Nouvelle

Honoré Mercier, tableau de sa vie quotidienne

Nicolas Bourdon

Quand deux aubergistes d’Ahuntsic s’arrachent ce premier ministre provincial (1887-1891)  qui fut le premier à rêver publiquement «d'une république canadienne-française indépendante», ce qui inspirera, entre autres, le leader indépendantiste Marcel Chaput : «Votre rêve d'un État français libre persiste».

  

Ahuntsic, mai 1891 – mai 1892 

Surexcité, le maître d’hôtel cria au serveur, même s’il n’était qu’à deux mètres de lui : « Il vient ! C’est confirmé ! Prépare cinq tables pour son groupe. Il y aura sept députés et deux ministres ! En plus d’une dizaine d’organisateurs politiques. »

L’hôtel Marcotte, situé juste en face, allait recevoir un violent camouflet, pensait le propriétaire Jean-Baptiste Péloquin. « Et mon avocat va enfin cesser de m’agacer. Prends ça petite teigne ! »

Jean Chapleau, avocat bien connu, le tourmentait sans relâche depuis qu’il avait publié le nom d’Honoré Mercier sur la liste de ses clients dans les journaux locaux dans le but d’épater la galerie et d’attirer les foules à son hôtel.

« On ne le voit pas souvent !

- Il est là quand tu n’y es pas.

- Mais je suis toujours là !

- Seulement quatre soirs par semaine.

- C’est bien assez pour le voir de temps en temps !

- Il était là il y a deux semaines ! s’écria un serveur sans scrupule pour venir en aide à son patron. C’est un gros mangeur ! Je lui ai servi un potage, du foie gras en entrée, puis on a enchaîné avec des asperges à la sauce mousseline, une truite meunière et…

- Hé ! Tout le monde sait qu’il n’aime pas le poisson. C’est un mangeur de viande rouge ! » répliqua l’impitoyable avocat.

En vérité, il y avait un an de cela, Honoré Mercier était venu à l’hôtel, il avait vanté « sa beauté fastueuse, très Second-Empire », le patron avait toujours pensé que l’architecture imposante de son hôtel épouserait parfaitement les idées de grandeur du premier ministre ! Le grand homme avait bu un thé, un thé au jasmin ! Mais ce n’était quand même qu’un thé… Puis, il avait souhaité qu’on le laisse marcher seul sur les rives de la rivière des Prairies dont on lui avait vanté les charmes bucoliques et les couchers de soleil romantiques.

Il était 18 h. L’excitation était à son comble dans la grande salle-à-dîner. Tout était prêt pour accueillir le grand homme et on ne savait plus comment faire passer sa nervosité. Le maître d’hôtel faisait les cent pas et donnait au passage « une dernière touche » aux bouquets de lilas qu’on avait disposés dans des vases. « Bien trop commun le lilas, pensait-il, on aurait dû avoir des fleurs exotiques ! » Un jeune serveur désoeuvré pratiquait « ses répliques ». Il avait souvent entendu parler d’Honoré Mercier, il était proche de petites gens comme lui, disait-on. Les rumeurs les plus folles disaient même qu’il pouvait guérir les tuberculeux : « il faut simplement qu’il les touche et qu’il les regarde droit dans les yeux avec son regard de feu ! » disait un ami du serveur.

« Bon, il arrive devant moi. Je fais une révérence et je dis : "Vous êtes le chef incontesté des Canadiens-français, le défenseur de notre patrie, l’homme qui se tient debout devant les Anglais, vous êtes notre guide, notre étoile polaire", bon, c’est peut-être un peu trop l’étoile polaire, enfin, "c’est un honneur de vous servir ! Heu… vous pourriez me signer un autographe ? " »

À 19 h, toujours personne. L’avocat arborait un sourire narquois tout en dégustant son dessert seul à sa table, petit îlot silencieux au milieu du brouhaha généré par les membres du Montreal Hunt club. On ne perdait pas tout espoir ! Le grand homme était un bourreau de travail ; son horaire était surchargé. À 20 h, le téléphone – qui faisait la gloire du Péloquin ; le Marcotte n’en avait pas – sonna et le couperet tomba : un meeting politique qui s’était achevé très tard ; Mercier était épuisé.

Un mois plus tard, le secrétaire personnel de Mercier téléphona ! Le premier ministre souhaitait avoir deux jours de repos et quoi de mieux que l’air salubre de la campagne pour oublier les miasmes de la ville qui assaillaient jusqu’à sa magnifique demeure de la rue Saint-Pierre ?

Le jour convenu, dans la lumière dorée du crépuscule, une superbe diligence se présenta sur l’esplanade du Péloquin. Enfin, c’était lui ! Au même moment où le bruit des sabots résonnait dans la cour, le téléphone sonna. Le maître d’hôtel répondit et fit un signe au patron : c’était important. Dans le tumulte général, on confia au jeune serveur d’accueillir le premier ministre !

Un homme grand, digne, « au regard de feu », sortit de la diligence. Il était exactement comme il se l’imaginait ! Le serveur parla d’un ton précipité, sans faire de pauses, comme un élève qui a appris par cœur son discours : « Vous êtes le chef incontesté des Canadiens-français, le défenseur de notre patrie, l’homme qui se tient debout devant les Anglais ! La nation canadienne-française est reconnaissante…

- What are you saying you fool ! I’m lord Strathcona ! » Il s’engouffra dans sa diligence et en claqua violemment la portière. On ne revit plus jamais ce grand personnage au Péloquin.  

