Lettres philosophiques ou Lettres sur les Anglais

Voltaire
LETTRE I

SUR LES QUAKERS

J'ai cru que la doctrine et l'histoire d'un peuple aussi extraordinaire que les quakers méritaient la curiosité d'un homme raisonnable. Pour m'en instruire, j'allai trouver un des plus célèbres quakers d'Angleterre, qui, après avoir été trente ans dans le commerce, avait su mettre des bornes à sa fortune et à ses désirs, et s'était retiré dans une campagne auprès de Londres. J'allai le chercher dans sa retraite: c'était une maison petite, mais bien bâtie et ornée de sa seule propreté. Le quaker était un vieillard frais qui n'avait jamais eu de maladie parce qu'il n'avait jamais connu les passions ni l'intempérance: je n'ai point vu en ma vie d'air plus noble ni plus engageant que le sien. Il était vêtu, comme tous ceux de sa religion, d'un habit sans plis dans les côtés, et sans boutons sur les poches ni sur les manches, et portait un grand chapeau à bords rabattus comme nos ecciésiastiques. Il me reçut avec son chapeau sur la tête, et s'avança vers moi sans faire la moindre inclination de corps; mais il y avait plus de politesse dans l'air ouvert et humain de son visage qu'il n'y en a dans l'usage de tirer une jambe derrière l'autre, et de porter à la main ce qui est fait pour couvrir la tête. «Ami, me dit-il, je vois que tu es étranger; si je puis t'être de quelque utilité, tu n'as qu'à parler. — Monsieur, lui dis-je, en me courbant le corps et en glissant un pied vers lui, selon notre coutume, je me flatte. que ma juste curiosité ne vous déplaira pas, et que vous voudrez bien me faire l'honneur de m'instruire de votre religion. — Les gens de ton pays, me répondit-il, font trop de compliments et de révérences; mais je n'en ai encore vu aucun qui ait eu la même curiosité que toi. Entre, et dînons d'abord ensemble.» Je fis encore quelques mauvais compliments, parce qu'on ne se défait pas de ses habitudes tout d'un coup; et, après un repas sain et frugal, qui commença et qui finit par une prière à Dieu, je me mis à interroger mon homme. Je débutai par la question que de bons catholiques ont faite plus d'une fois aux huguenots. «Mon cher monsieur, dis-je, êtes-vous baptisé? — Non, me répondit le quaker, et mes confrères ne le sont point. — Comment, morbleu, repris-je, vous n'êtes donc pas chrétiens? — Mon ami, repartit-il d'un ton doux, ne jure point, nous sommes chrétiens; mais nous ne pensons pas que le christianisme consiste à jeter de l'eau sur la tête avec un peu de sel. — Eh! bon Dieu! repris-je, outré de cette impiété, vous avez donc oublié que Jésus-Christ fut baptisé par Jean? — Ami, point de jurements encore un coup, dit le bénin quaker. Le Christ reçut le baptême de Jean,mais il ne baptisa jamais personne; nous ne sommes pas les disciples de Jean, mais du Christ. — Ah! comme vous seriez brûlés par la sainte Inquisition! m'écriai-je Au nom de Dieu! cher homme, que je vous baptise! — S'il ne fallait que cela pour condescendre à ta faiblesse, nous le ferions volontiers, repartit-il gravement: nous ne condamnons personne pour user de la cérémonie du baptême, mais nous croyons que ceux qui professent une religion toute sainte et toute spirituelle doivent s'abstenir, autant qu'ils le peuvent, des cérémonies judaïques. — En voici bien d'une autre, m'écriai-je; des cérémonies judaïques! Oui, mon ami, continua-t-il, et si judaïques que plusieurs juifs encore aujourd'hui usent quelquefois du baptême de Jean. Consulte l'antiquité, elle t'apprendera que Jean ne fit que renouveler cette pratique, laquelle était en usage longtemps avant lui parmi les Hébreux, comme le pèlerinage de la Mecque l'était parmi les Ismaélites. Jésus voulut bien recevoir le baptême de Jean, de même qu'il était soumis à la circoncision; mais et la circoncision et le lavement d'eau doivent être tous deux abolis par le baptême du Christ, ce baptême de l'esprit, cette ablution de l'âme qui sauve les hommes; aussi le précurseur Jean disait: Je vous baptise à la vérité avec de l'eau, mais un autre viendra après moi, plus puissant que moi, et dont je ne suis pas digne de porter les sandales: celui-là vous baptisera avec le feu et le Saint-Esprit; aussi le

