Le Québec et la mondialisation
Le Québec, société tribale, intolérante! Telle est la réputation que font au Québec des esprits critiques qui ne respectent pas toujours la mesure dans leur défense des droits individuels.
Les sages cherchent le vrai jusque dans la plus fausse des accusations dont ils sont l'objet. Les Québécois ont eu l'occasion d'acquérir cette sagesse au cours de leur histoire. Ils doivent apprendre maintenant le dur métier qui consiste à tenter de rétablir la vérité une fois qu'elle a été faussée par des moyens beaucoup plus puissants que ceux qu'ils ont eux-mêmes à leur disposition.
Comment diable une collectivité somme toute riche et heureuse, le Québec, vivant dans l'un des pays les plus enviés du monde, le Canada, peut-elle songer à s'isoler; à briser, avec tous les risques qu'implique une telle rupture, le lien fédéral qui l'unit aux neuf autres provinces, à renoncer ainsi aux ressources d'un immense territoire, voisin à la fois de l'Europe, de l'Asie et des États-Unis?
Parce qu'elle est une menace pour leur identité, parce qu'elle semble à beaucoup d'entre eux à la fois injuste et injustifiée, cette possibilité provoque chez les autres Canadiens une réaction négative bien compréhensible. Ailleurs dans le monde, et même dans une grande partie de l'opinion publique française, elle paraît contraire au bon sens.
Ne seraient-ils pas un peu malades ces Québécois? Au moins un observateur éclairé, Henri F. Ellenberger, a poussé cette hypothèse assez loin pour qu'on s'arrête à y réfléchir. Ce psychiatre célèbre, qui connaissait bien l'ethnologie, a écrit, au cours de la décennie 1970, un essai intitulé Les mouvements de libération mythique, dans lequel il compare, sans le dire trop expressément, le chef nationaliste québécois d'alors, René Lévesque, à ces leaders charismatiques qui, dans telle ou telle ethnie opprimée d'Afrique ou d'Océanie, ont mis leur peuple, avec tout le pathos que cela suppose, en marche vers un paradis qui devait se révéler faux, une terre promise qui n'était qu'un mirage. Dans Genèse de la société québécoise du sociologue Fernand Dumont, on trouve des utopies du XIXe siècle, en particulier L'aristocratie de l'intelligence d'Étienne Parent, qui présentent le plus grand intérêt dans ce contexte. (Les Éditions du Boréal, Montréal 1994.)
Ellenberger lui-même n'accordait pas plus d'importance qu'il ne convenait à cette hypothèse. Il souhaitait seulement que ses compatriotes québécois, auxquels il était très attaché, la prennent en considération dans leurs réflexions sur leur évolution. Soit dit en passant, il n'a eu aucune difficulté à trouver un éditeur francophone qui accepte du publier son essai, ce qui prouve au moins que les Québécois n'étaient pas assez malades pour s'interdire toute réflexion sur les diagnostics susceptibles de s'appliquer à eux.
À l'heure de la pensée complexe, on s'en voudrait d'exclure un tel élément d'explication. On pourrait cependant tout aussi bien partir de l'hypothèse inverse: une prodigieuse santé, qui leur a permis d'avoir l'un des plus hauts taux de fécondité du monde et de prospérer dans des conditions physiques et culturelles difficiles, aura incité les Québécois à faire le saut dans la modernité... et la mondialisation à une vitesse vertigineuse et à devenir, comme de nombreux observateurs l'ont noté, l'un des laboratoires les plus intéressants de la Planète.
