La santé et les contradictions de notre époque

Gilbert Blain

« La contradiction est la plus subtile de toutes les forces spirituelles... Elle stimule la lucidité et provoque le sentiment de l'absurde ... L'absurde n'est ni dans l'un ni dans l'autre des éléments comparés. Il naît de leur confrontation. »
Albert Camus


« Camus voyait en Sisyphe le symbole de l'homme toujours en contradiction entre la force de ses aspirations et la faiblesse de ses capacités, entre la grandeur de ses objectifs et la petitesse de ses moyens, entre la noblesse de son idéal et les vicissitudes de son existence. A la fin de son livre, Camus prétend qu'il faut imaginer Sisyphe heureux parce que, d'après lui, la lutte vers les sommets, même si l'issue en est absurde, "suffit par elle-même à remplir un coeur d'homme".

J'hésiterais, quant à moi, avant de faire l'éloge de la contradiction, du moins sans restriction. Car il me semble qu'il s'agit là d'une arme à deux tranchants, d'une force imprévisible qui, faisant jaillir à l'évidence l'absurdité d'une situation, peut mener aussi bien à la réconciliation et au renouveau qu'à la désintégration et à la ruine.

En effet, on peut, d'une part, considérer que la contradiction est une source de progrès lorsqu'on réussit à la dépasser ou, selon l'expression des philosophes, lorsqu'on passe de l'antithèse à la synthèse, c'est-à-dire lorsqu'on peut modifier l'un des deux termes de l'alternative, ou les deux, pour en arriver à un nouvel équilibre et ainsi faire cesser l'opposition ou l'incompatibilité. D'autre part, si on ne réussit pas à la résoudre, si elle persiste, s'envenime, envahit tous les domaines et se manifeste à tous les instants, la contradiction devient une menace pernicieuse. Elle entraîne l'indécision, la paralysie et la stérilité. Elle est génératrice de schizophrénie pour les individus et de chaos pour la société.

Avant d'aller plus loin, il serait sans doute opportun de préciser dans quel sens le mot contradiction est ici employé. Dans le langage usuel, ce mot signifie souvent: "l'action de dire le contraire de quelqu'un". Ses synonymes sont alors: négation, objection, ou réfutation. Ceux qui ont "l'esprit de contradiction" illustrent cette première signification. En philosophie ou en dialectique, le mot contradiction indique une relation entre deux termes dont l'un affirme et l'autre nie la même chose. Ses synonymes sont alors: antinomie, opposition, incompatibilité. Ainsi peut-on exprimer le célèbre "principe de contradiction": deux propositions contradictoires ne peuvent être à la fois toutes deux vraies ou toutes deux fausses. En d'autres mots, on ne peut être en même temps libre et esclave, dépendant et autonome, sain et malade, en croissance et immobile, général et spécialisé. On pourrait continuer longtemps cette énumération de contradictions possibles.

C'est dans ce dernier sens que le mot contradiction sera utilisé tout au long de cet exposé au cours duquel je voudrais passer en revue un certain nombre de concepts ou de modes d'organisation de la société, qui, selon moi, présentent des caractéristiques contradictoires.

Afin qu'on ne m'accuse pas de manichéisme, je déclare tout de suite que je considère comme bon ou mauvais ni l'un ni l'autre des deux termes des diverses alternatives présentées. De plus, je ne prétends pas que ces concepts ou ces modes d'organisation de la société ne peuvent pas coexister. D'ailleurs, il faut se rendre à l'évidence : ils coexistent. Ce que je prétends, c'est que si l'on veut éviter la schizophrénie et la chaos, si l'on veut que ces modes d'organisation de la société coexistent d'une façon productive, certaines caractéristiques des uns ou des autres doivent nécessairement être modifiées ou disparaître. Je prétend qu'un nouvel équilibre doit être créé et que cette tâche est la plus urgente de toutes celles que nous devons accomplir.

Au dix-huitième siècle, Voltaire écrivait dans L'Encyclopédie: "Si quelque société veut entreprendre le dictionnaire des contradictions de ce monde, je souscris immédiatement pour vingt volumes in-folio". Il semble donc que la contradiction a été un phénomène de tous les temps, mais les contradictions des autres périodes ne nous concernent que dans une optique historique, en autant qu'elles peuvent expliquer celles de notre époque. Les contradictions contemporaines, par contre, nous affectent davantage. Au mieux, nous en sommes les observateurs amusés ou désabusés. Au pire, nous en sommes les victimes exaspérées. Il est évident, d'ailleurs, qu'à d'autres époques, certaines sociétés ont été plus cohérentes, plus monolithiques même, alors que de nos jours, la contradiction, pourrait-on dire, pousse comme le chiendent. En effet, notre société poursuit souvent des objectifs contradictoires: centralisation et décentralisation, dirigisme et autonomie, liberté thérapeutique et contrôle des dépenses, indépendance locale et régionalisation... Aussi bien tenter de résoudre la quadrature du cercle !

Avant d'aborder l'étude des contradictions de notre époque en rapport avec la santé, je termine cette introduction par une anecdote. J'ai aperçu l'autre jour dans le journal une offre d'emploi pour un poste de directeur général dans un établissement de santé. Quelles étaient tes exigences exprimées dans cette annonce pour les candidats aspirant à ce poste? Les deux premières dans la liste des qualifications requises, se lisaient comme suit: "Jeune mais expérimenté, souple mais ferme" ...

Quatorze sujets de contradiction ont été colligés pour cette présentation Sur chacun de ces sujets, on trouvera trois éléments contradictoires. Ainsi l'élément no 1 d'un côté du dilemme s'oppose à l'élément no 1 de l'autre côté; l'élément no 2 à l'autre élément no 2 et ainsi de suite. On obtient donc une quarantaine d'oppositions entre des éléments plus ou moins incompatibles ou plus ou moins réconciliables selon que la contradiction entre eux est absolue ou relative, totale ou partielle.

