Le Noël d'une apatride à Vienne

Nicole Morgan

La neige tombe délicatement sur Vienne silencieuse et je pleure des larmes de glace

En ce soir de Noël, la neige tombe délicatement sur Vienne silencieuse et je pleure des larmes de glace. J’ai arpenté, toute la journée, l'immense appartement orné de marbre noir et blanc comme une tombe sur laquelle j’aurais déposé des fleurs rouges et un sapin vert choisi le matin dans un petit marché improvisé de l’Arenbergplatz. J’ai pendu des centaines de petites boules rouges au lustre de fer forgé suspendu comme une toile d’araignée sur les meubles d’ébène noir de la salle à manger. Je ne peux m’empêcher de sourire à ce décor qui hésite entre un mauvais Visconti ou un bon film de vampires aux sourires sanguinolents. J’opte pour le sourire.

C’est donc le sourire aux lèvres que j’ai réchauffé mes doigts gelés au-dessus des braseros sur lesquels crépitent les marrons qui finissent ainsi leur courte existence de marrons au marché de Noël de la Rathausplatz . Toute la semaine je me suis pressée contre les baraques en bois qui vendent des bibelots ou autres produits artisanaux dont la tradition remonte au Moyen âge.

Traditionnelle je le suis parfois jusqu’à la moelle. J’ai bu le Glühwein brulant dans des tasses bleues, j’ai mangé des Puffers de pommes de terre et c’est avec un sourire d’enfant que j’ai plongé dans la féérie des lumières de Vienne illuminant les pans d’histoire sur les pierres des monuments.

Théâtrale jusqu’à l'os, je ne pouvais m'empêcher de penser que le décor de ma vie semblait conçu pour ces circonstances. L'appartement diplomatique grandiose donnait sur un parc dont le centre était dominé par une tour anti-aérienne, l'un des derniers cadeaux d'Hitler dont il a été impossible de se débarrasser. Elles sont trois, toutes coulées dans le béton, imprenables, trois tours qui hantent les consciences ne serait-ce que par leur laideur. Une vingtaine de corbeaux encerclent l’énorme masse grise de la tour de l’Arenbergpark, une masse sans fenêtre, impassible, aussi impénétrable que le visage humain que je devais affronter quotidiennement. Il a les yeux d’un loup et je ferme les miens. Même le temps ajoutait une dernière touche au décor : froid, humide, venteux, gris et neigeux. Les chapitres se formaient déjà dans ma tête d'une biographie qui n'intéresserait que moi.

La perspective était improbable. Je ne pouvais plus écrire, les mots emprisonnés dans un magma d'émotions si profondes que le simple fait de vivre la journée prenait toute l'énergie que je pouvais rassembler pour les enfants. Il faut toujours donner l’espoir aux enfants à qui on a donné la vie. Je ne pouvais que marcher en souriant. Le chien me suivait, soupirant comme une âme en peine. La vie en appartement ne convenait pas à ce petit bâtard, maigre et nerveux qui avait été affamé et battu par des brutes. Il avait eu la chance de tomber entre les mains d'une vétérinaire attentionnée qui m’a suppliée de le prendre…. Juste pour quelques jours. Je fis semblant de croire que ce ne serait que temporaire, pour apaiser sa conscience et je le baptisai Lucky (veinard). Il travailla dur pour mériter son nom, me regardant avec une soumission implorante tout en remuant la queue avec enthousiasme. Ce soir-là, il voulait s'ébattre dans le parc, courir follement dans tous les sens, aboyant comme un dément. Je pris sa laisse et trébuchais dans les escaliers derrière lui.

Le parc était désert, à l'exception de quelques ombres furtives qui se pressaient et dont les pas faisaient crisser la neige. Un couple passa, bavardant tendrement, suivi d'un bambin emmitouflé qui trébuchait en riant. Lucky se retourna, me regarda et s'arrêta devant un banc. Et c’est ainsi que je me suis effondrée sur ce banc en sanglotant au pied d’une noire tour hitlérienne, dans une ville où, arrivée récemment, je ne connaissais personne…ou presque. Il y a toujours un ange.

