Les insolences de Carl Bergeron

Jacques Dufresne

Certains livres correspondent parfaitement à un moment précis de l’histoire d’un peuple. Ce fut le cas en 1960 des Insolences du Frère Untel. C’est le cas aujourd’hui de Voir le monde avec un chapeau, un essai en forme d’autobiographie sur le Québec actuel, qu’on peut aussi percevoir comme un condensé québécois de la Comédie humaine de Balzac. Outre ses thèmes principaux, langue et religion, qui rejoignent ceux du Frère Untel, il aborde un large éventail de situations, de thèmes, de traits et de types humains, parfois en quelques lignes, mais toujours d’un œil perçant: le tatouage, le marathonien du dimanche, la jeune séductrice que le divorce transforme en avocate impitoyable, le père absent, l’emploi précaire, les dettes d’études, la médecine étatique, le transfert de la publicité vers Facebook, le samaritain, la beauté, la liberté, l’amour. Comédie humaine! Société actuelle! Tragédie humaine plutôt, s’il est vrai, selon un proverbe espagnol, que «le monde est une comédie pour ceux qui pensent et une tragédie pour ceux qui sentent.» Carl Bergeron est de ceux qui sentent.
Deux moments de vérité

Quand on relit les Insolences aujourd’hui on est étonné que ce livre ait eu un tel succès, plus de 100 000 exemplaires vendus en quelques années, en dépit des jugements très sévères dont il est rempli : peuple de «peureux» parlant une «langue désossée». Les Québécois de 1960 étaient donc capables d’une si grande lucidité face à eux-mêmes, que non seulement ils lurent les Insolences avec enthousiasme, mais aussi qu’ils confièrent à Jean-Paul Desbiens (le frère Untel) une responsabilité de premier ordre dans la réforme de l’éducation qu’il avait réclamée. Cet enseignement de la philosophie, source et condition de la liberté à ses yeux, qu’il proposait d’introduire dans le secondaire public, il en fera la base de la culture générale dans les Cégeps.

Par quoi, il influa sur le destin de Carl Bergeron. Au collégial, si ce dernier n’avait pas trouvé sens et consolation dans les cours de formation générale, il aurait rejoint la masse des décrocheurs et n’aurait sans doute jamais pu s’accomplir, sans l’Épreuve c’est-à-dire en se pliant aux plus hautes exigences de la langue française, comme à une exigence d’identité personnelle.

Carl Bergeron, on le verra, est aussi sévère que Jean-Paul Desbiens pour ses contemporains, mais comme il l’est avec le même amour profond du même peuple malmené par l’histoire et par lui-même, on se prend à espérer que son livre aura le même succès que les Insolences, en dépit du fait que l’auteur a troqué la hache de Desbiens contre un chapeau de dandy acheté chez Henri Henri!
Dandy, l’est-il vraiment? Il a beau s’être imprégné de Proust – c’est l’auteur qu’il cite le plus souvent – il se moque un peu de lui-même quand il se présente comme un dandy : il veut d’abord éviter qu’on ne l’identifie à ce dont il a le plus horreur : le laisser-aller joual dans la tenue, les manières et le style. On aura compris qu’il préfère Miron à Michel Tremblay.

Ce livre est déroutant. Qu’est-ce que ce journal qui ne suit pas la chronologie, qui se lit comme un roman ou comme un essai, selon les sujets traités? Par quel miracle cette diversité conserve-t-elle son unité? Celui de la poésie, qui fut la première vocation de l’auteur et que l’on retrouve dans le livre sous la forme de je ne sais quel rythme, quel frémissement de la vie? Hugo : «Comme la mer, la poésie dit chaque fois tout ce qu’elle a à dire ; puis elle recommence avec une majesté tranquille, et avec cette variété inépuisable qui n’appartient qu’à l’unité» (Essai sur Shakespeare).