Croissance industrielle vs Croissance "zéro"

Croissance industrielle
1. Création permanente de nouveaux emplois.
2. Consommation provoquée, selon la production.
3. Exploitation de la nature et production d'énergie: vandalisme planétaire et dangers de la pollution.

Croissance "zéro"
1. Chômage et/ou civilisation des loisirs.
2. Production limitée, selon la consommation.
3. Privation de matière première ou d'énergie.

Les problèmes suscités par la croissance industrielle sont caractéristiques de notre époque. De plus en plus, de par leur aggravation, ils nous incitent à un choix entre, d'une part, le niveau de vie, mesuré en termes quantitatifs reliés à la production ou à la consommation de biens matériels et, d'autre part, la qualité de la vie, difficile à définir et encore plus à apprécier ou à évaluer puisqu'elle comprend tant d'impondérables. C'est l'opposition entre le P.N.B. (produit national brut) et ce que certains appellent le B.N.B. (bonheur national brut)...

Comment se présente cette contradiction dans la réalité? La croissance démographique exige de nouveaux emplois, ce qui nécessite un développement industriel adéquat, lequel requiert des matières premières et des sources d'énergie qui ne sont pas inépuisables. D'autre part, ce développement industriel, s'il n'est pas réglementé, va rendre bientôt la terre inhabitable: "atmosphère irrespirable, eau empoisonnée, végétation dévastée, faune décimée, sols stérile ... ".1

Alors quoi? On a eu les cris d'alarme du Rapport Meadows, soumis au Club de Rome en 1972, qui proposait la "croissance zéro", c'est-à-dire la stabilité de la population et des investissements industriels pour éviter et la famine et l'épuisement des ressources naturelles, de même qu'une pollution catastrophique. "Inapplicable", ont commenté plusieurs analystes du Rapport Meadows au moment de sa parution. "Inapplicable", vient de reconnaître le Club de Rome lui-même tout récemment .2

Un incident, survenu au Québec, illustre bien le choix angoissant qu'il faut faire parfois entre deux maux dont il est difficile de savoir lequel est le moindre: le chômage ou la pollution. Cet incident s'est produit à Rouyn et il a été rapporté par un journaliste du Devoir dans un article où il accuse les syndicats de complicité avec le patronat pour sacrifier l'environnement à la paye et au profit.

Dans beaucoup de cas, l'entreprise ne se cache d'ailleurs pas pour affirmer que des normes antipollution trop sévères l'obligeraient tout simplement à fermer ses portes. C'est par exemple l'épouvantail qu'à récemment agité la compagnie Noranda à Rouyn, lorsqu'un groupe antipollution a publié les résultats astronomiques des mesures d'anhydride sulfureux effectuées ces derniers mois par les experts des Services de protection de l'Environnement. Les défenseurs de l'environnement et de la santé publique ont aussitôt été pourfendus par la Chambre de commerce locale et même par le maire de Rouyn qui a affirmé qu'il préférait mourir à petit feu des effets de la pollution que de mourir de faim si Noranda cessait ses opérations. Dans toute cette affaire, le syndicat des employés s'est bien gardé d'intervenir, à notre connaissance.3

Certes, on pourrait trouver des exemples qui, dans certains cas, mettraient en évidence le succès des écologistes contre les adeptes du développement industriel. Ainsi les protestations des environnementalistes, des journalistes et du public en général ont jusqu'ici fait reculer le gouvernement du Québec dans ses projets d'établir une aluminerie à St-Augustin ou de harnacher la rivière Jacques-Cartier. Pour combien de temps cependant?

Ce dilemme entre les avantages et les inconvénients du développement industriel ne peut être mieux illustré, me semble-t-il, que par l'automobile, ce symbole de nos contradictions. La production d'automobiles, en Amérique tout au moins, est considérée comme l'un des baromètres de la prospérité, au point qu'on en arrive, dans ce domaine comme dans beaucoup d'autres, à gaver le consommateur pour faire travailler le producteur. En tant que consommateur, il faut reconnaître le très grand avantage de la mobilité personnelle et du déplacement rapide que nous offre l'automobile. Par contre, la liste des inconvénients dus à l'automobile s'allonge constamment: Pollution atmosphérique, autoroutes qui détruisent le tissu urbain et le territoire rural, prolifération des parkings aux dépens des espaces verts, temps perdu dans les embouteillages, etc., sans oublier les "marées noires - consécutives aux accidents subis par des pétroliers...

L'automobile n'est qu'un produit industriel parmi tant d'autres qui, tous, posent la même question: les méfaits de ce qu'on appelle le progrès seront-ils plus grands, dans certains cas, que ses bienfaits?

Individu vs Société

L'individu

1. Besoins, appétits, intérêts diversifiés et contradictoires.
2. Demande illimitée de services. L'offre crée la demande.
3. Préoccupations à court terme. Improvisation possible.

La société

1. Poursuite du bien commun. Consensus recherché.
2. Etudes coûts-bénéfices. Rationalisation et contrôle.
3. Préoccupations à long terme. Planification nécessaire.

Cette opposition n'est pas propre à notre époque; elle est de tous les temps. Elle a donné lieu à des systèmes économiques, sociaux et politiques qui s'opposent encore dans le monde contemporain. Si l'on se place aux extrêmes, on a deux possibilités que Victor Fuchs appelle "La jungle ou le Zoo ".4 La jungle, c'est-à-dire la liberté avec ses périls ou le zoo, c'est-à-dire la sécurité avec ses règlements. D'un côté, on favorise l'entreprise individuelle, la concurrence effrénée, l'impitoyable sélection naturelle. Chacun pour soi et Dieu pour tous. C'est le libéralisme. De l'autre côté, on préconise l'entraide fraternelle, la solidarité humaine, l'onéreuse protection des faibles. Un pour tous et tous pour un. C'est le collectivisme.

