Être clou

Serge Bouchard

Que l'homme soit un clou pour l'homme. Le jeu de mots était irrésistible. L'homme n'est-il pas « en trop » à l'âge de l'homo vendens, lequel achève de discréditer la pensée en faisant passer toutes les valeurs dans l'orbite de la valeur d'échange, déterminée non par l'intelligence de l'homme, mais par les fluctuations du marché. Ne vaudrait-il pas mieux que l'homme soit un clou pour l'homme ? On respecte la nature du clou, qui est d'être planté.

Être clou, c'est se faire planter. Vous est-il arrivé, ne serait-ce qu'une fois, ne serait-ce qu'une seconde, de vous mettre dans la peau d'un clou, de vous imaginer ce qui pouvait bien lui passer par la tête ? À quoi pense un clou lorsqu'il se sent « tout croche » et qu'il soigne ses migraines ? Voilà des questions auxquelles il n'est pas facile de répondre.

Mine de rien, le clou nous importe plus que moins. N'est-il pas au coeur de la crucifixion ? Au chapitre des civilisations comparées, vous lirez qu'il existe deux grands types de sociétés : il y a les sociétés à noeuds et il y a les sociétés à clous. Dans les premières, le Fils de Dieu eût été attaché, dans les secondes, il nous fallait le transpercer. Bien sûr, nous en avons gardé le coeur noué pour cause que rien n'est oublié, mais il reste que la modernité nous crève plus qu'elle nous lie.

Pour tout, partout. il y a des clous. Il est des clous pour le ciment, pour le bois mou, pour le bois franc, il y en a pour la tôle, pour le bardeau de cèdre ou d'asphalte, pour le panneau de mousse isolante, pour le panneau de gypse, j'arrête ici une liste qui serait longue à compléter. Il est des clous sans tête, il en est de minces, il en est de gros, disons qu'ils ont toutes les longueurs, toutes les formes et autant de fonctions. Ils ont des âges et une évolution. À ce titre, il ne serait pas malvenu de créer un musée international du clou. La connaissance du clou fait partie d'une bonne éducation. Il serait mieux informé sur l'histoire de l'humanité celui-là qui, aux portes du musée, serait venu frapper.

Il est en effet aussi long qu'instructif le chemin qui part du premier clou fait main et qui aboutit aux chapelets que l'on mitraille au moyen d'un fusil afin d'achever en vitesse les rangées de toitures qu'on ne cesse d'ériger aux banlieues de nos villes, question d'élargir toujours plus les bordures d'une agglomération éternellement en construction.

Pour un clou, il importe de tomber dans les mains d'un vrai menuisier. Il y a une bonne manière de le prendre, une seule bonne de le frapper. L'homme, le clou et le marteau forment ensemble une redoutable équipe car c'est un grand art que de river son clou à la contrariété. Problème de poids et de mesure, de rythme et d'élan, question d'expérience et d'équilibre où l'homme, face au clou qu'il tient délicatement entre ses doigts, laisse le marteau finalement s'exprimer. On reconnaît le professionnel au son de son marteau. Pas un coup de trop, pas un coup de moins, un clou bien planté est un clou qui tient bien.

Sur les rayons d'une quelconque quincaillerie, dans le fond froid d'un entrepôt sans âme, au coeur d'une boîte sans attrait, le clou attend patiemment son heure. Finalement, sur un chantier, une main le sort de sa noirceur et ce sera sa fête, à l'anonyme. Voilà l'événement par excellence dans la vie du clou. Il voit le jour durant quelques secondes, mais c'est déjà la bataille, l'épouvantable fracas où chaque coup savamment porté le réchauffe et l'enfonce, lui déformant la tête en le fixant une fois pour toutes à sa portion d'éternité. La paix, au fond, ne se trouve-t-elle pas au coeur d'une belle pièce de bois, au sein d'un madrier où l'on se soustrait pour toujours à l'attention du monde entier ?

Comme nous, les clous frappent des noeuds, comme nous, ils se font cogner solidement, ils forcent en silence, ils grincent quand ils vieillissent et comme nous, ils essaient de tenir malgré tous les malgrés. Chers clous, sans vous, rien ne tiendrait autour de nous. Tout s'effondrerait.

Lorsque quelque part en amont de l'histoire, le charpentier a rencontré le forgeron, il s'est passé une commande relative à des milliards de clous pour des milliards de projets de construction,, le clou est au centre de notre immobilisation.

Sans parler du clou de cercueil, le véritable clou de finition.

Autres articles associés à ce dossier

L'homme n'est point une énigme

Voltaire

Rarement Voltaire aura croisé un adversaire plus à sa mesure que Pascal. Tout chez l'auteur des Pensées attise la verve ironique du maître de Fern

L'homme affligé à la naissance

Pline l'Ancien

Le spectacle des crimes horribles perpétrés par Néron aurait plongé Pline dans les considérations les plus sombres et les plus pessimistes sur le

L'homme-machine ou l'homme intégral?

Jacques Dufresne

«Les idées relatives à l’essence et à l’origine de l’homme n’ont jamais été moins sûres, plus indéterminées et plus d

Les conceptions de l'homme

Jacques Dufresne

«Les idées relatives à l’essence et à l’origine de l’homme n’ont jamais été moins s&u

L'Épitaphe de Villon

François Villon


L'homme bionique

Jacques Dufresne

Le mal n'est pas d'abandonner l'homme à lui-même et à sa liberté mais de vouloir absolument le transformer en quelque chose de mieux.

Où sont passés les hommes au Québec?

Gary Caldwell

Historiquement, les hommes québécois semblent avoir évité les confrontations soutenues avec la femme québécoise. Le féminisme militant des dern

De l'homo faber à l'homo sapiens

Jean Proulx

Critique de la technique et de ses recettes faciles pour oublier la condition humaine.

À lire également du même auteur

Gazon
Le gazon est le parfait exemple de la nature maîtrisée par l'homme, mais il rappelle aussi la clairière de cette savane africaine qui fut l'habitat de notre ancêtre, homo erectus. Non loin de la clairière, un plan d'eau et la forêt. Comme dans

Quels animaux sont les plus avisés?
Portait de la vache éternelle.

Les vieux tracteurs
Une allégorie sur la vieillesse où par une inversion dont cet anthropologue a le secret, la vieille machine, parce que son propriétaire l'aime, semble avoir une fin de règne plus humaine que celle des êtres humains qui s'éteignent loin de tout




Lettre de L'Agora - Printemps 2025

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué

  • Brèves

    La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – La source augustinienne de la spiritualité de Léon XIV – Chine: une économie plus fragile qu'on ne le croit – Serge Mongeau (1937-2025) – Trump: 100 jours de ressentiment – La classe moyenne américaine est-elle si mal en point?