Unité dans une extrême variété des sujets, des lieux et des temps et même des genres littéraires. Voilà pourquoi j’ai aimé ce livre au point d’y voir le chef d’œuvre dont le Québec actuel a besoin. Unité cimentée par l’amour que l’auteur a de sa langue. Cette langue française, il l’aime au point de voir dans la joie de la maîtriser la condition et le signe de l’accomplissement de tout son être. Quand dans un peuple, un jeune, un seul aime la langue à ce point, c’est signe que des milliers d’autres voudront l’imiter si seulement on leur donne accès à son témoignage. Voici le récit de son apprentissage tardif à la phonétique et à la syntaxe :

La langue

«Je n’étais pas fier de manger des syllabes alors qu’il eût été tellement plus beau de les prononcer. J’aimais la sonorité d’une langue maîtrisée et en admirais le charme chez plusieurs de mes professeurs, québécois, belges, suisses et français confondus. Mon intuition me disait qu’elle débouchait sur une plus grande et une plus haute expérience du monde. La nuit, devant le château Frontenac illuminé, luttant entre répulsion et émulation, je scandais à voix haute, dans ma mansarde, ces mots qui devaient aller de soi pour tout autre francophone mais qui pour moi constituaient un obstacle à vaincre. Quand je réussissais enfin à en posséder un qui m’avait posé problème, je m’empressais de le répéter pour en prendre le pli et ne pas le «perdre». Et c’est ainsi que, peu à peu, je réappris ma langue maternelle. En la nettoyant des scories de la honte.» (103)


Il a réussi l’Épreuve, laquelle a une dimension sexuelle :

«Il faut toujours se souvenir de cela pour comprendre de quoi il retourne vraiment en matière de rapports entre les sexes dans ce pays. Tout homme qui n’a pas réussi sa «métamorphose», qui a échoué à se libérer de l’atavisme de la honte par l’Épreuve, abrite un «castré intérieur», de la même manière que toute Québécoise d’avant l’Épreuve, qui serait restée prisonnière de son mépris pour le mâle humilié, abrite sa «Germaine intérieure.» (103)


Maître de sa langue, maître de soi. Cette maxime, Carl Bergeron l’affirme avec une certitude absolue. Il n’y a pas de place pour le doute ici. Je sais, dit-il, en rêvant à Rimbaud, que «le poète dilettante et aventureux, avec son «marteau du pauvre», pressé de faire tomber un nouveau morceau du mur atavique qui le séparait de la vie de l’esprit, n’est pas mort.» (104)

Vie de l’esprit. Carl Bergeron n’emploie pas de tels mots à la légère. La vie intellectuelle dont son livre est l’expression est une chose rare. Les uns ont de la culture, d’autres font carrière dans les lettres ou les sciences. La vie intellectuelle ne commence que là où l’on devient le savoir que l’on possède, que lorsqu’on passe des données à traiter aux œuvres dont on se nourrira. Ce qu’on pense se confond alors avec ce qu’on sent.
Cette vie intellectuelle s’est épanouie dans et par une amitié fondée sur l’admiration et l’émulation, l’ami en cause est appelé M*** dans le livre. Il s'agit d'un auteur bien connu. Cette amitié est l’occasion pour Carl Bergeron de découvrir la face radieuse de la famille.

«Si M*** paraît si délié, si décomplexé dans son rapport au savoir, c’est parce qu’il n’a pas eu à vivre l’Épreuve. Son père, qui a connu une enfance rude, me dit-on, s’en est chargé à sa place. J’en suis tellement, mais tellement heureux pour lui! Il n’y a pas de plus beau cadeau qu’un père québécois puisse faire à son fils. Le secret de la vitalité insubmersible de M*** est là: dans le sacrifice héroïque de son père, qui l’a délivré de l’Épreuve, mais aussi, sur un plan affectif, dans l’amour profond que lui a voué et continue de lui vouer sa mère. Son adolescence, sa prime jeunesse dans la vingtaine, tout son parcours a pu se dérouler dans l’insouciance bénie d’un univers où la langue française allait de soi et où le Québec était non une tare, mais une histoire à assumer et à transcender. Il a vécu dans un univers qui devrait être la norme, mais qui n’est que l’exception. Notre amitié, en ce sens, est exceptionnelle. Elle réunit deux visages du Québec historique, l’un béni et solaire, l’autre obscur et maudit. M*** m’offre le soutien et l’exemple d’une normalité conquérante. Je lui offre, de mon côté, l’exemple d’une épopée personnelle où le Québec, loin de tout rêve gaullien, apparaît comme un prisme trouble à travers lequel se révèlent des contradictions inavouables, enfouies au plus profond de l’inconscient collectif. Je lui offre la littérature. Il m’offre l’histoire. » (241)

La religion

Le père de M*** a connu de près le Québec duplessiste. «Il a en gardé une aversion viscérale pour le catholicisme mais, homme d’esprit, il n’a pas cédé à la tentation.de la table rase.» En d’autres termes, il n’a pas réduit le catholicisme universel à sa variante locale du début du vingtième siècle.