Une étonnante et dangereuse faculté d'adaptation
N'abusons pas des concepts de santé et de maladie qu'il est bien difficile d'employer avec rigueur. Il reste un fait bien connu des sociologues: au Québec tout change un peu plus vite qu'ailleurs. Il existe un projet international d'étude des sociétés selon leurs tendances. Des études ont été publiées sur la France, les États-Unis, l'Allemagne. Le sociologue québécois Simon Langlois, qui participe à l'étude internationale, a publié en 1990 un ouvrage intitulé La société québécoise en tendance. Voici en quels termes il commentait récemment cet ouvrage dans la revue RND: "[...] et l'on s'est aperçu en comparant les tendances caractéristiques du Québec avec celles d'autres sociétés, que les changements chez nous avaient été plus rapides qu'ailleurs. Partis d'un peu plus loin, nous sommes allés aussi plus loin. Au début des années 60, notre taux de natalité était encore très élevé. Aujourd'hui, il est l'un des plus bas du monde. " (RND, janvier 1995, page 18)
Et si c'était cette étonnante et dangereuse faculté d'adaptation, plus encore que son histoire, qui poussait le Québec actuel vers un réaménagement de ses rapports avec ses voisins? Si, loin d'être le retardataire, qui se replie sur lui-même parce qu'il a raté le train de l'histoire, le Québec était le coureur des bois qui s'adapte à toutes les nouveautés comme il s'est adapté à l'hiver et à la solitude de la forêt boréale: rapidement? "Dès le départ, écrit Simon Langlois, les colons venus de France ont dû s'adapter au climat, à l'hiver. Ils ont emprunté aux Indiens. À tel point qu'après deux ou trois générations, il y avait une réelle distance entre les Canadiens, comme on disait alors et les Français venus de France. C'est une caractéristique que nous avons retenue." Quel sera, quel est déjà le prix à payer pour cette adaptabilité? Les Québécois n'auront-ils pas laissé s'éroder leur identité, dilapider leurs réserves vitales, en troquant allègrement l'ancien contre le nouveau? Ce risque bien réel est l'une des raisons pour lesquelles le Québec doit sortir de l'incertitude quant à son avenir.
Si un dieu porté vers l'expérimentation, un Faust olympien, avait, en cette fin de millénaire, à choisir le creuset idéal pour y observer, dans l'espoir d'en voir émerger une synthèse, les éléments les plus divers du monde, c'est sans doute le Québec qu'il choisirait.
Le Québec à la croisée des chemins du monde
On y parle les deux langues qui ont le plus contribué à faire le monde tel qu'il est aujourd'hui. La société de ce Québec était traditionnelle, médiévale même, il y a à peine cinquante ans; elle devance aujourd'hui la Californie dans certaines expérimentations, ou en tout cas elle la suit toujours de très près.
Dans de nombreux pays du monde, le sort des minorités est difficile. Le Québec (français) est toujours une minorité à l'intérieur du Canada et il est condamné à demeurer une minorité à l'intérieur de l'Amérique anglo-saxonne. Toutes les minorités du monde peuvent tirer profit de l'expérience québécoise, qui a été heureuse à bien des égards; mais ce même Québec (français) est aussi une majorité par rapport aux divers groupes ethniques établis sur son territoire. Le voilà dans le camp des anciennes puissances impériales d'Europe, et par là semblable à tous ces pays qui, commençant à douter de leur capacité d'assimiler leurs immigrants, mettent un peu moins l'accent sur les droits individuels et un peu plus sur celui des majorités. C'est le cas de la France notamment. Un récent sondage publié dans le magazine Esprit libre (déc. 1994) nous apprenait que la mentalité d'assiégé a gagné la seconde patrie des Droits l'homme. "Il faut autoriser le port du voile islamique à l'école": 79% des Français ont répondu Pas d'accord, 19 %, d'accord. "Les Américains ne pratiquent pas l'impérialisme culturel en France": d'accord, 43%, pas d'accord, 53%. "Le travail des immigrés est un atout pour la France": d'accord, 41%, pas d'accord, 55%.
Le Québec a des Amérindiens sur son territoire. Le voilà semblable à la plupart des pays d'Amérique latine. Tous ces pays auront raison d'observer avec le plus vif intérêt la façon dont, rattaché ou non au reste du Canada, le Québec établira de nouveaux rapports avec les Amérindiens. Notre précarité même nous oblige, à l'égard des premiers habitants de notre territoire, à une souplesse qui est loin de s'imposer partout avec la même nécessité.
Les Amérindiens du Québec sont, en dépit de leur petit nombre, déjà si forts, si bien organisés - en partie à cause de la façon dont la majorité les a traités, en partie à cause des appuis, souvent suspects, dont ils jouissent au Canada anglais - qu'ils ont, aux États-Unis notamment, de plus grands succès médiatiques et diplomatiques que le Québec lui-même, lequel est alors vu comme une majorité oppressive plutôt que comme une minorité opprimée.