grand apôtre des Gentils, Paul, écrit aux Corinthiens: Le Christ ne m'a pas envoyé pour baptiser, mais pour prêcher l'Évangile; aussi ce même Paul ne baptisa jamais avec de l'eau que deux personnes, encore fut-ce malgré lui; il circoncit son disciple Timothée; les autres apôtres circoncisaient aussi tous ceux qui voulaient l'être. Es-tu circoncis? ajouta-t-il.» Je lui répondis que je n'avais pas cet honneur. «Eh bien! dit-il, ami, tu es chrétien sans être circoncis, et moi sans être baptisé.»

Voilà comme mon saint homme abusait assez spécieusement de trois ou quatre passages de la sainte Écriture, qui semblaient favoriser sa secte: il oubliait de la meilleure foi du monde une centaine de passages qui l'écrasaient. Je me gardai bien de lui rien contester; il n'y a rien à gagner avec un enthousiaste: il ne faut pas s'aviser de dire à un homme les défauts de sa maîtresse, ni à un plaideur le faible de sa cause, ni des raisons à un illuminé; ainsi je passai à d'autres questions.

« À l'égard de la communion, lui dis-je, comment en usez-vous? — Nous n'en usons point, dit-il. — Quoi! point de communion? — Non, point d'autre que celle des coeurs.» Alors il me cita encore les Écritures. Il me fit un fort beau sermon contre la communion, et me parla d'un ton d'inspiré pour me prouver que les sacrements étaient tous d'invention humaine, et que le mot de sacrement ne se trouvait pas une seule fois dans l'Évangile. «Pardonne, dit-il, à mon ignorance, je ne t'ai pas apporté la centième partie des preuves de ma religion; mais tu peux les voir dans l'Exposition de notre foi par Robert Barclay: c'est un des meilleurs livres qui soient jamais sortis de la main des hommes. Nos ennemis conviennent qu'il est très dangereux: cela prouve combien il est raisonnable.» Je lui promis de lire ce livre, et mon quaker me crut déjà converti.

Ensuite il me rendit raison en peu de mots de quelques singularités qui exposent cette secte au mépris des autres. «Avoue, dit-il, que tu as bien eu de la peine à t'empêcher de rire quand j'ai répondu à toutes tes civilités avec mon chapeau sur la tête et en te tutoyant; cependant tu me parais trop instruit pour ignorer que du temps de Christ aucune nation ne tombait dans le ridicule de substituer le pluriel au singulier. On disait à César-Auguste: Je t'aime, je te prie, je te remercie; il ne souffrait pas même qu'on l'appelât monsieur, dominus. Ce ne fut que longtemps après lui que les hommes s'avisèrent de se faire appeler vous au lieu de tu, comme s'ils étaient doubles, et d'ursuper les titres impertinents de grandeur, d'éminence, de sainteté, de divinité même, que des vers de terre donnent à d'autres vers de terre, en les assurant qu'ils sont avec un profond respect, et avec une fausseté infâme, leurs très humbles et très obéissants serviteurs. C'est pour être plus sur nos gardes contre cet indigne commerce de mensonges et de flatteries que nous tutoyons également les rois et les charbonniers, que nous ne saluons personne, n'ayant pour les hommes que de la charité, et du respect que pour les lois.

«Nous portons aussi un habit un peu différent des autres hommes, afin que ce soit pour nous un avertissement continuel de ne leur pas ressembler. Les autres portent les marques de leurs dignités, et nous celles de l'humilité chrétienne; nous fuyons les assemblées de plaisir, les spectacles, le jeu, car nous serions bien à plaindre de remplir de ces bagatelles des coeurs en qui Dieu doit habiter; nous ne faisons jamais de serments, pas même en justice; nous pensons que le nom du Très Haut ne doit pas être prostitué dans les débats misérables des hommes. Lorsqu'il faut que nous comparaissions devant les magistrats pour les affaires des autres (car nous n'avons jamais de procès), nous affirmons la vérité par un oui ou par un non, et les juges nous en croient sur notre simple parole, tandis que tant d'autres chrétiens se parjurent sur l'Évangile. Nous n'allons jamais à la guerre: ce n'est pas que nous craignions la mort: au contraire, nous bénissons le moment qui nous unit à l'Être des êtres; mais c'est que nous ne sommes ni loups, ni tigres, ni dogues, mais hommes, mais chrétiens. Notre dieu, qui nous a ordonné d'aimer nos ennemis et de souffrir sans murmure, ne veut pas sans doute que nous passions la mer pour aller égorger nos frères, parce que des meurtriers vêtus de rouge, coiffés d'un bonnet haut de deux pieds, enrôlent des citoyens en faisant du bruit avec deux petits bâtons sur une peau d'âne bien tendue. Et lorsque, après des batailles gagnées, tout Londres brille d'illuminations, que le ciel est enflammé de fusées, que l'air retentit du bruit des actions de grâces, des cloches, des orgues, des canons, nous gémissons en silence sur ces meurtres qui causent la publique allégresse.»