L'individu réclame toujours les meilleurs services pour lui-même. "The best is bad enough", prétend un vieux proverbe anglais. La société, vu l'éternelle insuffisance des ressources, ne peut pas en tout temps fournir les meilleurs services à tous les citoyens. Il lui faut donc établir des priorités et faire des choix. C'est ici qu'interviennent les études coûts-bénéfices.

Autant ces études sont nécessaires, autant elles sont ardues. Tout d'abord, dans les études de ce genre, il faut établir les coûts. C'est la plus facile des deux parties de l'opération, encore que certains coûts indirects soient parfois difficiles à calculer et certains coûts cachés difficiles à découvrir. Mais tout cela n'est rien à côté du problème de mesurer, en termes monétaires, des bénéfices comme des années supplémentaires de vie productive ou improductive, le soulagement de certains handicaps, la diminution de certaines douleurs ou de certaines angoisses.

Certains se refusent à faire de tels calculs. Ainsi Ivan Illich qui écrit:

Dans le domaine de la santé, le consommateur classique n'existe pas et on ne voit pas comment il pourrait exister. Qui peut évaluer, en termes d'argent ou de souffrances, la valeur des soins médicaux qu'il reçoit? Oui peut dire s'il vaut mieux pour sa santé consommer les services de son médecin ou ceux de son agence de voyage, ou s'il ne vaut pas mieux encore refuser le travail à la chaîne, ou bien surmonter son malaise en se syndiquant? L'économie de la santé est une discipline étrange qui n'est pas sans rappeler la théologie des indulgences d'avant Luther. Vous pouvez comptabiliser l'argent que les gardiens du culte collectent, observer les temples qu'ils bâtissent, prendre part aux liturgies qu'ils célèbrent, mais pour savoir en quoi le commerce des indulgences contribue au salut de l'âme, c'est une conjecture du même ordre, que d'évaluer le bénéfice qui résulte pour la santé d'un cancéreux des dépenses faites pour le soumettre au chirurgien.5

Cependant, et c'est là l'une des contradictions qu'on peut trouver dans son ouvrage, comment Illich peut-il du même souffle prétendre que la valeur des soins médicaux n'est pas mesurable et accuser la médecine, comme il le fait, d'être inefficace et même dangereuse?

Une solution partielle à ce problème se trouvera dans le raffinement des méthodes d'évaluation, dans le perfectionnement des indicateurs sanitaires et sociaux et dans leur expression en termes opérationnels. Sans la disponibilité de tels indices, Illich a certes raison d'écrire que l'évaluation des divers programmes de soin n'est guère possible . . . pour le moment.

Le Peuple vs l'Etat

Le peuple

1. L'opinion publique ; la "volonté du peuple".
2. Démocratie: gouvernement des ignorants?
3. Désobéissance civile et danger d'anarchie.

L'état

1. Le pouvoir politique; la "raison d'Etat".
2. Technocratie: dirigisme des experts?
3. La loi et le civisme.

Le peuple contre l'Etat, c'est l'éternelle opposition entre gouvernés et gouvernants, entre les citoyens et la cité, entre les administrés et l'administration.

L'Etat est un appareil qui émane du peuple mais qui acquiert sa vie propre, qui est redevable au peuple mais autonome de lui. Le peuple lui-même est un ensemble difficile à cerner puisqu'il est formé de divers groupes: les jeunes et les vieux, les ouvriers et les bourgeois, les riches et les pauvres, les croyants et les incroyants, etc.

L'opposition naît du fait qu'en démocratie le pouvoir politique est censé exécuter la "volonté du peuple" et se soumettre à l'opinion publique plutôt qu'à une "raison d'Etat" abstraite et désincarnée. En effet, selon la conception moderne de la démocratie, le peuple doit non seulement élire ses dirigeants mais aussi leur dire quoi faire et partager leur pouvoir dans la conduite des affaires de l'Etat. C'est le "mythe" de la participation. En principe, tous se déclarent favorables à cette participation sauf peut-être ceux qui ne se cachent pas de vouloir garder pouvoirs et privilèges pour eux seuls. En pratique, les exercices de participation démocratique rencontrent deux sortes d'obstacles: d'une part, certains politiciens et technocrates ne croient pas à son utilité pour l'Etat et ne cherchent en rien à la faciliter; d'autre part, le citoyen participant manque souvent de préparation ou de temps et parfois même d'intérêt ...

Santé de l'homme vs Santé des hommes

Santé de l'homme

1. Service de soins personnels.
2. Médecine curative.
3. Rôle des professionnels soignants: s'occuper des individus?

Santé des hommes
1. Services de salubrité de l'environnement.
2. Médecine préventive.
3. Rôle des professionnels soignants: réformer la société?

Cette contradiction se pose entre les ressources consacrées à la santé de l'homme qui consulte et celles que l'on consacre à la santé des hommes qui ne consultent pas. En 1972, les dépenses de santé au Canada atteignaient 7.5 milliards soit $375.00 par citoyen dont $340.00 (90%) pour les soins personnels et seulement $35.00 (10%) pour les autres services de santé.

François de Closets pousse le débat encore plus loin lorsqu'il se demande s'il ne vaudrait pas mieux "renoncer à l'essentiel de la médecine" pour affecter à meilleur escient peut-être les sommes ainsi libérées. Il écrit:

La santé d'une population n'est pas seulement assurée par la médecine. Toutes sortes de dépenses d'équipements collectifs ou d'action sociale peuvent contribuer à l'améliorer. Faut-il construire des cliniques spéciales pour les polytraumatisés de la route ou améliorer le réseau routier -pour diminuer le nombre des accidents? Faut-il augmenter le nombre des places dans les asiles psychiatriques ou améliorer l'organisation sociale et le milieu urbain afin de diminuer les tensions psychiques? Faut-il construire de nouveaux centres anticancéreux ou lutter contre la pollution atmosphérique? Faut-il développer les installations, si coûteuses, qui permettent de soigner les grands cirrhosés ou lancer une action positive pour lutter contre l'alcoolisme? Quand on fait le compte de toutes ces dépenses non médicales, on en vient à constater que, si l'on renonçait à l'essentiel de la médecine pour affecter le budget de la sécurité sociale à ces tâches, l'état sanitaire de la population s'en trouverait peut-être amélioré.6

On peut reprendre encore l'exemple de l'automobile. Tout se passe comme si on avait décidé de laisser arriver les accidents et d'envoyer ensuite les voitures au garage ou au dépotoir et les passagers à l'hôpital ou au cimetière.