On a souvent assimilé le catholicisme du Québec traditionnel à celui de l'Espagne de la première moitié de ce siècle. Voilà le Québec apparenté aux peuples qui ont demandé à une Église d'assumer une grande partie des responsabilités dévolues aux États dans les sociétés modernes.
Toutes les sociétés encore rurales dans le monde peuvent également se tourner vers nous pour savoir comment et à quel prix un pays s'industrialise de façon accélérée.
Nous sommes incontestablement des Nord-Américains; mais de toute évidence nous sommes aussi les plus européens de tous les Nord-Américains. Les liens avec la France et même avec l'Angleterre étant une nécessité vitale pour nous, nous redécouvrons l'ensemble de l'Europe à travers ces deux patries. À ce propos, l'une des caractéristiques étonnantes des Québécois de souche française, c'est que, lorsqu'ils sont en mesure de comparer l'Angleterre à la France, ils avouent souvent une préférence pour la première.
Nous sommes riches et endettés, comme la Nouvelle-Zélande il y a dix ans. Comme tant de démocraties qui sont en pleine décadence sans le savoir, nous avons transformé des citoyens responsables, capables de maintenir une société civile forte et vivante, en clients d'un et même de deux États centraux qui, pour mieux s'attacher lesdits citoyens, les ont isolés les uns des autres avec le séduisant prétexte de protéger leurs droits individuels.
Se trouve-t-il un seul groupe humain sur la planète auquel nous ne ressemblons pas par quelque côté? H.F. Ellenberger nous a comparés à certaines ethnies opprimées d'Afrique ou d'Océanie. Nous avons l'hiver des Russes et certains de nos étés ressemblent à ceux des tropiques. Nous avons calqué notre développement sur celui de la Suède, nous enseignons la philosophie allemande dans nos universités et plusieurs d'entre nous - on nous le reproche assez - ont la nostalgie d'une société aussi homogène que celle du Japon. La Chine est peut-être le pays auquel nous ressemblons le moins. Il se trouve cependant que, dans l'une de ses énigmatiques prophéties, l'historien Arnold Toynbee nous a associés à ce vénérable Empire en nous promettant à tous deux un avenir exceptionnel. (Toynbee était fasciné par notre taux de natalité qui s'est peut-être effondré avant que nous n'ayons accompli les grandes choses auxquelles il nous croyait destinés.)
C'est avant tout en raison de notre proximité par rapport au monde anglo-saxon que nous sommes en droit de nous considérer comme les cobayes... et les définisseurs de la mondialisation. À cause de la toute puissance des Anglo-saxons dans le domaine du cinéma, de la télévision et des techniques de communication en général, toutes les cultures du monde sont aujourd'hui dans un état de siège comparable à celui que soutient le Québec depuis toujours. Venez à nous, vous tous Allemands, Français, Anglais et autres menus pays qui voulez apprendre à faire des téléromans tels que vos compatriotes les préféreront aux émissions importées des États-Unis!
Nous touchons la question cruciale. Tout problème lié de près ou de loin à la domination de la culture anglo-saxonne se pose au Québec avec une acuité particulière. Plus l'anglais s'imposera comme langue mondiale des communications, plus les immigrants, dans chaque pays, auront tendance à préférer apprendre la langue d'Hollywood plutôt que celle du pays hôte. Au Québec, la même tendance se manifeste depuis longtemps de façon alarmante.
