L'homme n'est point une énigme

Voltaire
Rarement Voltaire aura croisé un adversaire plus à sa mesure que Pascal. Tout chez l'auteur des Pensées attise la verve ironique du maître de Ferney. Dans cet extrait, il réfute le paralogisme par lequel Pascal démontre l'insondable mystère qui entoure l'homme. Magnifique exposé de la conception empirique de l'homme, bornée par les limites de ce que la raison peut arracher au mystère et à ce qui ne peut que demeurer du domaine de l'inconnaissable, de la foi.
«III. Et cependant sans ce mystère, le plus incompréhensible de tous, nous sommes incompréhensibles à nous-mêmes. Le nœud de notre condition prend ses retours et ses plis dans cet abîme, de sorte que l'homme est plus inconcevable sans ce mystère, que ce mystère n'est inconcevable à l'homme.» (Pensées)

Quelle étrange explication! L'homme est inconcevable, sans un mystère inconcevable. C'est bien assez de ne rien entendre à notre origine, sans l'expliquer par une chose qu'on n'entend pas. Nous ignorons comment l'homme naît, comment il croît, comment il digère, comment il pense, comment ses membres obéissent à sa volonté: serai-je bien reçu à expliquer ces obscurités par un système inintelligible? Ne vaut il pas mieux dire: je ne sais rien? Un mystère ne fut jamais une explication; c'est une chose divine et inexplicable.

Qu'aurait répondu M. Pascal à un homme qui lui aurait dit: Je sais que le mystère du péché originel est l'objet de ma foi et non de ma raison; je connais fort bien sans mystère ce que c'est que l'homme; je vois qu'il vient au monde comme les autres animaux; que l'accouchement des mères est plus douloureux à mesure qu'elles sont plus délicates; que quelquefois des femmes et des animaux femelles meurent dans l'enfantement; qu'il y a quelquefois des enfants mal organisés, qui vivent privés d'un ou de deux sens, et de la faculté du raisonnement; que ceux qui sont le mieux organisés sont ceux qui ont les passions les plus vives; que l'amour de soi-même est égal chez tous les hommes, et qu'il leur est aussi necessaire que les cinq sens; que cet amour-propre nous est donné de Dieu pour la conservation de notre être, et qu'il nous a donné la religion pour régler cet amour-propre; que nos idées sont justes ou inconséquentes, obscures ou lumineuses, selon que nos organes sont plus ou moins solides, plus ou moins déliés, et selon que nous sommes plus ou. moins passionnés; que nous dépendons en tout de l'air qui nous environne, des aliments que nous prenons, et que dans tout cela il n'y a rien de contradictoire?

L'homme à cet égard n'est point une énigme, comme vous vous le figurez pour avoir le plaisir de la deviner; l'homme paraît être à sa place dans la nature. Supérieur aux animaux, auxquels il est semblable par les organes; inférieur à d'autres êtres, auxquels il ressemble probablement par la pensée, il est, comme tout ce que nous voyons, mêlé de mal et de bien, de plaisir et de peine; il est pourvu de passions pour agir, et de raison pour gouverner ses actions. Si l'homme était parfait, il serait Dieu; et ces prétendues contrariétés que vous appelez contradictions, sont les ingrédients nécessaires qui entrent dans le composé de l'homme, qui est, comme le reste de la nature , ce qu'il doit être.

Voilà ce que la raison peut dire. Ce n'est donc point la raison qui apprend aux hommes la chute de la nature humaine; c'est la foi seule, à laquelle il faut avoir recours.


« IV. Suivons nos mouvements, observons-nous nous-mêmes,. et voyons si nous n'y trouverons pas les caractères vivants de ces deux natures.
Tant de contradictions se trouveraient-elles dans un sujet simple?
Cette duplicité de l'homme est si visible, qu'il y en a qui ont pensé que nous avions deux âmes: un sujet simple leur paraissant incapable de telles et si soudaines variétés, d'une présomption démesurée à un horrible abattement de cœur.» (Pensées)

Cette pensée est prise entièrement de Montaigne, ainsi que beaucoup d'autres; elle se trouve au chapitre De l'inconstance de nos actions. Mais le sage Montaigne s'explique en homme qui doute.

Nos diverses volontés ne sont point des contradictions de la nature, et l'homme n'est point un sujet simple. Il est composé d'un nombre innombrable d'organes: si un seul de ces organes est un peu altéré, il est nécessaire qu'il change toutes les impressions du cerveau, et que l'animal ait de nouvelles pensées et de nouvelles volontés. Il est très vrai que nous soinmes tantôt abattus de tristesse, tantôt enflés de présomption: et cela doit être quand nous nous trouvons dans des situations opposées. Un animal que son maître caresse et nourrit, et un autre qu'on égorge lentement et avec adresse pour en faire une dissection, éprouvent des sensations bien contraires ainsi faisons-nous; et les différences qui sont en nous sont si peu contradictoires, qu'il serait contradictoire qu'elles n'existassent pas. Les fous qui ont dit que nous avions deux âmes pouvaient, par la même raison, nous en donner trente ou quarante; car un homme dans une grande passion a souvent trente ou quarante idées différentes de la même chose, et doit nécessairement les avoir selon que cet objet lui paraît sous différentes faces.

Cette prétendue duplicité de l'homme est une idée aussi absurde que métaphysique: j'aimerais autant dire que le chien, qui mord et qui caresse, est double; que la poule, qui a tant de soin de ses petits, et qui ensuite les abandonne jusqu'à les méconnaître, est double; que la glace, qui représente à la fois des objets différents, est double; que l'arbre, qui est tantôt chargé, tantôt dépouillé de feuilles, est double. J'avoue que l'homme est inconcevable en un sens; mais tout le reste de la nature l'est aussi, et il n'y a pas plus de contradictions apparentes dans l'homme que dans tout le reste.

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