Carl Bergeron a suivi la même voie. S’il tourne le dos résolument au catholicisme infantile et provincial d’hier, ce n’est pas pour retomber dans la mystique de la Saint-Jean, «étrange fête où on tente, par le biais du décret gouvernemental de la fierté, de colmater la brèche historique de la honte», ni pour suivre servilement la tendance dominante vers l’irréligion : «L’anticatholicisme québécois a autant à voir avec le véritable catholicisme que la francophobie des Québécois de la honte avec la culture française.»

Le véritable catholicisme à ses yeux c’est celui de Bernanos l’auteur de La Joie et de La France contre les robots. Un jour, Carl entre dans une église, la cathédrale Marie-Reine-du-Monde. Il assiste à une messe : «Chacun de nous est un temple, a dit le prêtre dans son homélie en citant saint Paul. C’est en méditant ces mots admirables que je regagne mon banc. La religion, me dis-je, est tout de même le seul universalisme supportable, le seul universalisme qui puisse parler au nom du genre humain sans grandiloquence.» (351)

Le lien dans sa vie entre la langue et la religion devient manifeste plus loin dans le livre : «Au commencement était le Verbe, dit-il, au commencement était le besoin de nommer.» Et suit ce constat : «J’ai assisté toute ma vie, du plus loin de mon enfance, au saccage obstiné des mots et des sentiments.»

Le père humilié

Au lieu de donner à son fils une langue déjà faite, le père de Carl l’a poussé vers le sport et dans ses temps libres, lui a fait distribuer des dépliants dans les boîtes à lettre du voisinage, ce qui le tenait loin des bibliothèques, qui lui convenaient pourtant mieux que les gymnases.

«Il me fallait faire autre chose. Les amis avec lesquels je frayais étaient sortis, (ce jour-là) je n’avais personne vers qui me tourner. Je me suis dirigé vers la bibliothèque, où m’ont vu entrer deux mégères aux gros seins qui se sont méchamment moquées de moi pour mon impair diplomatique. La bibliothèque était en effet le refuge des exclus, des perdants, de tous ceux qui étaient au plus bas dans la hiérarchie sociale de l’école. Elle était associée à un purgatoire honteux. Personne n’imaginait qu’elle puisse être le lieu d’une fête ni que la fête elle-même puisse se conjuguer avec la vie intérieure. Les enseignants ne nous inculquaient pas non plus de valeurs en ce sens. Le sport est la vraie idole dans les écoles du Québec, il l’a toujours été; des enseignants admiratifs venaient d’ailleurs nous regarder jouer. Par notre pétulance et notre vigueur, nous avions une autorité reconnue de tous. Les (rarissimes) lecteurs, eux, n’étaient enviés ni respectés de personne.» (304)


Par son adhésion enthousiaste à la langue, Carl a renversé la tendance dans sa propre vie. Dans ses dragues, souvent couronnées de succès, il a misé sur le bon mot au bon moment plutôt que sur ses anciennes prouesses sportives. Est-ce là le signe d’un renversement de tendance à l’échelle de la société? Et est-ce un plus bel avenir pour les pères qui se dessinent? Il leur reste bien des humiliations à surmonter.
À l’occasion d’une fête de famille, le père de Carl, qui avait l’habitude de se distinguer par ses muscles, son argent et son fédéralisme aigri, annonça qu’il allait écrire ses mémoires. Ce qui déclencha un fou rire autour de la table. «Vexé de la réaction de dérision par laquelle sa parole avait été accueillie, il avait eu une réplique ahurissante:«Risez! Risez [sic] autant que vous voulez! Moi, j’sais que j’ai raison.» Il voulait dire «riez! riez!», il n’avait pu dire que risée! risée!; de la faute de français à l’homonymie, il était passé de la honte à l’humiliation. Une nouvelle salve de rires l’acheva. Mon frère et sa compagne pleuraient de rire et se répétaient, en se donnant du coude, comme s’ils venaient d’entendre un excellent gag: «Risée! Risée!» J’ai rarement vu l’autorité d’un père se décomposer avec une telle rapidité et une telle violence sous mes yeux. Et ce père, c’était le mien. Cette scène rituelle d’humiliation du père, qui se fait hara-kiri avec une faute de langage, combien de fois a-t-elle eu lieu dans les chaumières du Québec?» (283)