L'immigration et la culture anglo-saxonne! Les deux phénomènes qui, isolément, ébranlent des pays plus solides que le Québec, se renforcent ici l'un l'autre. Notre histoire se poursuit à un rythme accéléré. Tout au long de cette histoire, quand nous avons cru la bataille pour notre survie gagnée à jamais, nous avons été confrontés à de nouveaux défis qui nous ont obligés à revenir à ce qui, de l'extérieur, apparaît comme une mentalité d'assiégés, mais qu'il serait plus juste de considérer comme une halte salutaire dans un processus d'adaptation dont le rythme est trop rapide. Oui à la mondialisation, non à l'uniformisation, semblent dire les Québécois. Nous sommes heureux de communiquer en anglais sur Internet avec un Japonais. mais souffrez qu'entre deux chats nous lisions Balzac et Beauchemin dans le texte original. La mondialisation est souhaitable... et inévitable, mais encore faut-il qu'entre deux bonds vers un global de plus en plus accaparant, nous nous arrêtions pour méditer sur cet alexandrin sans auteur connu:
"L'ennui naquit un jour de l'uniformité"
Voici un exemple des nouveaux défis que doivent relever les cultures nationales, dont le Québec. Le réseau Internet canadien a été créé et soutenu au moyen de subventions fédérales et donc financé en partie par les Québécois de langue française; il n'empêche que lorsque nous nous branchons sur ce réseau par nous payé, nous devons renoncer à l'une des principales caractéristiques de la langue française: les accents. Il y a certes de plus grand malheurs dans le monde. Et il nous arrive de nous sentir ridicules à nos propres yeux quand nous faisons la liste de tous les petits empiétements contre lesquels nous sommes obligés de nous défendre. Mais nous connaissons par expérience, ou nous l'avons observé chez nos frères des autres provinces canadiennes, l'efficacité de l'érosion qui résulte de ces petits empiétements. Notre destin aura été de mener des luttes sans grandeur apparente contre des empiétements de tous genres qui, de l'extérieur, sont souvent perçus comme l'expression de droits fondamentaux. Alors même que nous continuons à nous défendre, nous faisons figure d'oppresseur.
Voilà ce qui préoccupe les Québécois de souche française à un moment où leur poids relatif dans l'ensemble canadien ne cesse de diminuer et où cet ensemble refuse catégoriquement de les reconnaître comme société distincte.
Nous constituons 80% de la population québécoise. De ce nombre 30% à 40% peut-être veulent la souveraineté pour elle-même, parce qu'ils sont persuadés qu'elle est la chose la plus normale du monde, qu'elle correspond à un droit et parce qu'ils n'attendent plus rien des autres Canadiens pour ce qui est de leur survie et de leur épanouissement. La majorité, soit parce qu'elle demeure attachée au Canada, soit parce qu'elle craint les conséquences d'une rupture du pays, préférerait une entente de type confédérale, un statut pour un Québec souverain analogue à celui de la France dans l'Europe de Maastricht. Une portion importante de cette majorité, portion qui se précisera à l'occasion du prochain référendum, est toutefois disposée à tenter l'aventure de la souveraineté, sans attendre de garanties quant à l'avènement d'un Canada réellement confédéral dans lequel le nouveau Québec pourrait s'intégrer.
Cobayes de la modernisation et de la mondialisation, nous l'aurons été, c'est trop évident et il en est résulté pour notre société un stress qui pourrait lui être fatal. Dans des domaines comme la religion, la famille, le taux de natalité, peut-on, sans traumatismes sérieux, passer rapidement d'un extrême à l'autre? Dans quelle mesure aurons-nous au moins contribué à indiquer au reste du monde une façon de résoudre dans l'harmonie des problèmes qui se posent partout en ce moment et ont déjà fait couler beaucoup de sang?
Des lois linguistiques calomniées
Depuis 1977, il existe au Québec une loi qui oblige les enfants d'immigrants à fréquenter l'école française et réglemente l'affichage de façon à donner un visage plus français aux grandes villes du Québec, Montréal en particulier.
Cette loi - elle porte le numéro 101 - qui est devenue le symbole par excellence de ce qui sépare les Québécois de souche des Canadiens de langue anglaise, nous servira de point de départ pour réfléchir sur les conditions dans lesquelles l'expérience québécoise pourrait être de quelque utilité au reste du monde.
On peut expliquer de bien des manières la vive opposition que suscite cette loi au Canada anglais. Elle freine la politique d'assimilation qui remonte au Rapport Durham et à l'Acte d'Union, cette deuxième conquête. Elle prive la minorité anglophone du Québec, elle-même très fragile, d'un moyen sûr d'assurer sa croissance; elle heurte des immigrants qui estiment avoir choisi le Canada, pays bilingue et non le Québec, province francophone. Ce ne sont toutefois pas ces faits bien réels qui sont invoqués avec le plus de véhémence contre la loi 101, mais un principe néolibéral selon lequel une collectivité devient oppressive dès lors qu'elle interdit à des parents de faire éduquer leurs enfants dans la langue de leur choix ou à des marchands d'écrire leurs affiches comme ils l'entendent.
