Une leçon de contrepoint
“ JE est un autre ” Arthur Rimbaud
Poser la question du changement dans son expression culturelle revient à poser celle de mon rapport de tous les jours avec autrui - dans l'espace - et avec mes aïeux - dans le temps. Ceci n'est pas nouveau et les Anciens avaient bien saisi l'importance de l'agora comme lieu du dialogue et du langage où l'homme tentait de découvrir l'autre et ce dont il était le messager. Mais cela supposait un cadre, une permanence, qui agissait un peu à la manière d'un contenant dans les limites duquel évoluait ce dialogue mouvant. Ce cadre, c'était chez les Grecs les essences éternelles, chez les Romains les fondateurs ou ancêtres.
Pour l'Occident chrétien, cette articulation changement-permanence est indissociable d'un fait fondamental, celui de l'Incarnation. À la différence de la pensée platonicienne qui considère que tout homme - libre - participe à des degrés divers aux essences immuables, la pensée chrétienne voit dans l'Incarnation une irruption gratuite donc injustifiée et uniquement due à l'amour inconditionnel de Dieu pour sa créature. Dieu, le permanent, entre dans l'histoire, changeante, et instaure le symbole de la croix, le vertical étant l'éternel, l'horizontal le temps mesurable. Toute une exégèse se déroulera au sujet de l'intersection des deux axes. On sait d'ailleurs que Kierkegaard considérait l'Incarnation comme le scandale suprême pour la raison du fait de la rencontre entre deux ordres résolument hétérogènes. Saint Paul lui aurait répondu par anticipation : Credo quia absurdum, c'est justement parce que c'est absurde que je crois. Le légiste dans l’Évangile selon saint Luc avait remarquablement résumé cette articulation par cette réponse à une question du Christ: “ Tu aimeras le Seigneur ton Dieu de tout ton cœur, de toute ton âme, de toutes tes forces et de tout ton esprit; et ton prochain comme toi-même.”
S'il y a une phrase que l'on a retenue de saint Augustin, c'est bien : Ama Deum et fac quod vis, aime Dieu et fais ce que tu veux. On ne peut ramasser de façon plus succincte l'articulation du permanent (aime Dieu) et du transitoire (fais ce que tu veux) et il y a là sans doute une piste de réflexion à raviver lorsqu'il s'agit aujourd'hui pour ce même Occident, et pourquoi pas le Québec puisque nous y vivons, d'évoquer les questions des liens sociaux et de la tradition, c'est-à-dire le rapport dans l'espace et le rapport dans le temps mentionnés plus haut. Ces deux aspects, en apparence indépendants, vont de pair. Il n'est en effet pas étonnant de remarquer qu'une rupture avec le sens de notre passé, individuel ou commun, entraîne une redéfinition de nos relations sociales, avec les promesses et risques inhérents. Notre paternité en crise en témoigne déjà, criant de plus en plus fort son absence.
Il ne saurait être question ici d'expliciter la formule augustinienne, trop simple et trop complexe à la fois, mais de souligner l'impératif d'un cadre, d'une transcendance lorsqu'il s'agit de dialoguer. En ces temps de perplexité qui voient resurgir les manichéismes intégristes, et pas seulement le musulman, trop facile à isoler, il est essentiel de considérer les normes en vertu desquelles on classe les hommes en abolissant toute différence avec certains et en en parquant d'autres dans une humanité absolument hétérogène, en vertu d'une opération de passe-passe ontologique largement inconsciente. Il n'est à cet égard pas improbable que les récentes percées raéliennes annoncées avec fracas participent de façon obscure du même phénomène. Ou clône ou monstre car on ne dialogue ni avec le premier, faute de différence, ni avec le second, faute de similitude. Faute de différence, faute de similitude, le problème est au fond le même car dans les deux cas la distance, c'est-à-dire le rapport mesurable entre deux choses ou êtres à l'intérieur d'un espace partagé, est abolie. Cet espace partagé, c'est justement le cadre ou la transcendance.
Ce manichéisme trouve son pendant politique actuel dans l'intégrisme républicain américain : qui n'est pas avec l'Amérique est contre l'Amérique. Dans le cas de l'intégrisme musulman par ailleurs, on ne répétera jamais assez qu'il se nourrit entre autres d'une blessure infligée à son sens de l'honneur, à son passé et à ses fondations. On comprend dès lors la haine déstabilisatrice d'un jeune Arabe qui apprend que l'on traite Mahomet de terroriste. La dimension verticale est atteinte, on a fait manger du raisin vert aux pères et les enfants en ont les dents agacées. Ce rapport au passé est donc indissociable du rapport dans l'espace avec autrui.