Pourtant, on pourrait faire beaucoup contre les accidents en attaquant le problème par l'autre bout. On pourrait d'abord travailler à modifier l'environnement: surveiller la construction et l'entretien des routes, améliorer la fabrication des voitures, promouvoir le port de la ceinture de sécurité ... en attendant le ballon qui se gonflera instantanément devant nous. On pourrait ensuite s'efforcer de modifier les habitudes de la population: apprendre la prudence aux conducteurs, fixer des limites de vitesse moins élevées, exercer une plus grande sévérité envers les conducteurs qui consomment de l'alcool, sans parler de changements plus profonds auxquels on pourrait songer comme améliorer le transport en commun pour le rendre plus commode ou aménager les villes de telle sorte que les gens demeurent plus près de leur lieu de travail...

De nombreuses décisions reliées à la prévention des accidents ou des maladies ne sont pas populaires, car elles représentent une dépense immédiate en vue d'un avantage futur, ce qui est en contradiction complète avec l'un des principes de notre civilisation hédoniste et imprévoyante: "Consommez maintenant, payez plus tard"...

En ce qui concerne le rôle du médecin ou de tout professionnel soignant, une angoissante question se pose: le rôle du professionnel soignant est-il d'aider les hommes à vivre comme ils l'entendent, dans une société qu'ils édifient parfois à leur propre détriment ou bien le professionnel doit-il assumer le double rôle d'un moraliste qui vise à réformer les individus dans leur mode de vie et d'un politicien qui essaie de corriger les vices de structure ou de fonctionnement de la société?

Beaucoup de professionnels soignants ne se reconnaissent une responsabilité que vis-à-vis l'individu qui les consulte.

D'ailleurs, prétendent-ils, c'est dans cette relation personnelle qu'ils peuvent utiliser au mieux leurs connaissances professionnelles pour rendre quelque service à celui ou celle qui sollicite leur aide. D'autres soutiennent qu'en adoptant cette attitude, le professionnel devient complice du système social, à qui on impute la cause de plusieurs maladies. Illich n'y va pas de main morte lorsqu'il définit la médecine comme un service d'entretien au bénéfice du système industriel et les médecins comme des "pourvoyeurs d'ambroisie" . . . 7

Progrès de la science médicale vs Pratique de l'art médical

Progrès de la science médicale
1. Médecine de pointe.
2. Médecine expérimentale.
3. Médecine créatrice.

Pratique de l'art médical
1. Médecine de première ligne.
2. Médecine de soin.
3. Médecine de routine.

Depuis quelques années, certains ne cessent de réclamer qu'on mette l'accent sur la médecine de première ligne plutôt que sur la médecine de pointe, sur la médecine de soin plutôt que sur la médecine expérimentale. Cette opposition entre la recherche et l'exercice, entre la science et l'art de la médecine, n'est peut-être pas entièrement justifiée. Dans son livre La puissance et la fragilité, Jean Hamburger a intitulé un chapitre de la manière suivante: "Où l'on tente de démontrer que dans les pays où la recherche est pauvre, les malades sont mal soignés" ... 8

Il n'en demeure pas moins qu'avec des budgets limités il faut toujours, au moment d'allouer les ressources, faire des choix, des "hyper-choix", dirait Alvin Toffler. On pourrait situer ces choix à trois niveaux: d'abord, entre la médecine de pointe ou expérimentale et la médecine de soin ou de routine; puis, dans la médecine de soin, entre les activités curatives et les activités préventives; enfin, dans les domaines curatif ou préventif, entre les multiples et divers programmes possibles.

François de Closets prétend que "désormais la notion de rentabilité va dominer la vie médicale"9. Quant à la difficulté des choix à faire, il écrit:

Une "politique de la santé" ne peut qu'être monstrueuse. Que l'on décide de construire une clinique psychiatrique plutôt qu'une maison pour enfants inadaptés, de développer la prévention plutôt que la thérapeutique, de pousser la recherche plutôt que la médecine clinique, d'accepter la mort plutôt que de prolonger la vie, d'interrompre une grossesse plutôt que de risquer une naissance anormale, toute décision est révoltante, aussi révoltante que la décision contraire. En définitive, il s'agit toujours, non pas seulement pour le médecin, mais pour la société, de trancher des problèmes qui, de nature, sont insolubles ...

Mais il n'est pas possible de refuser le choix. Sa nécessité apparaît à chaque instant et l'abstention est encore une façon de se déterminer dès lors que les moyens d'action existent. L'humanité s'est désespérément efforcée de fuir cette responsabilité qui l'écrase. Chaque victoire de la médecine met davantage en lumière cette contradiction entre les possibilités d'action d'une part, l'impossibilité de les maîtriser d'autre part.10

Médecine spécialisée vs Médecine générale

Médecine spécialisée
1. Médecine hospitalière.
2. Médecine technologique.
3. Médecine fragmentée.

Médecine générale
1. Médecine ambulatoire.
2. Médecine "relationnelle".
3. Médecine globale.

On peut voir, dans cette alternative, la contradiction entre la mobilisation de ressources trop importantes ou trop qualifiées et la banalité ou le peu de gravité de beaucoup de problèmes de santé. C'est un fait que les ressources spécialisées ne sont pas toujours les mieux adaptées par rapport aux besoins du moment. Souvent on s'adresse à un savant lorsqu'il faudrait un consolateur, on a recours à la technique alors que c'est le contact humain qui fait défaut.

