Voyage à Babylone
La caravane avançait lentement et péniblement depuis deux jours , entravée dans son élan par une tempête de sable qui , aujourd’hui , se calmait un peu . Nous savions toucher bientôt notre but , mais l’horizon n’était que poussière . C’était ma première caravane , mon initiation , attendue depuis si longtemps par ma jeunesse fougueuse . Bercé par les récits fabuleux des anciens , j’en rêvais .
C’est rempli de ces souvenirs , un peu somnolent que , soudain je levai la tête , les narines en éveil . Quelle est cette odeur , à peine perceptible , transportée par la poussière ? Un mélange à la fois floral et épicé , doux et âcre . Ces quelques secondes d’interrogation n’avaient pas échappé à mon compagnon , mon maître en caravane . < Babylone > s’écria-t-il en pointant le menton caché de voiles vers l’avant . Babylone , enfin ! Babylone dont j’ai tant rêvé , Babylone la magnifique , la plus belle ville de Mésopotamie , celle dont on dit qu’elle n’est surpassée dans le monde que par Thèbes l’Égyptienne .
C’est à la fois excité et heureux , mais un peu oppressé par cette future rencontre que je mis pied à terre pour notre dernière nuit avant Babylone . Une nuit pendant laquelle il m’est impossible de dormir tellement les souvenirs des récits s’entrechoquent dans ma tête .
Au matin , le vent s’est tu , l’air est transparent , le soleil étincelant . Au loin , un peu dans un halo brumeux , la ville , immense , et toujours ces effluves à mes narines . Elle m’apparaît peu à peu , plus distinctement au fil de notre progression , majestueuse , énorme , surmontée de tours nombreuses , d’un beige rosé chatoyant sous le soleil . Je suis sidéré tellement la ville me semble imposante , entourée de ces immenses remparts massifs qui la protègent des envahisseurs . À l’ouest , l’enceinte tombe à pic sur l’Euphrate , constituant ainsi une immense digue qui met la ville à l’abri des crues . Les remparts , défendus à intervalles réguliers par des tours , sont tellement larges à leur sommet que j’imagine un char attelé à quatre chevaux pouvant y faire demi-tour . Tout est si grand ! Une immense tour domine la ville et je commence à entrevoir de nombreux temples et palais . Plus nous nous rapprochons des portes de la Cité , plus sous le soleil chatoient des bleus , des rouges , des jaunes et des beiges .
Nous entrons par la plus grande porte , la porte d’Ishtar , notre déesse . Mes yeux ne sont pas assez grands , attirés par l’émail bleu des briques et les riches décorations représentant dragons et taureaux . Tout en est recouvert , la base des remparts , les deux tours qui flanquent les deux portails . Je n’arrive pas à tout capter , il faut continuer par la grande avenue qui s’ouvre devant nous , large de vingt-cinq mètres , pavée de dalles calcaires et de marbre rose , bordée de murs garnis de frises vernissées décorées de lions . Devant nous , le temple de Mardouk , plus loin le palais de notre roi Nabuchodonosor II , reliés par une somptueuse Voie sacrée . Un luxe , une grandeur inimaginables pour moi . Les récits entendus n’avaient pas aiguisé mon imagination à la mesure de la réalité . Je suis bouche bée , mon corps avance machinalement comme dans un rêve , je me sens tout petit . Mon compagnon de caravane est un guide discret , il se contente de nommer les bâtiments , comprenant , sans doute pour l’avoir vécu , que le silence est le meilleur accompagnement . Et cette odeur qui embaume la ville , la même qu’hier mais amplifiée , énivrante . Je réalise tout à coup que la ville est grouillante de gens , c’est vrai que j’ai entendu dire que Babylone est la plus peuplée du monde , mais je ne les vois pas , je ne les entends pas , tout absorbé par la splendeur que je découvre .
Les bâtiments me semblent aussi massifs que les remparts , les murs extérieurs sont pleins , sans fenêtres . Par une porte laissée ouverte , j’aperçois une jolie cour intérieure pavée . Mon compagnon m’explique que ce type de construction répond au souci de lutter contre l’écrasante chaleur de l’été . Les murs sont épais , les portes voûtées laissent à peine pénétrer le soleil . Et toujours ces briques vernissées qui étincellent .