Le danger pour le Québec comme pour le Canada est que les lois et les principes se figent et soient appliqués avec raideur. De part et d'autre on a su jusqu'à ce jour éviter les pires de ces excès. On a suivi l'exemple de Solon qui, selon Plutarque "accommodait bien plus les lois aux choses que les choses aux lois." La loi 101 a été appliquée avec souplesse, surtout en ce qui concerne l'affichage, et le Canada anglais n'a pas déclaré la guerre au Québec pour faire respecter un principe qui lui est cher et qui est maintenant enchâssé dans une Charte.
Si le Québec obtient en matière d'immigration et d'éducation tous les pouvoirs qui lui sont nécessaires et qui, du moins en ce qui a trait à l'éducation, lui appartiennent depuis 1867, il aura tendance à appliquer la loi 101 avec encore plus de souplesse. Ce sont les nécessités de la survie, non une volonté de puissance incontrôlée qui ont amené les Québécois à recourir à une loi spéciale pour se protéger sur le plan culturel.
Les États-Unis sont, on le sait, le haut lieu de ces droits individuels au nom desquels on menace les Québécois des guerres de sécession les plus sacrées. Il n'empêche que ces mêmes États-Unis poussent souvent plus loin que ne le font les Québécois les mesures limitatives en matière de droits linguistiques.
En 1986 la Californie adopta une loi connue sous le nom de Proposition 63 déclarant l'anglais langue officielle de l'État. Lors d'un référendum tenu la même année, 73% des citoyens avaient accordé leur appui à ce projet. À la fin de 1988, 14 États avaient imité la Californie. À la faveur du débat qui amena ces changements, on découvrit que l'Illinois avait adopté une loi semblable en 1969 et le Nebraska en 1920.
Ces Américains ne sont pas plus fanatiques que nous mais ils ont peur comme nous. Peur de quoi? Leur langue n'est-elle pas à l'heure actuelle en pleine expansion dans le monde? Il faut savoir que nos voisins ont poussé très loin le respect des droits individuels, au point que, dans de nombreuses écoles, l'enseignement est devenu un métier suicidaire. Comment apprendre l'histoire à 35 enfants parlant 13 langues différentes, quand toute une série de droits correspondent à chacune de ces langues?
L'expression melting pot suggère l'idée d'un pot à l'intérieur duquel les cultures se fondent les unes dans les autres, sous l'effet de la chaleur nationale. En réalité, on a toujours présumé que la fusion se ferait en anglais et en regardant des films d'Hollywood. Cette présomption est de moins en moins justifiée. On se demande même si le pot n'est pas brisé.
Et on a peur, peur pour l'unité nationale, peur aussi de perdre la course à l'éducation. Diverses études l'ont prouvé: parce qu'ils ne maîtrisent pas assez tôt l'anglais, les enfants d'immigrants progressent moins vite en classe que les autres enfants et bien entendu freinent leur élan. Or les principaux concurrents des Américains sur ce plan, ce sont les Japonais et les Allemands: deux pays homogènes sur le plan culturel.
Les Américains de langue anglaise se sentent menacés sur le plan culturel! On ose à peine le croire! C'est pourtant la vérité, une vérité que de puissantes organisations et un magazine spécialisé US English se chargent de répandre jusqu'au Canada, où l'on commence à craindre que le bilinguisme et le multiculturalisme ne dégénèrent en une babélisation mettant l'avenir du pays en danger.
Précisons bien que ces Américains qui ont peur ne sont pas devenus intolérants. Ils ont tout simplement compris qu'ils rendent un mauvais service aux immigrants et à leur nation en permettant les abus du côté des droits individuels.