A propos de l'inadéquation des ressources utilisées par rapport aux besoins réels, il faut bien reconnaître une certaine culpabilité aux gouvernements provinciaux et fédéral qui ont contribué à créer des tendances vers l'hospitalisation et vers les services spécialisés par l'ordre dans lequel les mesures sociales ont été adoptées, par les modes de remboursement des établissements et des professionnels, ainsi que par le système de partage des coûts entre le gouvernement fédéral et les provinces.

Ainsi l'assurance-hospitalisation a précédé l'assurance-maladie et, à ses débuts, elle ne couvrait pas les soins fournis dans les consultations externes. Les services organisés de soins à domicile sont encore négligés dans les ententes fédérales-provinciales et la nomenclature de l'assurance-maladie ne comprend guère "d'actes préventifs". Il est facile d'imaginer, puis de constater les conséquences.

Maintenant que les dépenses sont devenues astronomiques, le gouvernement fédéral, qui se voit forcé de payer environ 50% d'une facture dont il ne peut contrôler le montant, cherche à renverser la vapeur. D'abord, il veut imposer unilatéralement un frein à la croissance de sa contribution aux frais de l'assurance-hospitalisation et de l'assurance-maladie; puis, il préconise une conversion des citoyens vers de nouvelles habitudes.

Toutefois, quand on parcourt certains documents publiés récemment contre l'habitude du tabac ou de l'alcool, on peut se demander s'il n'y a pas une certaine antinomie entre ce nouveau moralisme, ce néo-puritanisme, pourrait-on dire, et notre société dite permissive, où le mouvement de libéralisation des moeurs ne semble pas près de s'arrêter et se manifeste par une propagande non plus pour le tabac ou l'alcool, mais maintenant pour la marijuana, la pornographie, l'avortement, etc.

Professionnalisme vs Syndicalisme

Professionnalisme
1. Idéal de service; code d'éthique.
2. Respect de la compétence acquise par une longue formation.
3. Responsabilité personnelle de chaque professionnel reconnue et sanctionnée par la loi.


Syndicalisme
1. Promotion des intérêts des membres du syndicat, même aux dépens du service si jugé nécessaire.
2. Défense de tous les membres sans égard à leur compétence.
3. Responsabilité collective et irresponsabilité individuelle.

Traditionnellement l'idéal de service, même désintéressé à l'occasion, a toujours été considéré comme faisant partie de l'essence même des professions. On a parfois poussé cet élément de définition jusqu'au mythe comme, par exemple, quand on parlait du "médecin des pauvres" ou de l'avocat "défenseur de la veuve et de l'orphelin". Ces expressions font sourire de nos jours, depuis que les professions se sont commercialisées, mais, tout de même, il nous est resté, de l'idéal de service, les codes d'éthique où l'on trouve exposés les obligations et les devoirs du professionnel qui sont censés passer avant son intérêt personnel.

La compétence, parmi ceux qui s'y connaissent, est vite reconnue et s'impose facilement. On pourrait multiplier les exemples parmi les professionnels de divers milieux: santé, administration, arts ou sports. De plus, une responsabilité personnelle est imposée par la loi à chaque professionnel selon les connaissances et l'habileté qu'il est censé posséder. Nombreux sont les professionnels qui ont eu à répondre de leurs actes devant les tribunaux.

De son côté, le syndicalisme a pour objectif la promotion des intérêts des membres du syndicat, même aux dépens du service à l'occasion. La lutte contre la mobilité du personnel, les débrayages, les harcèlements, la grève du zèle ou la grève tout court, pour ne nommer que ces exemples, sont des armes fréquemment employées par les syndicats, sans égard aux perturbations du service.

Un syndicat démocratique ne doit pas faire de discrimination parmi ses membres. Il doit toujours se porter à la défense de ses membres sans privilégier ceux dont la compétence serait plus grande. C'est pourquoi, par exemple, les syndicats ont toujours favorisé les promotions selon l'ancienneté et méprisé les primes au mérite. On pourrait ajouter qu'il arrive presque toujours qu'on décrète des amnisties à la fin des conflits, couvrant ainsi de ce qu'on a appelé la "collusion de l'anonymat" des méfaits individuels dont personne finalement n'est tenu responsable.


Professionnalisme vs Bureaucratie

Professionnalisme

1. L'autorité découle de la connaissance ; attachée à la personne.
2. Collégialité; surveillance par les pairs; relations non formelles.
3. Normes de pratique établies par le groupe qui exécute; évaluation de la performance.

Bureaucratie
1. L'autorité découle de la délégation du pouvoir;
attachée au poste.
2. Hiérarchie; surveillance par supérieurs; relations formelles.
3. Normes de pratique établies par d'autres que les exécutants; évaluation des résultats.

Les contradictions entre le professionnalisme et la bureaucratie constituent un sujet favori de certains sociologues qui ont cherché à montrer en quoi le professionnel et le bureaucrate pouvaient différer et s'opposer l'un à l'autre. Cependant, les spécialistes en administration commencent à étudier comment on pourrait réconcilier ces deux conceptions de l'organisation du travail que représentent à leur façon le professionnalisme et la bureaucratie.

J'ai moi-même fait quelques études sur ce sujet et j'ai publié, en 1974, un article dans lequel j'essayais de démontrer que dans certains milieux bureaucratiques où l'on emploie des professionnels, comme par exemple des universités ou des collèges, des hôpitaux ou des centres de services sociaux, on assiste à une mutation du professionnalisme et de la bureaucratie et à la naissance d'un nouveau type de professionnel comme d'un nouveau type d'organisation bureaucratique entre lesquels la réconciliation et la concertation vers leurs objectifs communs seront plus facilement réalisables.11

En ce qui regarde le contrôle de leurs activités, plusieurs sociologues ont noté que les professionnels, en général, désirent être évalués sur leur comportement, ou en d'autres termes sur le "processus" plutôt que sur les résultats obtenus, à supposer que ceux-ci soient mesurables. Le meilleur avocat, prétendent-ils, perdra une cause désespérée et le meilleur médecin ne pourra sauver un malade trop gravement atteint. Juger ces professionnels sur les résultats serait plutôt injuste à moins de tenir compte des conditions de départ. Les organisations bureaucratiques, de leur côté, recherchent des systèmes d'évaluation qui portent, de préférence, sur les résultats. Il est certain que de tels systèmes vont s'instaurer dans le domaine de la santé et des affaires sociales lorsque le développement d'indicateurs sanitaires et sociaux perfectionnés permettra de mieux apprécier les résultats des activités professionnelles.

