Contre la démocratie... Tout contre
L’histoire nous apprend que bien des tyrans, bien des rois ont assuré le règne de la justice mieux que bien des démocrates. On néglige le fait que c’est du côté de la justice qu’il faut chercher le grand critère en politique et non du côté d’un régime particulier.
Contre
Voici le commentaire que m’a inspiré le livre, aussi inclassable qu’incontournable, de Jacques Larochelle, provisoirement intitulé Num tu, premiers mots d’un vers d’Horace cité dans le premier chapitre.
Il va de soi qu’on puisse être contre la démocratie. Sans quoi, ce régime, censé assurer la liberté d’opinion, serait en contradiction avec lui-même. C’est pourtant le spectacle qu’il offre au monde depuis longtemps et en ce moment tout particulièrement, comme on a pu le constater lors des cérémonies marquant le 80ème anniversaire du débarquement de Normandie. Parlant par la bouche de ses plus hauts dignitaires, Dame Démocratie disait : « C’est moi ou Hitler » !
Outre que dans cette fausse alternative on oublie que c’est le vote populaire qui a ouvert à Hitler la voie du pouvoir absolu, on néglige le fait que c’est du côté de la justice qu’il faut chercher le grand critère en politique et non du côté d’un régime particulier. Or l’histoire nous apprend que bien des tyrans, bien des rois ont assuré le règne de la justice mieux que bien des démocrates. Il suffirait pour s’en convaincre de comparer l’Athène de Pisistrate (-600 -527) à l’Amérique de Donald Trump.
« Rien, écrira l'helléniste français Pierre Savinel, ne peint mieux les rapports personnels que ce chef d'État génial avait su établir avec les petites gens, essentiellement des paysans. Il va transmettre à la démocratie du Ve siècle av. J.-C. une classe moyenne de petits propriétaires, ceux que nous verrons encore vivre à la fin du siècle dans les comédies d'Aristophane, classe saine, solide, qui donnera à la démocratie sa force, civique et militaire, en attendant que cette même démocratie, sombrant dans la démagogie, ne corrompe en profondeur ces paysans, et n'instaure une tyrannie populaire, aussi odieuse que la tyrannie des oligarques, conduisant Athènes à sa ruine ». (Les hommes et la terre dans les lettres gréco-latines, Éditions Sang de la Terre, Paris 1988, p. 60.)
Les réalisations de Pisistrate sur le plan architectural, culturel et militaire furent tout aussi remarquables. Dans son célèbre ouvrage sur l'idée d'université, le cardinal Newman, après avoir présenté Athènes comme le modèle de la cité universitaire, dira de Pisistrate que c'est lui qui avait « découvert et nourri le génie de son peuple ».
Devant le nouveau tyran, Solon (-640 – 560) son plus grand adversaire, fit preuve lui-même d'une telle liberté que ses amis craignirent pour sa sécurité, mais Pisistrate fut bienveillant à son endroit et il respecta l’essentiel de ses lois. Ce qui ne l'empêcha pas de réserver tous les postes importants à ses amis et à ses parents.
Et un bon gouvernement ne se limite pas à la justice, il veille aussi sur des idéaux, des principes et des règles donnant aux peuples l’élan créateur qui fera leur grandeur, de même que la force pour résister aux agresseurs et survivre dans la pauvreté. Or dans les démocraties actuelles ce ne sont pas de telles valeurs qui assurent le succès, mais une croissance économique dont le progrès technique est responsable. Supprimez la croissance pendant une longue période ou réduisez-la à des gains qui ne font pas le poids par rapport à des pertes telles la dégradation de la nature et l’effilochage du tissu social et vous verrez croître le désordre jusqu’au risque de guerre civile.
Supprimez la croissance économique pendant une longue période et vous verrez croître le désordre jusqu’au risque de guerre civile.
En ce moment, juin 2024, la montée de l’extrême droite aux élections européennes comme la persistance de Donald Trump aux États-Unis rendent ce danger manifeste.
… Tout contre
Pour peu que l’on s’inspire de l’histoire de la démocratie athénienne, on découvre que c’est avant tout des aristocrates, comme Solon Pisistrate, Thémistocle (-525 -459) et Périclès qui en ont fait la gloire : Solon en écrivant les lois, Pisistrate en les appliquant avec cohérence sur une longue durée, Thémistocle en repoussant les agresseurs, Périclès en dotant Athènes de ses plus beaux monuments et langue grecque de ses plus beaux discours
Le lien entre une vision du monde au plus beau sens du terme et un régime politique éclairé n’est jamais apparu aussi clairement que dans l’amitié entre Périclès (-495 -429) et le philosophe Anaxagore (-500 -428).