LETTRE II

SUR LES QUAKERS


Telle fut à peu près la conversation que j'eus avec cet homme singulier; mais je fus bien plus surpris quand, le dimanche suivant, il me mena à l'église des quakers. Ils ont plusieurs chapelles à Londres: celle où j'allai est près de ce fameux pilier que l'on. appelle le Monument. On était déjà assemblé lorsque j'entrai avec mon conducteur. Il y avait environ quatre cents hommes dans l'église, et trois cents femmes: les femmes se cachaient le visage; les hommes étaient couverts de leurs larges chapeaux; tous étaient assis, tous dans un profond silence. Je passai au milieu d'eux sans qu'un seul levât les yeux sur moi. Le silence dura un quart d'heure. Enfin un d'eux se leva, ôta son chapeau, et, après quelques soupirs, débita, moitié avec la bouche, moitié avec le nez, un galimatias tiré, à ce qu'il croyait, de l'Évangile, où ni lui ni personne n'entendait rien. Quand ce faiseur de contorsions eut fini son beau monologue, et que l'assemblée se fut séparée tout édifiée et toute stupide, je demandai à mon homme

pourquoi les plus sages d'entre eux souffraient de pareilles sottises. «Nous sommes obligés de les tolérer, me dit-il, parce que nous ne pouvons pas savoir si un homme qui se lève pour parler sera inspiré par l'esprit ou par la folie; dans le doute, nous écoutons tout patiemment, nous permettons même aux femmes de parler. Deux ou trois de nos dévotes se trouvent souvent inspirées à la fois, et c'est alors qu'il se fait un beau bruit dans la maison du Seigneur. — Vous n'avez donc point de prêtres? lui dis-je. — Non, mon ami, dit le quaker, et nous nous en trouvons bien.» Alors, ouvrant un livre de sa secte, il lut avec emphase ces paroles: «A Dieu ne plaise que nous osions ordonner à quelqu'un de recevoir le Saint-Esprit le dimanche à l'exclusion de tous les autres fidèles! Grâce au ciel, nous sommes les seuls sur la terre qui n'ayons point de prêtres. Voudrais-tu nous ôter une distinction si heureuse' Pourquoi abandonnerions-nous notre enfant à des nourrices mercenaires, quand nous avons du lait à lui donner?

Ces mercenaires domineraient bientôt dans la maison, et opprimeraient la mère et l'enfant. Dieu a dit: Vous avez recu gratis, donnez gratis. Irons-nous, après cette parole, marchander l'Évangile, vendre l'Esprit-Saint, et faire d'une assemblée de chrétiens une boutique de marchands? Nous ne donnons point d'argent à des hommes vêtus de noir pour assister nos pauvres, pour enterrer nos morts, pour prêcher les fidèles: ces saints emplois nous sont trop chers pour nous en décharger sur d'autres.

- Mais comment pouvez-vous discerner, insistai-je, Si c'est l'esprit de Dieu qui vous anime dans vos discours? — Quiconque, dit-il, priera Dieu de l'éclairer, et qui annoncera des vérités évangéliques qu'il sentira, que celui-là soit sûr que Dieu l'inspire.»