Notre caravane s’arrête près d’un grand bâtiment , c’est là son but . Un privilège pour les nouveaux caravaniers dont je bénéficie , mon compagnon va me faire visiter rapidement la ville pendant que les autres s’affairent au déchargement .
Au coin d’une rue , je lève la tête , la grande tour ! Celle que j’avais aperçue le matin , dominant la ville . Je me sens écrasé , j’ai déjà vu des ziggourats mais celle-ci est gigantesque . Ces tours en briques , flanquées d’escaliers et portant à leur sommet un petit sanctuaire dédié à Mardouk , avaient en général de un à trois étages . Mais celle-ci en possède sept , elle mesure plus de quatre-vingt dix mètres de hauteur . C’est l’Étemenanki de Babylone , la Maison du Fondement du Ciel et de la Terre , La Tour de Babel ! Elle est somptueuse . Les pyramides qui forment les sept étages sont recouvertes entièrement de briques vernissées de multiples couleurs , de même que le Temple dédié à Mardouk , posé en son sommet . Mon compagnon m’indique que le Temple est meublé d’une couche confortable et d’une table pour les visites éventuelles du Dieu Mardouk . Sa plate-forme inférieure , carré de quatre-vingt dix mètres de côté , prend appui sur un terre-plein de quatre cents mètres de côté , lui même bordé de bâtiments , magasins et logements affectés au personnel religieux . Le roi Nabuchodonosor II avait prescrit aux architectes royaux < d’élever sa plate-forme supérieure jusqu’à défier le ciel >...quel défi ! Aux pieds de la Tour , un pont d’une architecture extraordinaire , permet grâce à ses 120 mètres de long , de gagner l’autre rive.
Et enfin ! Ceux que j’attendais depuis mon départ , ceux que mes narines appréhendaient , ceux qui me faisaient rêver depuis des années , ceux que l’on qualifiait de paradisiaques , enfin , je les aperçois , tel un morceau d’une autre Terre posé ici : Les Jardins suspendus de Babylone , quelle beauté !
Énivré par les parfums qui s’en exhalent , je ne sais où porter mon regard , il me semble être dans un autre monde , hors du temps . Ces jardins en terrasses joignent le ciel et la terre , les arbres sont luxuriants , la végétation abondante , les fleurs omniprésentes . Les cascades enchantent mes oreilles , embrument ce petit paradis . J’emprunte une allée de palmiers qui serpente le long de la première terrasse , véritable forêt enchantée : pins , peupliers , platanes , palmiers dattiers , cèdres , robiniers , saules , frênes , bouleaux , chênes . Des voûtes et des piliers , complètement envahis de verdure , soutiennent les terrasses supérieures auxquelles j’accède par un escalier de marbre . Toutes les terrasses surplombent les précédentes donnant l’impression que les plantes sont suspendues au ciel par de minces fils d’araignée . La deuxième terrasse , cinq mètres plus haut , est consacrée aux arbres fruitiers , amandiers , oliviers , poiriers , pommiers , cognassiers , figuiers , grenadiers auxquels se mêlent genévriers , cyprès , buis , tamaris , térébinthes dans une harmonie toute naturelle . De terrasses en terrasses , de cascades en cascades , je traverse une nature merveilleusement féconde et belle , mimosas , jasmins , myrtes , vignes , coquelicots , crocus , anémones , tulipes , lis , iris , lotus , et bien entendu des milliers de roses si chères à notre Reine .
Complètement transporté par cette abondance , je m’assieds sur les marches de la dernière terrasse , embrasse du regard toute la ville , aspire l’air chargé de parfums et laisse couler une larme de bonheur . Si les jardins sont la mesure de notre degré de civilisation , merci à tous ces hommes qui ont imaginé et crée une si extraordinaire beauté . Je pars rejoindre la caravane , je suis un autre homme .