Bureaucratie vs Syndicalisme

Bureaucratie
1. Exercice des droits de gérance.
2. Conservatisme; discipline.
3. Soumission aux impératifs de la production.

Syndicalisme
1. Réclamation de participation, de co-gestion.
2. Recherche du changement; contestation.
3. Objectif d'amélioration des conditions de travail.

Un critique très sévère du conservatisme des bureaucraties, Charles Reich, écrit dans son livre The Greening of America:

La bureaucratie n'a pas de valeurs qui lui sont propres à l'exception des valeurs institutionnelles. Elle n'a pas de créativité; elle se fonde uniquement sur la gestion professionnelle. Théoriquement elle pourrait accepter n'importe quelle valeur. Toutefois, dans la pratique, elle est profondément conservatrice. Tout est pour le mieux lorsque le statu quo est maintenu.12

Quant à eux, les syndicats se voient comme des agents de changement, des ferments qui doivent provoquer l'effervescence dans le but avoué d'en arriver à une distribution plus étendue et plus équitable des avantages qu'offre notre société.

Professionnalisme vs Multidisciplinarité

Professionnalisme
1. Fonctions et responsabilités du professionnel précisées par la loi.
2. Relation personnelle entre deux individus.
3. Indépendance des praticiens vis-à-vis des établissements.

Multidisciplinarité
1. Fluidité des tâches; glissement des fonctions.
2. Pratique d'équipe; relations multiples.
3. Institutionnalisation des praticiens.

Traditionnellement, les professions se sont vu accorder par le législateur des champs d'exercice exclusifs et un monopole quant à leurs fonctions dans la société. Cette détermination précise des fonctions du professionnel n'avait pas pour but de décourager la pratique en équipes multidisciplinaires, mais plutôt d'empêcher les charlatans et les faussaires d'usurper les fonctions des professionnels.

D'ailleurs, la plupart des professionnels s'adonnaient autrefois à l'exercice en solo et la rencontre du professionnel et de son client ou patient était vraiment un "colloque singulier" ou comme on l'a écrit un peu pompeusement, la "rencontre d'une confiance et d'une conscience". Cette situation de droit et de fait a contribué à développer la mentalité individualiste des professionnels qui s'oppose maintenant à la nécessité reconnue de constituer des équipes multidisciplinaires, particulièrement dans les services de santé.

La Commission Castonguay a recommandé clairement que les diverses lois professionnelles soient assouplies pour faciliter le partage des tâches et le glissement des fonctions entre des professionnels différents, membres d'une même équipe. Cette recommandation a été appliquée dans le nouveau Code des professions et dans les nouvelles versions des lois professionnelles récemment promulguées.

Toutefois, sur ce point comme sur beaucoup d'autres, la réforme législative n'entraîne pas nécessairement la réforme culturelle. La loi est une chose, la mentalité en est une autre. Aussi on a pu constater, dans plusieurs cas, qu'il n'est pas facile de s'entendre sur un partage de fonctions entre professionnels surtout s'il s'y mêle des questions de pouvoir, de prestige et de rémunération.

Pour que des équipes multidisciplinaires efficaces puissent se constituer, l'autonomie devra faire place à la solidarité et l'indépendance à l'interdépendance entre les diverses catégories de professionnels. Dans le domaine de la santé, il est facile d'identifier ces catégories: médecins et infirmières, dentistes et denturologistes, psychiatres et psychologues, ophtalmologistes, optométristes et opticiens, travailleurs sociaux et conseillers sociaux, physiatres et physiothérapeutes, etc. Si la notion de professionnalisme ne se transforme pas, le développement de la multidisciplinarité sera très lent, sinon impossible.

Professionnalisme vs Déprofessionnalisation

Professionnalisme
1. Expertise et spécialisation.
2. Confiance dans la compétence et l'intégrité du professionnel.
3. Dépendance du consommateur.

Déprofessionnalisation
1. Artisanat et amateurisme.
2. Méfiance envers les professionnels.
3. Autonomie du consommateur.

Le terme déprofessionnalisation est certes un peu ambigu et on n'en trouve nulle part une définition claire. Ce mot, semble-t-il, désigne un rejet de la domination des professionnels, une démocratisation de la connaissance et un effort d'indépendance et d'autosuffisance de la part des consommateurs qui essaieraient de produire eux-mêmes les services dont ils ont besoin. Dans notre société, on peut observer présentement deux tendances contradictoires sur ce point.

Plusieurs groupes, sur le marché du travail, considèrent la professionnalisation comme un moyen de promotion sociale. Aussi assiste-t-on à une montée du professionnalisme qui pose quelques problèmes à l'Office des professions. Selon un article récemment paru dans le journal Le Devoir, une trentaine de nouveaux groupes cherchent à être constitués en corporations professionnelles, mais l'Office des professions, suivant le conseil de la Commission Castonguay qui avait recommandé une grande parcimonie dans ce domaine aurait l'intention de favoriser le regroupement plutôt que la multiplication des corporations professionnelles.13

Parallèlement, on peut reconnaître, dans la vie communautaire actuelle, certains phénomènes de déprofessionnalisation. Citons comme exemples la création de la cour des petites créances malgré les protestations du Barreau et les succès d'un "comité de citoyens", formé de ménagères, qui, à Montréal, a réussi à faire modifier les plans d'un H.L.M. par les architectes, après leur avoir démontré que certains aménagements projetés n'étaient pas fonctionnels.