Alors il m'accabla de citations de l'Écriture qui démontraient, selon lui, qu'il n'y a point de christianisme sans une révélation immédiate, et il ajouta ces paroles remarquables: «Quand tu fais mouvoir un de tes membres, est-ce ta propre force qui le remue? Non, sans doute, car ce membre a souvent des mouvements involontaires. C'est donc celui qui a créé ton corps qui meut ce corps de terre. Et les idées que reçoit ton âme, est-ce toi qui les formes' Encore moins, car elles viennent malgré toi. C'est donc le Créateur de ton âme qui te donne ces idées; mais, comme il a laissé à ton coeur la liberté, il donne à ton esprit les idées que ton coeur mérite; tu vis dans Dieu, tu agis, tu penses dans Dieu: tu n'as donc qu'à ouvrir les yeux à cette lumière qui éclaire tous les hommes, alors tu verras la vérité, et la feras voir. — Eh! voilà le P. Malebranche tout pur! m'écriai-je. — Je connais ton Malebranche, dit-il, il était un peu quaker, mais il ne l'était pas assez.»

Ce sont là les choses les plus importantes que j'ai apprises touchant la doctrine des quakers. Dans la première lettre, vous aurez leur histoire, que vous trouverez encore plus singulière que leur doctrine.


LETTRE III

SUR LES QUAKERS


Vous avez déjà vu que les quakers datent depuis Jésus-Christ, qui, selon eux, est le premier quaker. La religion, disent-ils, fut corrompue presque après sa mort, et resta dans cette corruption environ seize cents années; mais il y avait toujours quelques quakers cachés dans le monde, qui prenaient soin de conserver le feu sacré éteint partout ailleurs, jusqu'à ce qu'enfin cette lumière s'étendit en Angleterre en l'an 1642.

Ce fut dans le temps que trois ou quatre sectes déchiraient la Grande-Bretagne par des guerres civiles entreprises au nom de Dieu qu'un nommé George Fox, du comté de Leicester, fils d'un ouvrier en soie, s'avisa de prêcher en vrai apôtre, à ce qu'il prétendait, c'est-à-dire sans savoir ni lire ni écrire; c'était un jeune homme de vingt-cinq ans, de moeurs irréprochables, et saintement fou. Il était vêtu de cuir depuis les pieds jusqu'à la tête; il allait de village en village criant contre la guerre et contre le clergé. S'il n'avait prêché que contre les gens de guerre, il n'avait rien à craindre; mais il attaquait les gens d'église: il fut bientôt mis en prison. On le mena à Darby devant le juge de paix. Fox se présenta au juge avec son bonnet de cuir sur la tête. Un sergent lui donna un grand soufflet, en lui disant: «Gueux, ne sais-tu pas qu'il faut paraître tête nue devant monsieur lejuge?» Fox tendit l'autre joue, et pria le sergent de vouloir bien lui donner un autre soufflet pour l'amour de Dieu. Le ju


ge de Darby voulut lui faire prêter serment avant de l'interroger. «Mon ami, sache, dit-il au juge, que je ne prends jamais le nom de Dieu en vain.» Le juge, en colère d'être tutoyé, et voulant qu'on jurât, l'envoya aux petites-maisons de Darby pour y être fouetté. Fox alla, en louant Dieu, à l'hôpital des fous, où l'on ne manqua pas d'exécuter la sentence à la rigueur. Ceux qui lui infligèrent la pénitence du fouet furent bien surpris quand il les pria de lui appliquer encore quelques coups de verges pour le bien de son âme. Ces messieurs ne se firent pas prier; Fox eut sa double dose, dont il les remercia très cordialement; puis il se mit à les prêcher. D'abord on rit, ensuite on l'écouta; et, comme l'enthousiasme est une maladie qui se gagne, plusieurs furent persuadés, et ceux qui l'avaient fouetté devinrent ses premiers disciples.

Délivré de la prison, il courut les champs avec une douzaine de prosélytes, prêchant toujours contre le clergé, et fouetté de temps en temps. Un jour, étant mis au pilori, il harangua tout le peuple avec tant de force qu'il convertit une cinquantaine d'auditeurs, et mit le reste tellement dans ses intérêts qu'on le tira en tumulte du trou ou il était; on alla chercher le curé anglican dont le crédit avait fait condamner Fox à ce supplice, et on le piloria à sa place.