Puis ce fut une nouvelle catastrophe : Mercier était retenu en ville par l’affaire du chemin de fer de la baie des Chaleurs ; le patron venait de l’apprendre au téléphone. Péloquin se résigna à enlever le nom du premier ministre de la liste de ses clients à la grande joie de l’avocat Chapleau qui savourait sa victoire.

Mercier partit ensuite pour l’Europe : sa tournée fut triomphale ! Il était maintenant officier de la Légion d’honneur, conseiller de la reine, comte romain… Aux yeux émerveillés de Péloquin, il était comme ces reines magnifiques, lointaines, inaccessibles dont les chevaliers du Moyen-Âge ne peuvent demander la main qu’au prix de longues et rudes épreuves.

Un jour de la mi-août, Péloquin observa une grande agitation à l’hôtel Marcotte. On lavait les vitres, on réparait deux carreaux, on époussetait les tapis en les frappant violemment contre le tronc d’un arbre et on parait de fleurs tout le pourtour de la galerie.

« Qu’est-ce qui se passe ?  demanda Péloquin à un employé affairé à tailler une haie de cèdres.

- On reçoit le premier ministre ce soir ! » Puis, il retourna promptement à sa tâche. « Il a peu de temps à consacrer à un perdant » pensa Péloquin.

« Oui, expliqua le secrétaire personnel au téléphone d’un ton tout à la fois contrit et condescendant, bien sûr, j’ai plaidé pour vous, mais je pense qu’en définitive c’est la nature de votre clientèle qui pose problème. Pas votre magnifique hôtel. Vous accueillez les membres du Montreal Hunt club. Ils ne lui ont pas pardonné son "Riel notre frère est mort" et ses liens étroits avec le Vatican.

- Mais le premier ministre fait partie de ce club !

- Monsieur le premier ministre fait partie de bien des clubs, vous comprenez bien, il n’a malheureusement pas le temps de tous les fréquenter. Il y a des rumeurs d’élections dans l’air et monsieur le premier ministre désire rencontrer ses électeurs et…

- Mais peut-être un petit dessert ? dit Péloquin d’une voix suppliante, un petit digestif après son repas ? Nous avons vaste sélection de spiritueux et… »

Et bientôt la communication coupa.

Ce soir-là, le Marcotte rayonna de tous ses feux; l’hôtel n’avait jamais brillé autant ! Une foule dense s’y entassa. On veilla jusqu’à tard dans la nuit. On servit des mets raffinés et des vins dispendieux : des affaires d’or pour l’hôtel !

Péloquin dut se contenter de cinq membres du Montreal Hunt club. Vers les 22 h, il les reconduisit jusqu’à l’esplanade de l’hôtel où les attendaient leurs chevaux. Ils regardèrent avec des murmures de désapprobation la foule massée à l’entrée du Marcotte qui espérait voir, ne serait-ce que partiellement et pendant quelques secondes, le premier ministre quand il sortirait de l’hôtel.

- See you soon ! leur lança Péloquin avec enthousiasme alors qu’ils enfourchaient leurs nobles bêtes à la lueur d’un lampadaire. « Go to hell ! » avait-il envie de leur dire.

Ils avaient l’air anachroniques avec leurs airs princiers et leur long manteau rouge écarlate qui rappelait l’armée britannique. « Bon Dieu ! soupira l’hôtelier, regardez-moi ces guignols ! Qui pratique encore la chasse à courre ? » Le progrès était à l’hôtel Marcotte et il était rouge, rouge libéral, songeait Péloquin; il était en train de manquer la locomotive du progrès ! Il allait encore à cheval !

Et pourtant, le 16 décembre 1891, le lieutenant-gouverneur Auguste-Réal Angers poignardait le gouvernement en révoquant Mercier, englué dans le scandale du chemin de fer. Aux élections de 1892, les conservateurs balayèrent le Québec; le parti libéral était en lambeaux.

Un bon jour de mai, le secrétaire personnel de Mercier appela l’hôtel Péloquin; il avait une voix douce, presque suppliante. Son maître voulait réserver une suite pour une semaine; il avait besoin de repos, il se souvenait de l’hôtel et voulait corriger l’injustice qu’il lui avait faite en se décommandant à plusieurs reprises.

« Désolé, répondit Monsieur Péloquin, toutes mes chambres sont occupées ! » Il avait en vérité quatre chambres disponibles, dont une suite.

Même s’il trouvait que cette fleur était décidément trop commune pour des invités de marque – il l’avait d’ailleurs mentionné à Monsieur Péloquin qui n’avait pas tenu compte de sa remarque – le maître d’hôtel disposait des bouquets de lilas dans de beaux vases vitrés au centre de chacune des tables.

Seul le jeune serveur regrettait l’absence de Mercier : « Quand même, ç’aurait été bien de recevoir Mercier, c’est pas n’importe qui ! C’est un personnage historique, non ?
Enfin, c’est comme si on recevait Champlain ou Cartier ! »

Personne ne lui prêta la moindre attention.  

L’avocat Jean Chapleau, qui sirotait un verre de gin à sa table habituelle, avait gardé son flegme habituel et riait sous cape de ce qu’il appelait « le cœur changeant des hommes ». L’hôtel n’était plus que courses, ordres, cris, cliquetis d’ustensiles et coups de téléphone : on se préparait à recevoir le politicien conservateur Edmund James Flynn, actuel Commissaire des Terres de la couronne et futur premier ministre.       

 

 

 

 

     

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