Accident
"L’accident arrive ou n’arrive pas. On sait qu’il peut arriver, mais on ne sait pas s’il arrivera. L’accident est l’accident; il est imprévisible. Ces deux trains, pendant des années et des années, se sont croisés pacifiquement dans la petite gare qui les attend, comme on attend l’apparition des astres en un point du ciel. La mécanique des chemins de fer égale en précision la mécanique céleste. Cependant une planète en rencontre une autre, et il s’en suit une mise en miettes, dont les miettes sont les étoiles filantes qui nous tombent parfois des nues. Cependant, les deux trains entrent l’un dans l’autre, et il s’élève des cris, des flammes et de la fumée. C’est l’accident. La terre périra peut-être de se cogner à une planète dévoyée, et tous ceux qui prennent le train ne reviennent pas. Il y en a un sur cent mille, sur un million, qui est tombé en route aux pièges de l’accident. (...) On a multiplié les règlements, on a tout prévu, on a pris des précautions qui semblent folles à force d’être sages, on a établi un mécanisme d’une justesse prodigieuse et qui frappe d’admiration, quand on le connaît bien : mais on n’a pas supprimé l’accident, parce que l’accident est inaccessible, parce qu’il plane et ricane au-dessus des prévisions humaines. On dirait qu’il a une volonté, qu’il choisit son heure, qu’il ne se laisse jamais tomber qu’au bon moment, choisissant sa proie. Non, il obéit, lui aussi, à la loi universelle qui régit les rapports des choses entre elles."
Remy de Gourmont, "L'accident"