Il osa bien convertir quelques soldats de Cromwell, qui renoncèrent au métier de tuer, et refusèrent de prêter le serment. Cromwell ne voulait pas d'une secte où l'on ne se battait point, de même que Sixte-Quint augurait mal d'une secte dove non si chiavava. Il se servit de son pouvoir pour persécuter ces nouveaux venus. On en remplissait les prisons; mais les persécutions ne servent presque jamais qu'à faire des prosélytes. Ils sortaient de leurs prisons affermis dans leur créance, et suivis de leurs geôliers, qu'ils avaient convertis. Mais voici ce qui contribua le plus à étendre la secte. Fox se croyait inspiré. Il crut par conséquent devoir parler d'une manière différente des autres hommes. Il se mit à trembler, à faire des contorsions et des grimaces, à retenir son haleine, à la pousser avec violence; la prêtresse de Delphes n'eût pas mieux fait. En peu de temps il acquit une grande habitude d'inspiration, et bientôt après il ne fut guère en son pouvoir de parler autrement. Ce fut le premier don qu'il co

mmuniqua à ses disciples. Ils firent de bonne foi toutes les grimaces de leur maître, ils tremblaient de toutes leurs forces au moment de l'inspiration. De là ils eurent le nom de quakers, qui signifie trembleurs. Le petit peuple s'amusait à les contrefaire. On tremblait, on parlait du nez, on avait des convulsions, et on croyait avoir le Saint-Esprit. Il leur fallait quelques miracles, ils en firent.

Le patriarche Fox dit publiquement à un juge de paix, en présence d'une grande assemblée: «Ami, prends garde à toi, Dieu te punira bientôt de persécuter les saints.» Ce juge était un ivrogne qui s'enivrait tous les jours de mauvaise bière et d'eau-de-vie: il mourut d'apoplexie deux jours après, précisément comme il venait de signer un ordre pour envoyer quelques quakers en prison. Cette mort soudaine ne fut point attribuée à l'intempérance du juge; tout le monde la regarda comme un effet des prédictions du saint homme.

Cette mort fit plus de quakers que mille sermons et autant de convulsions n'en auraient pu faire. Cromwell, voyant que leur nombre augmentait tous les jours, voulut les attirer à son parti: il leur fit offrir de l'argent, mais ils furent incorruptibles; et il dit un jour que cette religion était la seule contre laquelle il n'avait pu prévaloir avec des guinées.

Ils furent quelquefois persécutés sous Charles II, non pour leur religion, mais pour ne vouloir pas payer les dîmes au clergé, pour tutoyer les magistrats, et refuser de prêter les serments prescrits par la loi.

Enfin Robert Barclay, Écossais, présenta au roi, en 1675, son Apologie des Quakers, ouvrage aussi bon qu'il pouvait l'être. L'épître dédicatoire à Charles II contient, non de basses flatteries, mais des vérités hardies et des conseils justes. «Tu as goûté, dit-il à Charles à la fin de cette épître, de la douceur et de l'amertume, de la prospérité et des plus grands malheurs; tu as été chassé des pays où tu règnes; tu as senti le poids de l'oppression, et tu dois savoir combien l'oppresseur est détestable devant Dieu et devant les hommes. Que si, après tant d'épreuves et de bénédictions, ton coeur s'endurcissait et oubliait le Dieu qui s'est souvenu de toi dans tes disgrâces, ton crime en serait plus grand, et ta condamnation plus terrible. Au lieu donc d'écouter les flatteurs de ta cour, écoute la voix de ta conscience, qui ne te flattera jamais. Je suis ton fidèle ami et sujet Barclay.»

Ce qui est plus étonnant, c'est que cette lettre, écrite à un roi par un particulier obscur, eut son effet, et que la persécution cessa.



LETTRE IV.



SUR LES QUAKERS.


Environ ce temps parut l'illustre Guillaume Penn, qui établit la puissance des quakers en Amérique, et qui les aurait rendus respectables en Europe si les hommes pouvaient respecter la vertu sous les apparences ridicules: il était fils unique du chevalier Penn, vice-amiral d'Angleterre, et favori du duc d'York, depuis Jacques II.

Guillaume Penn, à l'âge de quinze ans, rencontra un quaker à Oxford, où il faisait ses études; ce quaker le persuada, et le jeune homme, qui était vif, naturellement éloquent, et qui avait de l'ascendant dans sa physionomie et dans ses manières, gagna bientôt quelques-uns de ses camarades. Il établit insensiblement une société de jeunes quakers qui s'assemblaient chez lui; de sorte qu'il se trouva chef de la secte à l'âge de seize ans.