Seules des considérations d'intérêt supérieur comme celles-ci pouvaient les amener à renoncer à une stratégie qui, jusqu'à ce jour, leur avait parfaitement réussi. À quoi bon faire des lois coercitives, pensaient-ils, quand on peut atteindre le même but sans elles! C'est ainsi que l'Amérique anglo-saxonne a pu donner au reste du monde des leçons de tolérance, assurée qu'elle était de pouvoir venir à bout des particularismes excessifs, par son contrôle des entreprises et des institutions publiques. Aux États-Unis, on parlait anglais, cela ne se discutait pas. On pouvait donc sans le moindre risque faire preuve d'un respect total pour les autres langues et les autres cultures.
Les reproches adressés au Québec français dans ce contexte par les Nord-Américains anglo-saxons relèvent de la plus indécente hypocrisie. Disons, pour être plus juste, qu'elles relèvent d'un mélange d'hypocrisie et d'ignorance. La plupart des habitants de la Californie et du Nebraska ignorent que cent ans avant que leur État ne soit constitué, le Québec était déjà reconnu comme nation par l'Angleterre. Il n'empêche que, dans leur sommaire analyse du danger hispanique, de plus en plus d'Américains évoquent l'exemple du Québec pour justifier leurs lois linguistiques restrictives. Ils ont raison en ce sens que les Québécois francophones sont aussi chez eux une majorité menacée, après être passés du rang de majorité à celui de minorité dans l'ensemble du Canada; mais ils ont tort parce que, ignorant tout de cette histoire, ils assimilent les Québécois francophones à leurs immigrants de langue espagnole et craignent que ces derniers ne fassent éclater leur pays comme les Québécois menacent à leurs yeux de faire éclater le Canada. C'est hélas! le sort des petits peuples, à la fois majoritaires et minoritaires, que de susciter un mépris et une agressivité proportionnels à l'ignorance dont ils sont l'objet.
On peut aussi comparer la loi 101 aux nouvelles lois linguistiques des anciennes républiques d'URSS. En Estonie, par exemple, seule la langue estonienne est reconnue, le russe perd tout privilège et les habitants qui ne parlent que cette langue disposent de quatre ans pour apprendre l'estonien. Bien entendu, tous les mots russes doivent disparaître sans délai des lieux publics. Il n'est pas question d'affichage bilingue en Estonie.
Les Moldaves sont allés encore plus loin. La loi stipule que l'alphabet latin remplace désormais l'alphabet cyrillique. Dans les faits, l'alphabet arabe a déjà remplacé l'alphabet cyrillique dans les républiques musulmanes.
Les lois linguistiques du Québec justifient-elles vraiment l'accusation de totalitarisme et la menace d'une guerre de sécession? Le Québec est tolérant. Le Canada anglais saura-t-il de son côté résister à la tentation de transformer son néolibéralisme en une véritable religion? Pour l'instant, il a de larges et puissants appuis dans le monde quand il choisit cette voie: partout on se souvient avec horreur de la façon dont les régimes staliniens ou hitlériens ont brimé les droits individuels et une vedette littéraire comme Mordecai Richler à elle seule suffit à convaincre le reste du monde que le Québec s'est engagé sur une pente totalitaire en ayant recours à une loi pour éviter que Montréal ne devienne une ville anglaise.
Mais on ignore encore, ou l'on feint d'ignorer, le sort qui sera réservé aux individus - car ce sont toujours les individus qui ultimement souffrent de quelque excès que ce soit - dans les pays, jadis unitaires ou homogènes, dont la majorité n'aura bientôt plus la force démographique, morale et culturelle d'assimiler avec un minimum d'ordre des immigrants de plus en plus nombreux. En Europe, le nombre de ces immigrants aurait d'ailleurs déjà dépassé la limite raisonnable si, dans la plupart des pays, on n'avait adopté des lois sur l'immigration beaucoup plus restrictives pour les droits individuels que les lois linguistiques québécoises. Car enfin, si l'enracinement dans un pays ne confère aucun privilège, si l'appartenance à une culture majoritaire ne donne aucun droit spécial, quel principe peut-on invoquer pour restreindre l'immigration? L'immigrant qui, au Québec a, nous répète-t-on, le droit inaliénable de choisir son école n'aurait-il pas dû, à plus forte raison, avoir le droit de choisir son nouveau pays?
