Après cent ans de féminisme, où est la parole masculine?
Lorsqu’il est question de féminisme, l’observateur s’étonne de certains relents mystiques qui accompagnent la longue marche vers l’égalité. Comme toute mystique, le récit féministe impose très souvent un silence pénétré qui étouffe toute argumentation critique.
Nécessité d'un regard critique
Tout le monde s’entend pour dire que les femmes occidentales, et notamment québécoises, ont fait un long chemin libérateur qui leur a permis au XXe siècle de devenir des sujets juridiques, politiques, économiques à part entière. Naguère satellisées et confinées pour l’essentiel à la sphère privée et familiale, avec des prolongements dans les domaines de la santé et de l’éducation, elles ont progressivement investi la sphère publique jusqu’à devenir majoritaires dans plusieurs secteurs.
Il n’est pas question ici de remettre en question une évolution que de nouvelles configurations sociales, économiques et culturelles avaient rendu nécessaires. Mais applaudir à ces progrès ne nous dispense pas malgré tout de poser un certain regard interrogateur et critique. En effet, lorsqu’il est question de féminisme, l’observateur s’étonne de certains relents mystiques qui accompagnent la longue marche vers l’égalité. Comme toute mystique, le récit féministe impose très souvent un silence pénétré qui étouffe toute argumentation critique.
Voici donc, en résumé, la trame narrative du nouvel exode libérateur : nous étions soumises au patriarcat et à nos maris, nous nous sommes organisées et avons graduellement défait nos chaînes au cours d’une odyssée héroïque, mais il reste encore un long chemin à parcourir car la lutte n’est jamais finie et la misogynie, tapie en attendant des jours propices, guette. Il faut veiller sans cesse.
Des relents religieux
Ce qui surprend ici, c’est moins le combat lui-même que le ton sur lequel celui-ci se déploie. On est dans l’exaltation et il n’est pas certain que les antiennes radieuses chantant la Jérusalem céleste égalitaire réalisable sur terre soit la meilleure façon de rendre compte de processus historiques et nécessaires. On est ici souvent en religion.
Le christianisme mobilise effectivement son combat du bien contre le mal à travers la crucifixion de Jésus-Christ. Ce dernier a certes vaincu, mais dans un ordre de réalité autre que la simple histoire terrestre, substantiellement engluée dans la pesanteur et le péché. Le péché n’est pas soluble ici-bas.
Or, ce féminisme carbure au messianisme. Les combats y sont placés sous le signe de la sainteté et de la pureté outragées. La figure de la Vierge Marie, qui donne toute sa profondeur à la parole divine, est subrepticement récupérée : elle n’est qu’une vierge privée de jouissance, et la naissance de son Fils ne lui donne même pas le frisson érotique tant désiré puisqu’elle demeure aeiparthenos, vierge pour l’éternité. Vierge entravée mais à la virginité morale toute-puissante...
On parle donc de féminisme essentialiste. La victime défendue ici n’est plus éternellement vierge, elle est perpétuellement victime.
Platon, de son côté, nous enseigne que ce qui se passe ici-bas est le reflet d’idées transcendantales, d’essences. Or, le propre d’une essence est de ne pas changer. On parle donc de féminisme essentialiste. La victime défendue ici n’est plus éternellement vierge, elle est perpétuellement victime. (Notons le passage – symptomatique - de l’éternité intemporelle à la perpétuité temporelle, propre à certaines récupérations idéologiques qui insufflent de la sorte une incandescence, normalement absente du terne et tiède débat démocratique ici-bas).
On ne peut donc pas voir la victime face à face, discuter avec elle comme on le ferait avec n’importe qui; on ne peut que s’incliner respectueusement, ou carrément s’écraser de culpabilité devant le regard acéré de la pureté adamantine. Ou encore se révolter, nourrissant en retour l’idéologie victimaire.