Quelle éducation Périclès avait-il donc reçue pour exceller ainsi dans tous les domaines, pour s'entourer de la plus belle constellation de génies qui ait jamais été rassemblée dans un même lieu et pour donner une indicible unité à la variété des œuvres qu'il ordonnait, depuis les jeux de musique de la fête des Panathénées jusqu'à la chapelle des mystères à Éleusis?
Nous savons comment Périclès s'est porté au secours du philosophe Anaxagore, quand ce dernier était disposé à se laisser mourir. L'amitié de ce sage, qui était aussi un savant, eut sur lui le même effet bienfaisant que celle de Solon sur Pisistrate.
«L'ami le plus intime de Périclès, nous dit Plutarque, celui qui contribua le plus à lui donner cette élévation, cette fierté de sentiments, peu appropriée, il est vrai, à un gouvernement populaire; celui enfin qui lui inspira cette grandeur d'âme qui le distinguait, cette dignité qu'il faisait éclater dans toute sa conduite, ce fut Anaxagore de Clazomène, que ses contemporains appelaient l'Intelligence, soit par admiration pour ses connaissances sublimes et sa subtilité à pénétrer les secrets de la nature, soit parce qu'il avait le premier établi pour principe de la formation du monde, non le hasard et la nécessité, mais une intelligence pure et simple qui avait tiré du chaos des substances homogènes. »
Cette vision d'un monde gouverné par une intelligence suprême est de toute évidence le principe secret de la merveilleuse unité que Périclès a introduite dans toutes ses œuvres. Les penseurs de cette époque s'intéressaient aussi bien aux lois qui régissent l'univers qu'à celles qui régissent les sociétés humaines. La politique était à leurs yeux indissociable de la cosmologie. La ressemblance entre le macrocosme et le microcosme allait de soi. Le macrocosme c'était l'univers, le microcosme c'était tantôt la Cité, tantôt l'âme humaine.
Cette intelligence qu'Anaxagore voyait à l'oeuvre dans le cosmos, Périclès s'efforça de la faire régner sous la forme de la justice
Cette intelligence qu'Anaxagore voyait à l'oeuvre dans le cosmos, Périclès s'efforça de la faire régner sous la forme de la justice, dans la cité qu'il dirigeait, sous la forme de l'harmonie, dans les oeuvres d'art qu'il commandait. Dans un poème intitulé Le temple d’Éphèse,Victor Hugo trouvera des accents inoubliables pour évoquer l'unité d'inspiration des grandes cités grecques dont Athènes est le modèle:
Ma symétrie auguste est soeur de la vertu...
Sparte a reçu sa loi de Lycurgue rêveur,
Moi, le temple, je suis législateur d'Éphèse;
Le peuple en me voyant comprend l'ordre et s'apaise;
La séparation de la pensée appliquée à l'univers et de la pensée appliquée à l'humanité est au contraire l'une des caractéristiques de la modernité occidentale. D'un côté, nous ne reconnaissons dans l'univers que la force; de l'autre, nous nous croyons en mesure de faire régner dans les sociétés humaines un principe autre que la force: la justice.
Le démocratique à la mode aujourd’hui est à l’image du successeur de Périclès, ce Cléon que pourfend Aristophane, le Molière de l’époque : «Après des péripéties plus rocambolesques les unes que les autres, un véritable dialogue s’ouvre entre le père et le fils, le premier représentant le peuple athénien dupé par les sophistes et les démagogues, le second représentant la jeune génération qui s'efforce de retrouver l'espoir en renouant avec les valeurs de ses ancêtres. Vomicléon, comme Aristophane lui-même, est accusé de fomenter un retour à la tyrannie, à Pisistrate donc, quand il s'attaque à ce qu'est devenue la démocratie: une tyrannie à six mille têtes. L'un des éléments du comique des Guêpes est que tout dans la pièce est prétexte à tourner en ridicule l'accusation de retour à la tyrannie."
Pisistrate, tyran aimant son peuple, Périclès, chef démocrate d’origine aristocratique, voilà deux modèles mixtes, dont on pourrait s’inspirer aujourd’hui. Dans l’un et l’autre cas, la quantité est tempérée par la qualité. Dans le même esprit, on pourrait s’inspirer des couples Solon/Pisistrate et Anaxagore/Périclès.
Dans le rôle de Solon/Anaxagore, on pourrait imaginer en France, Simone Weil, aux États-Unis, Thomas Berry, en Allemagne, Max Scheler, au Québec, Hubert Reeves, au Canada, George Grant. Il est plus difficile de se représenter les émules de Pisistrate et de Périclès. Il faudrait que les premiers soient les éducateurs des seconds, ce qui supposerait des facultés d’administration dirigées par des philosophes, des savants et des poètes.
Les extraits cités sont tirés de La démocratie athénienne, miroir de la nôtre, Jacques Dufresne, L’Agora 1994.