Le fil conducteur de l'Encyclopédie de l'Agora - Avant-propos

Jacques Dufresne

Voici l’avant-propos d’un livre en voie d’achèvement sur ce sujet.
Voir aussi http://agora.qc.ca/dossiers/jacques_dufresne

Avant-propos

Un autre livre, pourquoi? En 1995, L’Agora, recherches et communications inc., une entreprise que j’avais fondée dix ans auparavant en association avec ma femme, Hélène Laberge, recevait du gouvernement du Québec le mandat de mener une recherche sur l’impact qu’aurait sur le Québec cet Internet qu’on appelait alors « les autoroutes de l’information »

L’avènement de chaque nouvelle technologie de l’information, le cinéma, la radio la télévision, avait inspiré dans un certain Canada anglais des prophètes qui s’empressèrent d’annoncer la réalisation d’un vieux rêve orangiste : la fin du fait français au Québec et dans le reste du pays. L’histoire démontrera que les nouveaux médias auront servi la cause des francophones du Canada, tandis qu’ils ont précipité le passage des anglophones dans l’orbite culturelle américaine.

Que faire pour qu’il en soit de même pour le Québec dans le cas d’Internet? Une première réponse allait de soi : créer en langue française des sites d’une richesse telle qu’ils puissent permettre aux francophones de s’ouvrir sur le monde dans leur propre langue sans perdre leurs racines. C’est l’une des raisons pour lesquelles nous avons créé L’Encyclopédie de L’Agora dès 1998, quatre ans avant le lancement de Wikipedia.

Le temps pressait. Nous savions que la première occupation du terrain nous donnerait un avantage durable. Dans le cadre de notre recherche, la question du fait français au Québec passa vite au second plan. Des enjeux plus fondamentaux surgirent, dont le glissement du réel vers le virtuel, le recul de la vie devant la machine et la surabondance chaotique et accélérée de l’information. Vingt ans plus tard, on commence à nous donner raison sur la place publique mondiale. Les effets pervers de la vie sous écran y suscitent un intérêt croissant.

Il ne suffirait pas d’ajouter du contenu made in Quebec à ce chaos universel; il faudrait aussi créer des oasis de sens permettant d’intégrer les éléments de connaissance à une vision, cohérente, cela va de soi, mais aussi assez vaste pour mériter d’être appelée vision du monde. D’où ce principe directeur emprunté à la philosophe Simone Weil : « Il faut accueillir toutes les opinions et les loger verticalement à des niveaux convenables. »

Le mot encyclopédie nous a semblé convenir pour désigner ce projet, grand certes mais aussi limité. Limité à ce qui pourrait être un exemple d’une culture génale contemporaine, à l’échelle d’un maître d’œuvre et d’un groupe d’amis. On répète depuis plus d’un siècle que la culture générale est désormais impossible à cause de la spécialisation sans cesse accrue de la recherche. Or, cette spécialisation a pour conséquence une diversité, elle aussi croissante, qui renforce et ravive le besoin d’unité. De sorte qu’une culture générale de plus en plus difficile devient de plus en plus nécessaire pour cette raison même.

Pourquoi ce livre?

Si la recherche de l’unité est la raison d’être de nos sites, à commencer par l’Encyclopédie de l’Agora, ainsi que de la Lettre que nous publions au rythme de 8 à 10 numéros pas année, cela ne vas pas de soi pour la majorité de nos lecteurs, pour les jeunes en particulier et pour les étrangers qui ne nous ont pas suivis au cours de notre vie intellectuelle longue et insolite; insolite en ce sens que par la grande variété de nos intérêts, nous sommes allés à l’encontre de la tendance dominante à la spécialisation. Tout jeune doctorant s’intéressant à nos travaux est en droit de se demander qui sont ces téméraires du savoir dont les sujets d’étude passent rapidement de l’anthropologie médicale, à l’éducation, puis au droit, puis au rapport de l’homme et de l’animal, etc. Qui sont ces inclassables, écrivains et entrepreneurs, ne séparant jamais la pensée de l’action, organisant, dans des lieux inspirants, des colloques à la fois savants et vivants? Quel est leur fil conducteur, jusqu’à quelle jeunesse faut-il remonter pour en repérer l’origine, à l’occasion de quelles rencontres et de quels événements ce fil s’est-il précisé? Voilà les questions auxquelles ce livre doit répondre. Il est nécessaire à la fois comme complément de l’œuvre en ligne et comme condition pour en assurer la pérennité et la croissance. Cela, nous avons été plusieurs à le sentir au même moment. Il y a quelques années, deux membres du Conseil d’administration de la « Société des amis de l’Agora » un OBNL, Ariane Collin et Marc Chevrier, suggéraient un projet semblable. Ils s’engageaient à raconter l’histoire de l’Agora, à partir d’entrevues avec les deux fondateurs et de textes écrits par ces derniers.C’était trop leur demander. Il me serait plus facile qu’à eux de faire la recherche nécessaire. Je me suis mis au travail rapidement et je l’ai poursuivi en me promettant de le soumettre à Marc et à Ariane, le moment venu. Tout cela sous le regard critique d’Hélène, de cette Hélène qui a toujours refusé de s’engager sur la place publique en donnant des conférences ou en accordant des interviews à des journalistes. Ceux qui nous fréquentent soulignent constamment la qualité de son hospitalité et l’importance qu’elle attache à recevoir amis et collaborateurs.