L’absence de parole masculine
C’est ici que l’on remarque le silence masculin face aux avancées du féminisme. La pusillanimité y est pour beaucoup, notamment parmi ceux qui ont tribune politique, médiatique ou enseignante. Ceux-ci défendront certes publiquement le preux combat, mais pas nécessairement en privé. Car l’intellectuel sait bien que la première qualité qu’on lui demande est de proposer un discours articulé sur le réel, le courage s’ajoutant davantage par accident ou intermittence que par nécessité ou conviction. Il est hasardeux, voire risqué, d’interroger la dogmatique féministe.
Outre la pusillanimité, les hommes font face à une autre difficulté, trop rarement évoquée. Cinq siècles de domination de l’homme blanc lui ont assurément donné la place d’honneur. Mais c’est oublier qu’un homme aspiré par le pouvoir perd souvent sa définition propre. Perpétuellement en mode conquête, il n’a pas le loisir de n’être que lui-même. Cet homme blanc, hétérosexuel, de foi ou de culture chrétienne, n’est souvent rien d’autre que cela. Son histoire réelle, ses expériences personnelles, ses fulgurances ou blessures s’effacent sous ses gloires pluriséculaires. On appelle cela le patriarcat, naguère signe de gloire mais désormais mué en anathème. Le fardeau de l’homme blanc dont parlait Rudyard Kipling il y a plus de cent ans a vu son lustre moral ternir au point de devenir une charge d’ineptie, un bonnet d’âne infamant.
Cinq siècles de domination de l’homme blanc lui ont assurément donné la place d’honneur. Mais c’est oublier qu’un homme aspiré par le pouvoir perd souvent sa définition propre.
Abstraite, la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789 a fait de son bénéficiaire une référence universelle mais vide qui ne peut prétendre à aucun statut incarné ni moral. Il est carencé. Tout à ses réflexes traditionnels, cet homme citoyen n’a malheureusement pas pris la mesure de sa dépossession et passe donc son temps à s’excuser, à réparer, à finasser, à mentir. Il lui manque un discours masculin structurant qui ne soit pas simple régurgitation des repères d’un hypothétique « bon vieux temps ». On cherche ainsi en vain l’équivalent d’un Éliézer Ben-Yéhouda pour l’hébreu moderne ou d’un Pompeu Fabra pour le catalan moderne. Plus qu’un intellectuel ou un modèle, il faut un prophète traducteur et transmetteur des archétypes et des fonctions.
En attendant, les jeunes hommes se font infliger des discours vantant la protection, le courage, la persévérance, l’effacement (pour leur part, les catholiques gobent goulûment l’histoire de saint Joseph, papa effacé et absent qui rabote ses planches et meurt on ne sait trop quand ni où). C’est mieux que rien mais ça manque de couleur. Et surtout, c’est hyperpatriarcal.
Quid de l’homosexualité?
Autrement plus intéressante est la recherche homosexuelle, notamment parce qu’elle s’est bâtie dans la souffrance et un combat souvent désespéré. S’y sont déployés de larges pans de solidarité et de camaraderie physique et affective qui ont permis l’élaboration d’une virilité incarnée, libérée du fardeau de se prouver perpétuellement homme. Les sentiments d’étrangeté et de rejet, le goût pour l’esthétique, la parure, la sensibilité, le style ou le mystère ont permis l’émergence de nouvelles potentialités masculines. Malheureusement, la ghettoïsation identitaire n’est pas loin et, parfois, les combats LGBTQ se figent par morcellement dans des causes de plus en plus minoritaires et insignifiantes, quand ils ne sombrent pas carrément dans la caricature hystérique.
Au bout de cette exploration, l’homosexuel et l’hétérosexuel devraient cesser de se définir selon leur objet d’appétence sexuelle et, au contraire, reconnaître leur commune masculinité, antérieure à leur orientation. Après tout, il y a bien un sujet féminin, secondairement hétérosexuel ou homosexuel. Pourquoi est-ce l’inverse pour l’homme?
Une fois cette fraternité rétablie, l’homme redéfini pourra se réenraciner dans sa tradition immémoriale et répondre ainsi au monde féminin qui, souvent tenté par la pose victimaire, n’attend pourtant qu’une chose, que l’homme fasse le parcours inverse de celui que les femmes ont mis plus de cent ans à accomplir : assumer son riche potentiel intérieur, tant anthropologique que religieux.