Dans le domaine de la santé, le thème de la déprofessionnalisation constitue la toile de fond de l'ouvrage d'Ivan Illich Némésis médicale, où, à travers les nombreuses critiques de la situation actuelle, on finit par trouver ce que proposerait l'auteur: d'abord "envoyer au diable" son médecin; puis, si l'on se sent malade, consulter ses voisins et ses amis; enfin, en guise de médicament, prendre des "remèdes de bonne femme" . . . 14

Bureaucratie vs Groupes populaires

Bureaucratie
1. Structures hiérarchiques.
2. Réglementation, codification.
3. Personnel salarié et permanent.

Comités de citoyens et groupes populaires
1. Absence ou minimum de structures.
2. Spontanéité, initiative.
3. Membres bénévoles et temporaires.

Les groupes populaires sont perpétuellement menacés par le péril de la bureaucratisation. Si, sous prétexte de les aider, on rigidifie leurs structures et on réglemente trop leurs activités, on risque de leur enlever la vie.

On pourrait relever un semblable paradoxe dans la "structurite" extrême qu'on a introduite dans la réforme des services de santé et des services sociaux au Québec à une époque où plusieurs jeunes couples refusent de se marier, où les groupes populaires refusent de s'incorporer, où les entreprises ne créent plus de départements ou de services, mais des groupes de travail ("task forces") ou des comités "ad hoc". On a donc, d'un côté, insistance sur les structures juridiques ou administratives et, de l'autre, rejet de ces structures...


Santé vs Autres valeurs

La santé: valeur suprême?
1. Définition très vaste de la santé et du rôle de la médecine.
2. Objectif: santé et bien-être complet pour tous.
3. Obligation de la santé?

Autres valeurs
1. Distinctions entre santé, bien-être, bonheur, etc.
2. Aspirations illimités, insatisfactions permanentes.
3. Droit à la santé et droit au risque?

Cette contradiction est mise en évidence par la définition de la santé proposée par l'Organisation Mondiale de la Santé, si vaste qu'elle exige "l'état de complet bien-être physique, mental et social" et qu'ainsi elle fait du médecin le "gardien du bonheur", qu'elle donne à la médecine un rôle de régulation sociale dans la justice, l'éducation, le travail et qu'elle substitue presque la médecine à la morale.

A l'opposé, les adversaires de cette définition prétendent qu'on pourrait définir l'ivresse de la même manière et soutiennent que, si on accepte cette définition, on est obligé de reconnaître que certaines personnes se portent très bien sans être en santé: Bobby Clark malgré son diabète, Rosanne Laflamme malgré ses infirmités et beaucoup d'autres. Ceux-là voudraient proposer une autre définition de la santé, plus limitée, plus opérationnelle, moins contraignante, qui n'oblige pas le médecin à abrutir les gens de tranquillisants pour leur procurer le bien-être complet, une définition qui laisse place à l'angoisse et à l'inquiétude que provoquent la lucidité, l'ambition, le désir et les passions.

La contradiction entre ces deux manières de définir la santé se ramène à la question de savoir si on considère la santé comme un objectif ou comme un moyen. Est-il raisonnable de sacrifier sa santé à la poursuite d'autres objectifs: le pouvoir ou le savoir, la réalisation de soi-même ou le dévouement pour les autres, la recherche du plaisir, des honneurs ou même du danger? Est-il encore permis de vivre intensément au risque de vivre moins longtemps, comme l'ont fait beaucoup d'hommes dans l'histoire du monde: aventuriers, savants, artistes, athlètes et autres?

Au contraire, la santé, après avoir été l'objet d'un droit, est-elle devenue un devoir? Puisque le citoyen exige de la société qu'elle le soigne s'il est malade, la société, en retour, peut-elle exiger qu'il modifie son style de vie et ses habitudes, qu'il se prive de certains plaisirs, qu'il se plie à certaines contraintes, bref qu'il accepte de collaborer et de participer à la politique de santé communautaire? Sommes-nous parvenus à ce qu'on appelle la "société assistée", "le monde secouru", où l'on définira la prévention comme l'élimination de tout risque et où la modération sera considérée comme un devoir civique de tout homme envers lui-même et envers les autres? Dans cette société nouvelle, acceptera-t-on encore l'alpiniste téméraire qui voudra escalader le versant dangereusement escarpé d'une montagne?

Ce nouveau style de vie, ce retour au puritanisme et à la contrainte sociale, les hommes d'aujourd'hui sont-ils assez sages pour se les imposer ou se les laisser imposer? Ou peut-on craindre que les campagnes entreprises en ce sens ne puissent altérer l'indifférence des citoyens volontairement ou involontairement sourds aux appels qui dérangent leur tranquillité et qui pourraient leur donner mauvaise conscience devant l'évidence de leurs abus, de leurs imprévoyances, de leurs illogismes?

Evolution vs Révolution

Evolution
1. Réforme par étapes, lente et graduelle.
2. Concertation démocratique: inertie à vaincre et collaboration à obtenir; l'opposition peut s'organiser ...
3. Education, persuasion, conviction.

Révolution
1. Réforme globale, rapide et brusque.
2. Dirigisme révolutionnaire: bousculade et bouleversements imposés; opposition balayée.
3. Coercition, législation, soumission.

Cette contradiction est clairement exprimée par François de Closets quand il écrit que les conservateurs trouvent toujours qu'on va trop vite tandis que les progressistes réclament sans cesse une évolution plus rapide.15

Quand le Rapport Castonguay sur la santé (Vol. IV) a été publié, en 1970, il proposait une réforme globale dont il décrivait le point d'arrivée mais non les étapes intermédiaires d'application. Pourtant la différence entre une réforme et une révolution, c'est justement que la première n'abolit pas l'ordre qui existait auparavant mais vise plutôt à le transformer à une vitesse indéterminée, parfois rapide, parfois plus lente. Le problème se pose alors de la coexistence difficile de structures et de systèmes de fonctionnement en voie de disparition avec d'autres structures et d'autres systèmes en voie d'avènement.