Est-ce que je l'ai senti tout de suite ? Je n’en suis pas sûre, mais qu'importe ! Je sentis une main sur mon épaule et j'ai entendu une voix douce « Frau Morgan, was passiert?» J'ai levé les yeux et j'ai reconnu le visage émacié de Julia, déjà atteinte d’un cancer généralisé qui était alors son secret. Je ne la connaissais que comme la dame-aux-trois-chiens avec qui j’échangeais quelques mots, lorsque je promenais Lucky. Je communiquais dans un allemand rudimentaire appris depuis longtemps. Née française par hasard, d’une famille alsacienne ballottée par les guerres, j’étais à la fois étrangère et chez moi. Je n'ai jamais appris à bien parler la langue de mes ancêtres, mais j'avais toujours en mémoire les chansons que mon père me chantait chaque soir : Hop, hop, hop, Mein Pferdchen …


Vivre en marge est devenu mon destin lorsque je me suis retrouvée Canadienne d'adoption, au sein d’une famille anglophone, ingérant en osmose les conflits culturels qui, bien que n'étant pas les miens, ont résonné doublement. Je n'appartenais à nulle part, et jamais je ne le ressentis de manière plus poignante que ce soir de Noël en Autriche où je venais d’arriver par la grande porte diplomatique.

Julia s’assit près de moi, un bras entourant mon épaule. Le comportement des Germaniques est prude et je compris la signification de ce geste. Les chiens se couchèrent tous à nos pieds, étrangement silencieux. J'ai bégayé, entre deux sanglots, en anglais, en français et en allemand, répandant une triste histoire que l'on voudrait être unique mais qui ne l'est jamais. Simplement une autre tragédie humaine. Il y en a tellement.
Elle écoutait sans mot dire ce flot de douleur et d’angoisse à peine cohérent. Puis elle parla dans un français légèrement hésitant «Vous n'êtes pas seule.» C'est tout ce dont je me souviens, à part ses yeux bleus tombants, ridés et tendres. Elle partit, suivie de ses trois chiens, une meute d'adoptés boiteux et reconnaissants. Mon impulsion immédiate fut de les rejoindre à quatre pattes et de la suivre, pleine de gratitude et de confiance implicite.

Un Noël indicible se passa. Il ne faut jamais parler de l’indicible, ce que tous ceux qui reviennent de guerre savent. J'étais prête à passer le réveillon du Nouvel An dans ma chambre tranquille où le silence n'était brisé que par le cri de deux oies qu’un propriétaire voisin gourmet engraissait dans sa cour que prolongeait un jardin. Ces petits jardins au cœur des immeubles sont un des autres secrets d’une ville. qu’on ne finit jamais de découvrir.

Les oies se turent pour toujours ce 31 décembre sans vie ni couleur si ce n’est une enveloppe de parchemin glissée sous ma porte d'entrée. Elle contenait une invitation, qui, bien qu'élégamment imprimée, me proposait «un thé informel avec des amies» cet après-midi même. Elle émanait d’une autre dame-avec-un-chien que je rencontrais parfois dans le parc suivie d’un vieux teckel grincheux qui ressemblait à Bismarck.
Je me suis précipitée vers la Neulingasse, m’engouffrant dans l’ascenseur antique et grinçant d’un très vénérable immeuble viennois. L’escalier de marbre rose, l'odeur de l'huile de chauffage et de l'humidité me ramenaient dans les vieux immeubles de mes années à Paris. Je prenais pied dans un chez moi par association.

Les grandes portes s’ouvrirent sur le rêve.

- Frau Morgan Grüß Gott !
Doris ressemblait à une petite fille aux cheveux gris. Elle était veuve depuis quelques années et pleurait encore le géant autrichien qui l'avait emportée loin de son Allemagne natale. « Je ne peux pas quitter Vienne », m'a-t-elle dit plus tard. « La ville chante.»

Je suis entrée dans une salle tapissée de peintures sombres, et je fus ainsi présentée à la famille, une lignée de Großmutter et de Großvater dont les yeux sévères, regardaient ou plutôt jaugeaient les visiteurs. Je ne pris pas la peine de les saluer mes yeux rivetés sur le sapin de Noël du salon de réception. L’arbre était éclairé par de vraies bougies, branlantes et dégoulinantes de cire, qui répandaient un faible parfum d’église.
L'arbre était décoré de boules et autres sculptures héritées ou achetées dans les marchés de Noël et il inclinait un peu la tête sous le poids de l’étoile censée guider les rois mages déjà assemblés autour du petit jésus de cire, reposant dans une crèche identique à celle que composait ma mère. Elle froissait un papier dit crèche sur lequel tombaient les aiguilles séchées du sapin fatigué. Tout y était, y compris les petites pinces pour tenir des bougies vacillantes, les boules scintillantes qu’un simple regard brisait. « Maman », murmurai-je, en fermant les yeux.