Dans Sous le soleil de la pitié, Jean-Paul Desbiens évoque une scène analogue. Son père, l’homme le plus humble et le plus respectable du monde, déformait souvent les mots. «À un moment donné, écrit Desbiens, je lançai : bombarder. Mon père disait : bombarber.Ce fut la goutte d'eau. Mon père n'en pouvait plus. Il se mit à pleurer. Il quitta la table en silence, alors qu'il aurait dû me tuer, et monta à l'étage supérieur pour y cacher sa honte. Instantanément, je compris mon crime.» (49, éditions électronique)

Le père de Carl avait d’abord été humilié par sa femme à l’occasion du divorce, moins toutefois qu’un oncle qui était la bonté même. Voici une scène du martyr de cet homme : «À ma grande stupéfaction, ce que j’avais vécu chez moi avant le divorce de mes parents se répétait chez elle à l’identique, mais en plus horrible: ce que ma mère infligeait à mon père dans son dos, ma tante, elle, le faisait subir à son mari en sa présence. C’était «devant public»– c’est-à-dire devant moi, jeune homme invité, et sa fille adolescente, ma cadette de quelques années – qu’elle n’hésitait pas à humilier et à rabaisser son mari, en particulier lors des dîners. Elle procédait «à la québécoise»: en multipliant des vacheries qui se voulaient des «taquineries»; en lançant des piques qui s’enfonçaient au plus profond de l’âme. Ses «blagues» vipérines pouvaient être d’une violence inouïe. Je la revois encore me faire des clins d’œil complices pour me faire entrer dans le jeu.»(347)

De la drague à l’amour

J’ai déjà souligné le contraste entre ces femmes mûres et les nombreuses jeunes femmes qui dans le livre sont l’objet des attentions intéressées de Carl. Il aime les femmes, les jeunes surtout, comme il aime la beauté, mais il se sent incapable même d’un concubinage avec l’une d’entre elles. Il ne veut pas de lendemains car il sait qu’ils ne chanteront pas comme dans la vie des parents de M***. Cet homme qui, en d’autres circonstances, manifeste un sens du sacré parfaitement authentique semble s’arrêter au seuil de l’intuition de Nietzsche : «Que votre amour soit de la pitié pour des dieux souffrants et voilés.»

Carl Bergeron semble plus près de l’essentiel quand il observe les effets de l’amour sur le visage d’une inconnue, que lorsqu’il y participe lui-même de près. À propos d’une Diane qu’il observe à travers la fenêtre d’un café, il écrit :

«Quelle expressivité, quel appétit, quelle vie! Pour chaque mot que l’être aimé, dans sa magnanimité d’élu, laissait échapper de sa bouche, l’amoureuse libérait sur son visage des centaines d’étincelles: en dessous des sourcils, dans l’astre noir de la pupille, sur le flanc soyeux des joues, dans les muscles du cou. Tout ce que l’être a de vivant, et même au-delà, afflue alors à la tête; c’est un coup d’État du cœur. Les lèvres en éveil qui, telles des caresses avortées, n’en finissent plus d’ébaucher des mots qui ne viennent pas, les cheveux bouclés humides et les pores de la peau sertis comme autant de petites perles sur la toile invisible des nerfs.
 
«Il me faudrait la culture et le vocabulaire d’un entomologiste pour imaginer des métaphores qui rendraient véritablement justice à la diversité des signaux que peut envoyer un visage humain illuminé par le désir. Nabokov, écrivain de génie et lépidoptériste passionné, ne s’y est pas trompé: c’est parce qu’il a passé sa vie à chasser des papillons rares, de nuit comme de jour, qu’il a pu écrire Lolita.»