Il y a de par le monde une immense hypocrisie en cette matière. Sur le plan linguistique notamment, on respecte les droits individuels aussi longtemps qu'on est assuré que le choix des gens va se porter sur sa propre langue ou en tout cas ne sera pas une menace pour elle; il en va de même pour ce qui est de la religion et de la culture en général. Les Romains étaient cosmopolites - citoyens du Cosmos, de l'Univers - parce qu'ils étaient l'Univers. Les Français ont été cosmopolites à partir du XVIIe siècle parce qu'ils étaient alors le centre du monde. Les Anglo-saxons ont aujourd'hui la même magnanimité, parce que leur langue est le premier ou le second choix partout dans le monde.
Les Français d'aujourd'hui songent à se doter d'une loi linguistique semblable à celle du Québec et ils l'auront bientôt selon toute vraisemblance. Ils ont déjà indiqué leur nouvelle orientation en interdisant le foulard islamique dans leurs écoles. Face à l'autoroute de l'information, anglo-saxonne au point de départ, les Allemands réagissent avec vigueur. On ne risque guère de se tromper en prophétisant que les attitudes défensives du Québec vont paraître timides avant longtemps, comparées à celles qui vont se répandre dans le monde.
On verra en lisant, dans ce cahier, l'article de Sylvain Massé sur les récents livres de John Naisbitt et de Anthony Westell que la tendance que nous évoquons ici paraît de plus en plus manifeste à un nombre croissant d'observateurs.
Il ne s'agit pas pour nous, en dénonçant l'hypocrisie de la rhétorique des droits individuels, de contribuer à ramener le balancier de l'opinion publique à l'autre extrême, mais de rappeler qu'en cela comme en toute chose, la sagesse est dans le juste milieu. Les majorités enracinées depuis longtemps dans un lieu auront toujours de fait des avantages et il est normal que cette réalité se reflète de quelque façon dans les lois, à défaut de quoi le naturel refoulé se manifeste un jour de façon agressive. D'autre part, le sort des immigrants et des minorités a toujours été et sera toujours difficile, et à cause de cela, il est souhaitable que les majorités s'engagent par des lois à protéger les individus en tant que tels et donc à limiter leurs propres excès. Quant au reste, il faut s'en remettre à la sagesse dont chaque peuple est capable empiriquement, sur le terrain. Le mal, en cette matière, c'est la doctrine, l'idée abstraite, durcie à force d'être au service de la passion, plutôt que d'être l'expression de la raison.
Le Canada a justement été façonné par une tradition, la tradition britannique, imprégnée de la plus grande méfiance à l'égard de tout ce qui est doctrinaire et abstrait, à l'égard des principes dont on se croit si assuré qu'on les inscrit dans des Chartes solennelles ayant préséance sur les lois et sur les discussions du Parlement. Ayant certes souffert de cette attitude pragmatique, mais en ayant encore davantage bénéficié peut-être, les Québécois seront vraisemblablement disposés à chercher des accommodements avec un Canada redevenu plus pragmatique que doctrinaire.
Comme l'a si bien noté William Gairdner dans The trouble with Canada et ensuite dans The constitutional Crak-up, c'est sous l'influence du French Power, de Pierre Trudeau et de ses amis du Québec, que le Canada est devenu doctrinaire et français au sens péjoratif du terme. Les Canadiens anglais, à commencer par William Gairdner, peuvent être assurés qu'ils trouveront de plus en plus d'appuis au Québec quand il s'agira de réviser les lois folles que Pierre Trudeau a réussi à imposer tout en endettant le pays.
Le mot dette vient d'être écrit! Voici peut-être ce qui, en nous ramenant au réel à contretemps, pourra nous permettre d'échapper aux méfaits des doctrines et des lois trop rigides.
Pour éliminer le déficit, il faudra en examiner les causes. La plupart de ces causes, de plus en plus de gens en conviennent au Québec comme dans le reste du Canada, se trouvent dans la démagogie caractéristique de l'ère Trudeau, dans la façon dont le Parti libéral d'alors est parvenu à se faire des clientèles par les programmes sociaux et par des lois aussi coûteuses que corrosives, telle la loi sur le bilinguisme et sur le multicultarisme.
