Essentiel
La Vache
Devant la blanche ferme où parfois vers midi
Un vieillard vient s'asseoir sur le seuil attiédi,
Où cent poules gaîment mêlent leurs crêtes rouge,
Où, gardiens du sommeil, les dogues dans leurs bouges
Écoutant les chansons du gardien du réveil,
Du beau coq vernissé qui reluit au soleil,
Une vache était là tout à l'heure arrêtée.
Superbe, énorme, rousse et de blanc tachetée,
Douce comme une biche avec ses jeunes faons,
Elle avait sous le ventre un beau groupe d'enfants,
D'enfants aux dents de marbre, aux cheveux en broussailles
Frais, et plus charbonnés que de vieilles murailles,
Qui, bruyants, tous ensemble, à grands cris appelant
D'autres qui, tout petits, se hâtaient en tremblant,
Dérobant sans pitié quelque laitière absente,
Sous leur bouche joyeuse et peut-être blessante
Et sous leurs doigts pressant le lait par mille trous,
Tiraient le pis fécond de la mère au poil roux.
Elle, bonne et puissante et de son trésor pleine,
Sous leurs mains par moments faisant frémir à peine
Son beau flanc plus ombré qu'un flanc de léopard,
Distraite, regardait vaguement quelque part.
Ainsi, Nature! abri de toute créature!
O mère universelle! indulgente Nature!
Ainsi, tous à la fois, mystiques et charnels,
Cherchant l'ombre et le lait sous tes flancs éternels,
Nous sommes là, savants, poètes, pêle-mêle,
Pendus de toutes parts à ta forte mamelle!
Et tandis qu'affamés, avec des cris vainqueurs,
A tes sources sans fin désaltérant nos coeurs,
Pour en faire plus tard notre sang et notre âme,
Nous aspirons à flots ta lumière et ta flamme,
Les feuillages, le sommets, les prés verts, le ciel bleu,
Toi, sans te déranger, tu rêves à ton Dieu!
Victor Hugo, Les Voies intérieures (1837)
Source en ligne:
http://un2sg4.unige.ch/athena/hugo/hug_voix.html#xv
Enjeux
Jadis les vaches vêlaient toutes au printemps, comme leurs cousines, les femelles du caribou. Elles étaient saisonnières; à l'automne, leur lait donnait un beurre de premier ordre. L'hiver elles se reposaient, comme les ours. Les méthodes dont on disposait pour les sélectionner laissaient d'autre part subsister une grande variété génétique et par suite plus de différences parmi les protéines et un lait au goût lui-même plus varié. À l'échelle mondiale il n'y aura bientôt qu'une espèce de vache, la plus rentable: la Holstein. Et à l'intérieur de cette espèce mondialisée, quelques taureaux seront les pères universels. Monstrueuse, quelque effort que l'on fasse pour lui fabriquer des jarrets capables de supporter son pis, la Holstein ne sera plus exposée à la maladie, au moment de mettre bas particulièrement. Elle consommera plus de médicaments, surtout des antibiotiques. Voilà le fromage sournoisement hypothéqué avant même la traite, laquelle se fera mécaniquement. On a beau penser que la vache est elle-même une machine, la succion par la trayeuse s'accompagne fatalement chez elle d'une frustration dont nous découvririons sans doute qu'elle a des effets sur le lait, si notre science s'intéressait à ces choses subtiles.
source: Jacques Dufresne,
Le fromage, baromètre de la civilisation, 1996