On se prend à regretter qu’entre cette sensibilité et l’amour le lien ne soit pas encore fait. Pourtant, c’est après avoir quitté une belle de son âge, qu’il devient le samaritain d’une vieille pauvresse :

«Devant moi, une ombre étrangère se détache. Une vieille femme bossue, le dos courbé à quatre-vingt-dix degrés par la misère, farfouille dans un monticule de sacs de déchets. Elle porte un fichu sur la tête, comme une paysanne des années 1930. Au pied du lampadaire, son infirmité ruisselle de lumière. On ne distingue guère de son visage que son nez ridé et aquilin, qui se penche sur la matière honnie avec une désinhibition studieuse.
«Je continue mon chemin. Vingt pas plus loin, ma rêverie se dissipe et je me sens foudroyé par une évidence: je m’arrête et tâte, avec la main inquiète de celui qui pense avoir perdu une clé, l’argent que j’ai en poche. Je retourne sur mes pas et, m’avançant vers la vieille bossue, lui dis pour l’interpeller: «Madame…» À mon grand soulagement, elle m’entend et relève lentement la tête. Comme je suis heureux de ne pas avoir eu à la toucher pour lui signaler ma présence! Je n’ai pas de dégoût pour son corps et sa misère, mais je me sens pénétré jusqu’aux os par l’intuition de me trouver devant une âme sacrée, et l’idée de lui manquer de respect, fût-ce en posant la main sur son épaule, me remplissait de terreur.» (48)

Le tragique entre les générations

Il me reste tant à dire sur ce livre et j’ai déjà dépassé les limites d’un texte adapté au temps dont dispose le lecteur actuel. Bernanos, un auteur cher à Carl, a écrit à propos du père, je cite de mémoire : il y a plus d’amour dans la colère d’un père à son fils que dans les mots tendres du fils à son père. À la fin de son livre Carl Bergeron nous incite à penser que l’inverse est aussi vrai.

Je laisse au lecteur le soin d’aller lire dans quelles circonstances Carl se heurtera douloureusement au rapport égocentrique de son père à l’argent. Ce père, né en 1952, est-il le portrait-robot du boomer? C’est en tout cas à tous les boomers que s’adresse Carl, quand à la fin du livre, il écrit ce qui suit dans une lettre pathétique à son père :

«Les boomers ont profité d’une éclosion économique sans pareille et surtout de la naissance de l’État providence […] La protection syndicale y était telle que tu as déjà avoué avoir commencé à fantasmer sur ta retraite dès l’âge de trente ans.
 
N’en doute pas: si une partie de la prospérité des boomers s’est bâtie sur des conditions inhérentes à l’époque, une autre partie s’est faite sur le dos des générations futures. Je ne t’accuse pas de cette faute individuellement, bien entendu. Si j’étais né en 1952, j’aurais eu un parcours semblable et aurais peut-être joui comme toi des mêmes privilèges. Mais voici la réalité: aujourd’hui, les infrastructures sont à reconstruire (routes, écoles, ponts) parce qu’elles ont été soit mal construites, soit mal entretenues; l’État ne dispose plus de marge de manœuvre financière et porte une dette qui plombe la population active; à moins d’avoir une profession libérale ou un métier très spécialisé, les travailleurs vivent dans un marché concurrentiel fébrile, souvent sans avantages sociaux, dans une précarité partielle ou permanente. D’ici quinze ans, si la tendance se maintient, plus des deux tiers du budget de l’État seront avalés par les dépenses de santé, qui exploseront – et explosent déjà – sous la pression du vieillissement de la population. Ma génération (qui a entre vingt et quarante ans) doit continuer à travailler malgré un horizon bouché et l’idée sinistre, réitérée jour après jour, que cette «province» est pratiquement en faillite.» (331)


On interpréterait bien superficiellement Carl Bergeron si l’on considérait sa lettre comme une doléance sous forme d’analyse historique ou comme un règlement de compte névrotique avec ses parents et leur génération. Il faut plutôt y voir un acte suprême d’amour et de lucidité.
Comme en fait foi son dernier mot à son père :

«J’aime mon père – c’est, je crois, ce que prouve ma lettre –mais mon affection pour lui vient d’entrer dans le tragique. Nos rapports ne seront plus jamais les mêmes. C’est l’évolution virile et naturelle des choses, et je l’accepte; d’où, peut-être, l’étrange sérénité qui recouvre mon chagrin. Plus la réalité profonde des choses et des êtres se dévoile, plus je me sens dans mon élément, même si cela s’accompagne de ruptures et de douleurs. »(341)

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