En Saskatchewan, la télévision française d'État coûte près de 400$ annuellement par personne susceptible d'en tirer profit. Est-ce que cette personne la regarde souvent? Rien n'est moins sûr. Les francophones de Regina comme ceux d'Edmonton connaissent très bien les avantages économiques que la loi sur le bilinguisme comporte pour eux. Ils ont assez d'expérience en tant que minorité pour savoir quoi répondre aux sondeurs qui leur demandent s'ils regardent souvent la télévision de langue française. Tout le monde sait cependant qu'ils ont tendance à imiter leurs voisins de langue anglaise, lesquels sont presque toujours à l'écoute de canaux américains. Quel est donc le coût par heure d'écoute?
Tout est artificiel dans cette façon interventionniste de protéger la culture française en dehors du Québec et des deux provinces voisines. Le monde de l'édition est également touché par cette stratégie du désespoir. Les organismes subventionnaires d'Ottawa courent après des éditeurs qui courent après des auteurs... La course s'arrête là cependant, car on sait bien qu'on ne trouvera pas de lecteurs, même si on organise là aussi des salons du livre.
Les Canadiens anglais doivent savoir que les Québécois ne tiennent pas plus qu'eux à ce que leurs impôts servent à entretenir de tels mensonges et qu'ils ne sont pas plus heureux que William Gairdner quand ils apprennent que cette politique coûtera à nos enfants - car nos avons emprunté cet argent - 25 milliards.
Il est également certain que la bureaucratie centralisée d'Ottawa sortira amoindrie de l'opération réduction du déficit. Ce n'est pas au Québec non plus qu'on s'en plaindra le plus.
Le Gouvernement canadien s'est toutefois mis de lui-même dans un piège dont il aura beaucoup de peine à sortir. Le soutien, largement artificiel lui aussi, qu'il apporte aux industries culturelles de langue anglaise est politiquement lié à celui qu'il apporte aux francophones hors Québec, aux minorités culturelles et aux Autochtones. On ne pourra pas résoudre le problème de la dette publique du Canada tout en maintenant ce soutien généralisé. Le bon sens voudrait que seul le soutien à la culture du groupe majoritaire soit maintenu, mais cela serait absolument inacceptable pour le Québec, pour les Autochtones et peut-être aussi, désormais, pour les minorités culturelles. Si un pan de la politique de soutien est abandonné, tout le mur risque de s'effondrer.
Quoi qu'il advienne sur le plan constitutionnel, ce dont nous aurons tous besoin, tant au Québec que dans le reste du Canada, c'est de retrouver dans notre histoire une identité autre que celle qui nous est conférée par les programmes sociaux. Ces derniers ne survivront pas sous leur forme actuelle à l'élimination du déficit. Alors quoi! Le Canada devra-t-il demander son annexion aux États-Unis parce qu'il aura perdu ce qui l'en distingue?
Il faut souhaiter qu'au contraire toutes ses composantes fassent converger leurs énergies vers la redécouverte et la réactualisation des raisons historiques qui ont incité les Loyalistes à quitter les États-Unis et transformé les Canadiens en loyaux sujets de Sa Majesté britannique.
En ce qui a trait au Québec français, il y a au moins une chose dont les Canadiens ont raison de ne pas douter: tant que les Québécois trouveront au Canada plus d'appuis que d'empêchements dans leurs efforts séculaires pour demeurer eux-mêmes face aux États-Unis, les Québécois demeureront attachés au Canada; mais si le Canada persiste, en américanisant ses institutions et sa philosophie, comme il s'applique à le faire depuis 1982, à contrecarrer les efforts du Québec plutôt qu'à les soutenir, le Québec cherchera des appuis ailleurs, et si par crainte d'un affaiblissement fatal qui pourrait résulter d'une rupture avec le reste du Canada, il se résigne au statu quo constitutionnel, il s'y résignera justement et sera à son tour un fardeau plus qu'un soutien pour le Canada anglais, lequel a encore plus de raisons que le Québec de craindre l'américanisation.
Le Québec aurait pu demeurer loyal envers un Canada redevenu loyal envers lui-même. Le pourrait-il encore?