L’interruption volontaire de grossesse est-elle un droit fondamental? Quelques éléments de réflexion
L’IVG n’est certainement pas un « bien » auquel une femme aspire mais plutôt un geste auquel elle se résigne lorsqu’elle considère ne pas pouvoir agir autrement.
Le 8 mars 2024 a été promulguée en France une disposition modifiant la constitution de la République et qui se lit comme suit : « La loi détermine les conditions dans lesquelles s’exerce la liberté garantie à la femme d’avoir recours à une interruption volontaire de grossesse » (IVG). Au même moment s’amorçait en Europe un débat sur l’opportunité d’intégrer à la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2000) le droit pour les femmes de recourir à l’IVG.
Cette décision et les débats qui entourent la question s’inscrivent à n’en pas douter dans la foulée du renversement par la Cour suprême des États-Unis de l’arrêt Roe v. Wade (1973) qui garantissait aux Américaines la possibilité d’avoir recours à l’IVG. Il appartient désormais à chaque État de l’Union de légiférer en la matière sans contraintes constitutionnelles. À la suite de ce jugement, plusieurs États se sont empressés d’interdire l’IVG ou en ont considérablement restreint l’accès.
L’inquiétude suscitée à juste titre par ce revirement justifie-t-elle que l’on « constitutionnalise » le recours à l’IVG ou qu’on en fasse un droit fondamental ? Une réflexion s’impose à cet égard, notamment sur la nature des droits et libertés énoncés dans les déclarations et chartes adoptés depuis la fin du XVIIIe siècle. « Nous tenons pour évidentes pour elles-mêmes les vérités suivantes, proclame la Déclaration d’indépendance américaine du 4 juillet 1776 : tous les hommes sont créés égaux ; ils sont doués par le Créateur de certains droits inaliénables ; parmi ces droits se trouvent la vie, la liberté et la recherche du bonheur ». Dans les instruments du même type qui ont suivi, on peut identifier un certain nombre de droits, reconnus comme fondamentaux, qui en constituent en quelque sorte le « noyau dur » : par exemple, le droit à la vie, à la sécurité et à la dignité, celui à l’égalité devant la loi, de même que les libertés de conscience et de religion, d’expression et d’association.
Ces droits et libertés ont tous pour but de favoriser l’épanouissement des êtres humains, de rendre possible la réalisation de leurs aspirations légitimes. Ils s’apparentent au « souverain bien » élaboré par Aristote dans l’Éthique à Nicomaque, souverain bien qui consiste à vivre heureux, le bonheur devant, selon le philosophe, être conforme à la vertu et compatible avec celui des autres. L’interruption volontaire de grossesse rejoint-elle l’essence de ces droits et libertés ? L’IVG n’est certainement pas un « bien » auquel une femme aspire mais plutôt un geste auquel elle se résigne lorsqu’elle considère ne pas pouvoir agir autrement.
Au Canada, la Cour suprême, dans l’arrêt Morgentaler (1988) a déclaré inconstitutionnelles, parce que jugées trop rigides, les dispositions alors en vigueur en la matière et a donné son aval à un accès plus large à l’IVG, celui-ci découlant des droits à la sécurité et à la liberté garantis par la Charte canadienne des droits et libertés (1982). Dans le cas d’un avortement thérapeutique, pratiqué lorsque la poursuite de la grossesse met en danger la vie ou la santé de la femme, les droits à la vie et à la protection de la santé pourraient aussi servir d’appui au geste posé.
Il nous semble donc que le recours à l’IVG ne correspond pas à la nature des droits énoncés dans les déclarations et chartes et ne devrait donc pas y figurer. Il doit plutôt découler d’une interprétation judiciaire de certains droits fondamentaux, entre autres les droits à la vie, à la liberté, à la sécurité et à la protection de la santé, droits dont plusieurs États se sont inspirés pour légaliser l’IVG. En faire un droit fondamental ouvrirait la porte à d’autres revendications qui, pour légitimes qu’elles puissent être, n’en altéreraient pas moins le caractère essentiel et universel des droits reconnus dans ces instruments.
Fait à noter, sous réserve d’un arrêt ultérieur, la Cour suprême des États-Unis a récemment validé, pour des raisons strictement techniques, et là où la loi le permet, l’usage de la pilule abortive, qui peut même être obtenue par la poste, et ce, à la suite, parfois, d’une simple consultation télémédicale. Ce dispositif concerne plus de la moitié des avortements pratiqués aux États-Unis. Notons que le recours à la pilule abortive doit avoir lieu durant les dix premières semaines de grossesse, ce qui en tout état de cause est souhaitable ; en revanche, il peut avoir pour effet de banaliser le geste, ce qui pourrait être évité par une éducation appropriée à la sexualité et à la contraception.