Alors que j’étais plongé dans la rédaction de ce livre, je recevais d’un autre ami, Daniel Laguitton, une lettre qui me convaincrait de persévérer. Il y est question de la cathédrale de Chartres. Pour des raisons que l’on comprendra à la fin du livre, je ne lui ai pas demandé de renoncer à sa métaphore, laquelle correspond plus à notre idéal qu’à nos réalisations.

Cher Jacques,
Je me prends souvent à imaginer et à souhaiter que tu te consacres à une distillation de ton savoir encyclopédique pour en faire ressortir une huile essentielle (la vertu de ta plante) qui serait le legs philosophique de l'encyclopédiste Jacques Dufresne à ses frères et soeurs humains et philosophes. Je suis toujours impressionné par l'étendue des savoirs accessibles via l'Encyclopédie de l'Agora, mais je pense que même s'il appartient à chacun de faire ses propres explorations et distillations, la distillation du maître d'oeuvre donnerait un bien meilleur nectar. Si je rencontrais aujourd'hui le maître d'oeuvre de Chartres, mon premier souci serait de tenter de le connaître d'abord en tant qu'humain dans sa réflexion essentielle, et, si le temps le permet, je ne ferais qu'ensuite avec lui une visite détaillée de ma cathédrale favorite afin de m'émerveiller des détails (the devil is in the detail !).
Évidemment, tu me diras peut-être qu'en contemplant la cathédrale je peux imaginer le maître d'oeuvre, mais je préférerais le connaître "from the horse's mouth".»

Pour ce qui est de l’ordonnancement et de l’esprit du livre, je suivrais l’exemple de Marc-Aurèle. Dans le livre I des Pensées pour moi-même, il dit sa reconnaissance aux personnes qui ont nourri tantôt sa pensée, tantôt son âme. « De mon grand-père Verus : sa bonté et son humeur toujours égale. […] De Fronton : d’avoir observé à quel degré d’envie, de duplicité, de dissimulation en viennent les tyrans. » À la fin du livre, il remercie même les dieux : d’avoir eu de bons aïeuls, un bon père et une bonne mère, une bonne sœur, de bons maîtres… »

Si un homme a jamais eu toutes les raisons de placer son moi à l’avant plan, c’est bien ce Marcus Aurelius qui, empereur et philosophe, était, à deux titres, de la race des rois. Or, il se présente comme un simple intermédiaire, donnant ainsi un magnifique exemple à tout auteur qui, comme lui, souhaiterait rendre un hommage à ceux qui l'ont formé et qui, en le formant, l'ont aidé à former leur propre pensée. À ces hommages à des personnes, j’ajouterai les leçons tirées de lieux qui m’ont marqué et d’événements intéressants ayant jalonné notre parcours. Tantôt le titre d’un chapitre sera le nom d’un lieu ou d’un événement et des noms de personnes apparaîtront dans le texte le cas échéant, tantôt le titre sera le nom d’une personne, des lieux et des événements étant évoqués à cette occasion. Je n’ai pas suivi scrupuleusement la ligne du temps, car c’est une ligne justement alors que la vie est une spirale.

Les citations seront nombreuses et souvent longues. On ne s’en étonnera pas. Elles sont l’explicitation des diverses étapes du fil conducteur. Ce livre est une anthologie de l’Encyclopédie de l’Agora en même temps qu’un aperçu de sa nature, de sa structure et de sa cohérence.

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