Dans sa lettre du 15 mai 1871 à Paul Demeny, Arthur Rimbaud disait “ JE est un autre ”, indiquant par là le dénominateur commun qui unit l'homme à son semblable, cette propriété dont JE suis dépositaire au même titre que mon prochain et qui fait que JE suis son obligé tout comme il est le mien. Ce “ JE est un autre ”, c'est le Samaritain, un hérétique, un étranger, qui s'était reconnu dans l'homme dévalisé par les brigands sur la route de Jérusalem à Jéricho; c'est l'Auvergnat de Georges Brassens qui, sans façon, a donné quatre bouts de bois qui brûlent comme un feu de joie. Ce n'est pas le prêtre ni le lévite de la même parabole qui ont passé leur chemin; ce ne sont pas non plus les gens bien intentionnés du même Brassens, qui avaient fermé la porte au nez du malheureux.
Mais que signifie ce commun dénominateur à notre époque marquée à la fois par la résurgence des manichéismes et le multiculturalisme, les mouvements migratoires et, au Canada surtout, une définition de l'homme comme pure individualité dotée de droits et de libertés et dont la canadianité semble acquise par le simple fait que le citoyen paie ses impôts au pays? Selon les croyances de chacun, ce commun dénominateur sera l'âme, la langue, l'appartenance religieuse, l'orientation sexuelle, des intérêts communs, des traits physiques partagés. La nation civique, dit-on à l'envi au Québec pour déjouer tout soupçon de retour à la nation ethnique. Le risque ici est que le permanent de Pierre soit le circonstanciel de Paul, voire même le repoussoir de Jacques. Malgré les beaux sentiments, le messianisme de salon de nombreux penseurs, les recherches subventionnées sur le sujet, personne ne s'entend concrètement sur ce qui est essentiel chez l'homme et la formule de Rimbaud reste inopérante car JE ne peut que demeurer JE, sans être un autre.
Il est sans doute impossible de résoudre facilement cette fragmentation mais une incursion du côté de la musique baroque permet de situer le problème dans toute sa clarté par la vertu de l'analogie. La correspondance entre la musique et le vivre en commun n'est peut-être pas très convaincante scientifiquement mais elle a déjà été évoquée par Platon qui voyait des similitudes structurelles entre l'âme, la cité, le cosmos, la géométrie. Et quand on sait que la musique s'inspire de la danse, que la danse est l'art de coordonner des danseurs sur un rythme donné qui transcende et unifie les individualités, on n'est forcément pas loin d'un vivre ensemble selon certaines lois fixes. Caché sous ses pompons et fanfreluches, le maître à danser des aristocrates était chorégraphe social comme l'était le maître du protocole.
Il existait à l'époque baroque une danse d'origine latino-américaine qui est la chaconne et dont le nom vient du basque “ xacuna ”, qui signifie joli. Elle est à trois temps et on la retrouve très rapidement en Espagne et en Italie au début du XVIIe siècle; elle se répand en Europe presque immédiatement. La musique qui est issue de cette danse obéit au principe fondamental de la variation perpétuelle sur une ligne de basse dite obstinée qui se répète inlassablement. La chaconne est voisine de la passacaille (de l'espagnol “ pasa calle ”, qui passe par la rue) et, de façon plus indirecte, du thème et variations.
Il s'agit d'une musique contrapuntique. Rappelons ici la définition du contrepoint donnée par le Larousse : “ Technique de composition consistant à superposer plusieurs lignes mélodiques.” Littéralement point contre point, ou note contre note, le contrepoint s'élabore à partir d'un chant donné, en général une ligne mélodique très simple, facilement identifiable. Les lignes mélodiques qui s'y superposent doivent d'une part être compatibles harmoniquement avec ce chant donné et, d'autre part, évoluer avec grâce et variété. Le but du contrepoint est de garantir à chaque voix le maximum d'autonomie et de liberté dans sa relation avec le chant donné et avec les autres voix, dans le respect le plus strict des contraintes propres à cette technique. La leçon fondamentale est ici la suivante : cette contrainte, forçant l'imagination et la créativité, assure paradoxalement le maximum de liberté et d'élégance à chaque voix. L'analyse la plus sommaire d'une fugue de Bach montre en effet qu'un morceau d'une légèreté et d'un naturel remarquables cache une structure extrêmement serrée et complexe. Une structure lâche fera à l'inverse que la musique sombre dans la platitude, comme un fleuve privé de lit s'éparpille en un delta informe aux nombreux bras.
