sont croisés pacifiquement dans la petite gare qui les attend, comme on attend l’apparition des astres en un point du ciel. La mécanique des chemins de fer égale en précision la mécanique céleste. Cependant une planète en rencontre une autre, et il s’en suit une mise en miettes, dont les miettes sont les étoiles filantes qui nous tombent parfois des nues. Cependant, les deux trains entrent l’un dans l’autre, et il s’élève des cris, des flammes et de la fumée. C’est l’accident. La terre périra peut-être de se cogner à une planète dévoyée, et tous ceux qui prennent le train ne reviennent pas. Il y en a un sur cent mille, sur un million, qui est tombé en route aux pièges de l’accident. L’amiral Dumont d’Urville avait fait plusieurs fois le tour du monde, avait échappé aux tempêtes les plus redoutables. Il revient des régions antarctiques, prend pour Versailles un train qui déraille, et on le trouve mort sous les décombres enflammés. Bien des catastrophes ont suivi celles-là sur les chemins de fer du monde entier. On a multiplié les règlements, on a tout prévu, on a pris des précautions qui semblent folles à force d’être sages, on a établi un mécanisme d’une justesse prodigieuse et qui frappe d’admiration, quand on le connaît bien : mais on n’a pas supprimé l’accident, parce que l’accident est inaccessible, parce qu’il plane et ricane au-dessus des prévisions humaines. On dirait qu’il a une volonté, qu’il choisit son heure, qu’il ne se laisse jamais tomber qu’au bon moment, choisissant sa proie. Non, il obéit, lui aussi, à la loi universelle qui régit les rapports des choses entre elles. Ce pont en fer qui craque et se brise, sa destinée était écrite dans le minerai d’où il est sorti, dans le creuset où il fut fondu, et encore avant cela, dans les éléments géologiques dont le minerai de fer fut formé, dans les gaz qui emplissaient l’espace avant la naissance même de la terre, dans la nébuleuse originelle, dans le mouvement éternel des atomes primordiaux. La paille qui a fait fléchir la poutre d’acier a sa place, son rang et sa nécessité dans l’ordre universel qui régit les mondes.

En vérité, les conseils généraux peuvent prendre contre l’accident les plus patriotiques délibérations, l’accident se rit de leur sagesse. Il compte sur son nom pour continuer ses méfaits. Parler de lui, même pour le maudire, c’est le justifier. Dire qu’on le supprimera, c’est affirmer plus fortement la nécessité de son existence. Il est, et on ne peut le détruire, parce que en même temps qu’il est, il n’est pas. Quand nous parlons de lui, nous en parlons au passé ou au futur. L’accident n’est jamais une chose présente : il a été et il sera, mais il ne sera jamais, dans l’avenir, ce qu’il a été dans le passé. Il vient de se manifester dans une étoupille et notre naïveté fait que nous surveillerons les étoupilles. Mais l’accident, qui tient à son nom, ne se manifestera plus dans les étoupilles. En effet, une série d’accidents de même nature n’est pas une série d’accidents. L’accident ne vient pas par série. Sa nature l’oblige à être isolé, unique en son genre. Dès que l’on connaît sa cause, il change de cause. On le cherche au jeu du disque qui a mal fonctionné; il se réfugie dans la tête du mécanicien qu’il fait tourner à droite, quand c’est la gauche qui réclamait son attention.

Supprimer l’accident! Rêverie indigne même de l’optimisme d’un Pangloss. Nous le cultivons au contraire et nous lui apprêtons chaque jour de nouveaux moyens de se manifester. Après ceux de l’automobile, qui commencent à nous paraître légitimes et qui ne méritent presque plus le nom d’accidents, voici ceux de l’aéroplane dont la complaisante Amérique vient d’ouvrir la liste. Il est probable qu’elle sera longue. Les ballons dirigeables font déjà bonne figure, malgré leur récence, dans la nomenclature. L’Allemagne s’y distingue, mais ce n’est point, malheureusement, la seule supériorité qu’elle ait sur nous. Tant de machines en mouvement, tant de mines creusées jusqu’aux abîmes, tant d’appareils de destruction imaginés et essayés par tous les États, assurent à l’accident un avenir incomparable. Plus la machine est précise et plus l’accident nous étonne. Il nous semble qu’il y a des mécanismes si beaux et d’une marche si assurée, si fière, que rien ne saurait les détourner de leur chemin. Mais l’accident est là, qui guette, tout prêt à rabattre leur orgueil et le nôtre. La machine est d’autant plus vulnérable qu’elle est plus compliquée. Une science admirable a réglé ses mouvements, des rapports des roues, les réactions des ressorts; elle a même créé le rouage de secours ou le taquet d’arrêt; mais ayant tout prévu, quelque chose est resté en dehors du cercle des prévisions : la bête indomptable et cruelle qui s’appelle l’Accident.

Je ne prêche pas le fatalisme. Je ne dis pas, comme les musulmans : « C’était écrit! » Mais je ne puis pas dire non plus : « Cela aurait pu ne pas arriver. » Tout ce qui arrive, arrive nécessairement, au delà de toute science, de toute sagesse, de tout calcul, de toute combinaison, il y a ce qui ne peut être su, ce qui ne peut être vu, ce qui ne peut être calculé. Après l’accident, le mieux à faire c’est de continuer le mouvement interrompu, selon les règles générales de l’ordre. Il faut aussi ne pas avoir peur, car la caractéristique de l’accident est, non seulement la soudaineté, mais aussi la rareté. Quand l’accident est advenu, on a la certitude, presque mathématique, que le péril est loin dans le futur. En effet, un accident qui se renouvellerait à brefs intervalles ne serait plus un accident. Ce serait un fait dépendant d’une cause permanente qu’il serait possible de prévoir et de contrecarrer. L’accident, au contraire, et je le répète, est imprévisible.

Quand tout est en ordre, il faut donc marcher sans crainte, et traiter l’accident futur, quoiqu’il soit possible, comme s’il était impossible. C’est d’ailleurs ce que nous faisons au cours de la vie – et si nous ne le faisions pas, pourrions-nous vivre?

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Daniel Cérézuelle


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