Il est difficile de comparer les avantages et les inconvénients d'une réforme lente et graduelle par rapport aux avantages et inconvénients d'une réforme rapide et brusque. Le dernier mot n'est pas dit quant aux stratégies les plus efficaces en vue du changement social.

Conclusion

Dans son ouvrage, La puissance et la fragilité, Jean Hamburger prétend que la caractéristique de l'homme n'est pas d'être un animal raisonnable mais bien plutôt un animal anarchique.16

La fourmi, semble-t-il, n'est soumise à aucune contradiction quant à son comportement. Elle est programmée pour obéir à son instinct et son instinct est complètement orienté vers la conservation de l'espèce, parfois même au prix du sacrifice de l'individu. "Tous contre un", si nécessaire.

L'homme, lui, est réputé intelligent. Qu'est-ce à dire? Certes, certaines études récentes sur les lois de la génétique ont montré jusqu'à quel point il est, lui aussi, programmé comme la fourmi, mais chez lui, comme l'écrit Hamburger, "une intelligence consciente et mobile émerge de la mer des instincts fixes, comme un bouillonnement insolite et imprévisible". Quelles sont les conséquences de ce bouillonnement? Une plus grande liberté individuelle, une possibilité de contestation interne au sein de l'espèce, de révolte individuelle contre le destin collectif. "Un contre tous", s'il lui en prend la fantaisie.

En fait, qu'est-il arrivé? L'intelligence a-t-elle fait mieux que l'instinct? Les hommes ont-ils réussi à organiser la vie communautaire selon un modèle qui, tout en brimant le moins possible les aspirations individuelles, respecte avant tout les impératifs sociaux? Ou bien est-ce le contraire qui est arrivé? La force aveugle des intérêts privés et des égoïsmes individuels commence-t-elle à menacer la survie de l'espèce? L'incohérence du monde qui nous entoure et qui me semble amplement démontrée par les multiples contradictions que nous venons d'examiner, n'a rien de rassurant.

On répète souvent que notre société est malade. Je suis prêt, quant à moi, à proposer une opinion quant au diagnostic et au traitement qui s'imposent. Le diagnostic s'impose de lui-même: le taux de contradiction est trop élevé et la fièvre du conflit social consume le patient. Qui doit participer au traitement? Tout le monde. Le traitement, quant à lui, devrait s'effectuer en trois étapes.

Première étape: faire l'inventaire des situations pathologiques, ce que j'ai commencé à faire ici. Il faudrait maintenant identifier, dans les diverses contradictions qui empoisonnent la société, les éléments qui peuvent être modifiés et ceux qui doivent être sacrifiés, comme on ampute un membre lorsque la survie du patient l'exige.

Deuxième étape: recherche d'une réconciliation, lorsqu'elle est possible, par l'invention de compromis qui apportent des solutions non pas parfaites certes mais optimales aux contradictions qu'on s'efforce de résoudre.

Troisième étape: dans les cas où la réconciliation par compromis s'avère impossible, une série de choix s'impose entre les objectifs contradictoires. Les conséquences inéluctables de ces choix devront être connues de tous, acceptées par la majorité et imposées à ceux qui hésiteront à se rallier. En ce qui regarde ces choix, des auteurs, comme de Closets et Hamburger, arrivent à une conclusion identique: même s'ils considèrent que la liberté de chaque homme doit être sauvegardée dans la plus grande mesure possible, ils s'accordent pour affirmer que les seules solutions possibles seront certainement "de nature collective et anti-individualiste".17

En d'autres mots, la maladie de la contradiction frappe chacun de nous et le traitement dépend de nous tous. Nous sommes tous à la fois les malades et les médecins. Le traitement sera curatif en ce qui nous concerne, car il pourra nous délivrer, en partie, des angoisses et des névroses qui découlent de ces contradictions dans lesquelles nous devons quotidiennement nous débattre. Il sera aussi préventif en ce qui concerne nos enfants, car il nous permettra, du moins peut-on l'espérer, de leur léguer une société plus harmonieuse, plus accordée, où il sera plus agréable de vivre. »


Notes

1 De Closets, François, En danger de progrès. Paris, Gallimard, Collection Idées, No 278, 1972, p. 330.
2 "Club of Rome Revisited", Time News magazine, April 26, 1976, p. 45.
3 Provost, Gilles, "Les entreprises pollueraient moins sans la complicité des travailleurs". Le Devoir, 1 mai 1976, p. 7.
4 Fuchs, Victor R., Who Shall Live? - Health, Economics and Social Choice. New York, Basic Books, 1974, p. 26.
5 Illich, Ivan, Némésis médicale. Paris, Seuil, 1975, p. 106.
6 De Closets, F., op. cit., pp, 278-279.
7 Illich, J., op. cit., p. 206.
8 Hamburger, Jean, La puissance et la fragilité. Paris, Flammarion, 1972, p. 45.
9 De Closets, F., op. cit., p. 284.
10 lbid., p. 248.
11 Blain, Gilbert, "Profession, bureaucratie et hôpital". L'Union médicale du Canada, t. 103, août 1975, p. 1365.
12 Reich, Charles A., The Greening of America. New York, Bantam Books, 1971, pp. 103-107.
13 LeBlanc, Gérald, "Quelque 30 groupes cherchent à être admis dans la famille des professions". Le Devoir, 2 mars 1976, p. 3.
14 Illich, I., op. cit., pp. 98; 88, 99, 153, 167; 87, 119.
15 De Closets, F., op. cit., p. 25.
16 Hamburger, J., op. cit., p. 147.
17 Hamburger, J., op. cit., p. 150; De Closets, F., op. cit., pp. 352-353.

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