Ces remarques sont très utiles lorsqu'on réfléchit à des structures humaines plus complexes et ambiguës que sont la culture, la société ou l'histoire. Nous l'avons déjà dit, la musique ne propose pas de solutions certes mais son examen permet une analyse par analogie de ces constructions. Elle permet aussi un recul. Mais surtout, et le philosophe Alain ne serait certainement pas en désaccord, elle enseigne que le vouloir humain, les idées vagues et fumeuses, sont mis à la constante et implacable épreuve de la discipline et de la matière. Elle enseigne aux hommes le compromis, car ils sont bien forcés de plier leurs caprices individuels à la transcendance idiote des gammes, de la théorie, des possibilités de l'instrument et du corps humain. Qui comprend qu'une forme musicale est le lieu de rencontre par excellence d'un cadre archétypal fixe, donc transcendant, et d'une extrême inventivité, comprendra par analogie que le vivre en commun ne peut se déployer librement qu'en fonction d'une trame simple et solide qui sous-tend et soutient cette souplesse. À quand donc des séances de gammes et de contrepoint dans nos parlements, conseils d'administration, universités, associations et autres lieux d'échange?
Nous faisions allusion précédemment au multiculturalisme qui, à notre sens, est une des pires pierres angulaires de la doctrine dont Trudeau a affligé la fragile identité canadienne, et par rapport à laquelle le Québec est bien obligé de faire de la surenchère pour ne pas passer pour ethnocentriste et rétrograde. Très noble en principe, surtout quand on la formule dans les couloirs feutrés d'un parlement loin des quartiers chauds, un verre de martini à la main, cette idée pèche par le fait qu'elle est définie superficiellement et qu'elle introduit dans le corps social, et la culture qui donne sens et cohésion à ce dernier, un élément fragmenteur qui s'appelle le vouloir individuel absolu. Le vouloir d'un électron libre de choisir ses allégeances, de fabriquer sa pâte identitaire comme on commande un repas à la carte. C'est la modernité qui multiplie à l'infini les appartenances et crée une illusion d'unité par gonflement d'un langage diplomatique et flou auquel tous entendent ce qu'ils veulent bien entendre. C'est le village global aux multiples traditions populaires déracinées et réduites à l'état de caricature. Toute racine lui est odieuse, toute définition dangereuse, toute verticalité un démenti à sa Weltanschaung festive, technicienne et horizontale.
Cet État n'est pas forcément pernicieux lorsqu'on appartient à une culture forte comme l'américaine, capable de sertir cette fragmentation dans un ciment archétypal. Mais si l'on pense au Canada et surtout au Québec, comment accommoder ces exigences de la modernité avec celle, non moins impérative, de la survie culturelle? Car, outre cette modernité, le Québec est tiraillé entre une histoire perdante, un faible poids démographique et un pouvoir fédéral hyper centralisateur qui tente de créer une culture a mari usque ad marem à partir du haut et non d'une base rétive. Coincé comme il l'est, il croit s'affranchir de ce passé qu'il a appris à considérer dégradant en se propulsant à l'avant-garde des pays occidentaux par un souci de progressisme, de grande tolérance et d'ouverture à autrui que la réalité dément souvent (ce démenti opère dans les deux sens et cet autrui en porte aussi la responsabilité, qui ne fait que s'insérer dans une structure préexistante de gêne méprisante). Car, le mot ne le dit que trop, le tolérant tolère. Contre cette molle acceptation de part et d'autre, Alain a ces mots merveilleux : “ Ce qu'attend Socrate, c'est que l'autre soit enfin lui-même, par intérieur gouvernement, et ne croie personne, et ne flatte personne, attentif seulement à l'idée universelle. À ce point, ils se reconnaissent, et se décrètent égaux. Une autre société se montre.” L'idée universelle, tout est là. Ama Deum, pour reprendre saint Augustin. La basse obstinée de Purcell (voir encadré).
Le recensement récent montre un léger progrès de l'usage du français à Montréal et c'est une bonne nouvelle, même si la situation au Canada est bien moins reluisante. L'immigrant, paraît-il, choisit de plus en plus de parler le français à la maison, même si le réflexe de nombreux Québécois de souche est de lui parler toujours en anglais. La question qui hantera de plus en plus cette culture sera la même que se pose le contrapuntiste : comment conjuguer les impératifs relativistes et fragmentaires de notre démocratie, ou le changement et la variété, et la base transmise par nos ancêtres, ce chant donné, qui constitue notre ciment, (car après tout, c'est notre ciment, qu'on le veuille ou non)? Comment avec l'immigrant, tout aussi Québécois que les autres mais encore souvent réticent à être considéré tel, être soi-même et l'autre comme le suggérait Rimbaud? On saisit bien ici la raison pour laquelle la basse baroque est dite obstinée, comme est obstiné le fait français en Amérique et ce n'est que sur ce chant donné que peut s'élaborer un contrepoint québécois. Cela demande respect. Et ce n'est que sur une redéfinition de la notion de respect que l'on arrivera à formuler ce chant, une redéfinition concrète et non sentimentale bon chic bon genre, une redéfinition qui réhabilite l'axe vertical.