Les femmes qui m'accueillaient ressemblaient toutes aux chères défuntes de ma famille :la princesse Galitzine à demi allongée sous des châles de mohair avait les yeux de ma grand-mère, Erica avait le visage de Violette, Julie avait le port de tête de Jeannette et Maria avait la démarche de Louise. Je ne pouvais pas détourner les yeux de la réincarnation de Violette, complète avec des cheveux tressés dans une couronne, et je voulais désespérément la supplier de ne pas parler, me donnant le temps de m'attarder dans l'illusion.

Mais elles parlaient toutes en même temps, et je me suis abandonnée dans le berceau du plus profond de ma mémoire. Le thé fut servi sur une table recouverte d'une nappe de dentelle blanche, qui, je le savais, avait été sortie la veille d'une grande boîte que je pouvais voir au sommet d'une armoire, puis humectée avec les doigts, roulée, et repassée dans l'après-midi. Ces petites traditions réunissaient ce groupe toutefois disparate comme je le compris plus tard : Erica, la Catholique stricte, Maria, la Juive, triste et prudente, Julia hantée par la guerre. Parfois l'atmosphère vibrait d’émotions et une discussion éclatait puis ‘éteignait en même temps que s’allumaient les cigarettes.

La théière bleue et blanche passait alors de main en main au-dessus des assiettes de gâteaux, de toutes les formes et textures. Une voix se mit à fredonner, entrelacée de fumée, enveloppée d’une odeur de farine sucrée, masquée par des ombres.

Hopp, hopp, hopp,
Pferdchen lauf Galopp!
Über Stock und über Steine,
aber brich dir nicht die Beine!
Hopp, hopp, hopp, hopp,
Pferdchen lauf Galopp!

Maria se pencha vers moi. Je connais tout le monde à Vienne. Je vais vous ouvrir ses portes. Je ne pus m’empêcher d’adresser une pensée aux dieux grecs, qui se divertissent des espoirs et des désespoirs des pitoyables humains qui osent croire qu'ils contrôlent leur propre destin. J'ai compris, leur ai-je lancé, et j’ai de l’humour. Mais ne trouvez-vous pas que vous allez un peu loin. ?

« Pas du tout » répondirent-ils à l’unisson. Et ils continuèrent à s’amuser… Alors que je me dirigeais vers la porte, notre hôtesse me demanda si j'avais des plans pour la soirée. La réalité est descendue sur moi comme une chape de plomb. Mais le rêve est revenu avant que je puisse répondre. Elle m'invita à la rejoindre après le dîner pour un Nouvel An viennois. Quelques heures plus tard, Doris me conduisit dans les rues de la vieille ville, étincelante de milliers de bougies. Des verres de champagne avaient remplacé des tasses de vin chaud, offerts par des marchands à moitié ivres qui se relayaient dans de petites huttes de bois réparties dans toute la ville. Le Graben, l'Openring, la Kartnergasse et la Herrengasse étaient envahis par une foule qui nous poussa doucement vers la place Stephansdom, la cathédrale qui pompe le sang de la ville comme un cœur. Vers minuit, tous les verres furent levés, et à chaque battement de cloche nous mangions un petit gâteau en forme de poisson, un porte-bonheur viennois.

"Guten Jahre!"
murmura Doris.

"Danke
" répondis-je en éclatant en sanglot. Mes larmes de glace avaient fondu.
Ainsi finit une année où je pensais avoir tout perdu - avec la gentillesse des étrangers que le hasard met sur notre route, avec une main compatissante tendue pour vous aider à franchir le gouffre apparemment infranchissable, avec la redécouverte du courant universel qui nous ramène à nos origines, avec cet espoir d'appartenance qui nous rend humain et nous remplit du désir de rendre ce qui nous a été donné.

Il suffit de poser sa main sur la main d’un être humain sans patrie, et qui pleure.

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