De retour chez le vice-amiral son père au sortir du collège, au lieu de se mettre à genoux devant lui, et de lui demander sa bénédiction, selon l'usage des Anglais, il l'aborda le chapeau sur la tête, et lui dit: «Je suis fort aise, l'ami, de te voir en bonne santé.» Le vice-amiral crut que son fils était devenu fou; il s'aperçut bientôt qu'il était quaker. Il mit en usage tous les moyens que la prudence humaine peut employer pour l'engager à vivre comme un autre; le jeune homme ne répondit à son père qu'en l'exhortant à se faire quaker lui-même.

Enfin le père se relâcha à ne lui demander autre chose sinon qu'il allât voir le roi et le duc d'York le chapeau sous le bras, et qu'il ne les tutoyât point. Guillaume répondit que sa conscience ne le lui permettait pas, et le père, indigné et au désespoir, le chassa de sa maison. Le jeune Penn remercia Dieu de ce qu'il souffrait déjà pour sa cause: il alla prêcher dans la cité, il y fit beaucoup de prosélytes.

Les prêches des ministres s'éclaircissaient tous les jours, et comme Penn était jeune, beau et bien fait, les femmes de la cour et de la ville accouraient dévotement pour l'entendre. Le patriarche George Fox vint, du fond de l'Angleterre, le voir à Londres sur sa réputation; tous deux résolurent de faire des missions dans les pays étrangers. Ils s'embarquèrent pour la Hollande, après avoir laissé des ouvriers en assez bon nombre pour avoir soin de la vigne de Londres. Leurs travaux eurent un heureux succès à Amsterdam; mais ce qui leur fit le plus d'honneur, et ce qui mit le plus leur humilité en danger fut la réception que leur fit la princesse palatine Élisabeth, tante de George Ier, roi d'Angleterre, femme illustre par son esprit et par son savoir, et à qui Descartes avait dédié sou roman de philosophie.

Elle était alors retirée à la Haye, où elle vit les amis, car c'est ainsi qu'on appelait alors les quakers en Hollande; elle eut plusieurs conférences avec eux; ils prêchèrent souvent chez elle, et s'ils ne firent pas d'elle une parfaite quakeresse, ils avouèrent au moins qu'elle n'était pas loin du royaume des cieux.

Les amis semèrent aussi en Allemagne, mais ils y recueillirent peu. On ne goûta pas la mode de tutoyer dans un pays où il faut prononcer toujours les termes d'altesse et d'excellence. Penn repassa bientôt en Angleterre, sur la nouvelle de la maladie de son père; il vint recueillir ses derniers soupirs. Le vice-amiral se réconcilia avec lui, et l'embrassa avec tendresse, quoiqu'il fût d'une différente religion; mais Guillaume l'exhorta en vain à ne point recevoir le sacrement, et à mourir quaker; et le vieux bonhomme recommanda inutilement à Guillaume d'avoir des boutons sur ses manches et des ganses à son chapeau.

Guillaume hérita de grands biens, parmi lesquels il se trouvait des dettes de la couronne pour des avances faites par le vice-amiral dans des expéditions maritimes. Rien n'était moins assuré alors que l'argent dû par le roi: Penn fut obligé d'aller tutoyer Charles II et ses ministres plus d'une fois pour son paiement. Le gouvernement lui donna, en 1680, au lieu d'argent, la propriété et la souveraineté d'une province d'Amérique, au sud de Maryland: voilà un quaker devenu souverain. Il partit pour ses nouveaux États avec deux vaisseaux chargés de quakers qui le suivirent. On appela dès lors le pays Pensylvanie, du nom de Penn; il y fonda la ville de Philadelphie, qui est aujourd'hui très-florissante. Il commença par faire une ligue avec les Américains ses voisins: c'est le seul traité entre ces peuples et les chrétiens qui n'ait point été juré et qui n'ait point été rompu. Le nouveau souverain fut aussi le législateur de la Pensylvanie: il donna des lois très sages, dont aucune n'a été changée depuis lui. La p

remière est de ne maltraiter personne au sujet de la religion, et de regarder comme frères tous ceux qui croient un dieu.

À peine eut-il établi son gouvernement que plusieurs marchands de l'Amérique vinrent peupler cette colonie. Les naturels du pays, au lieu de fuir dans les forêts, s'accoutumèrent insensiblement avec les pacifiques quakers: autant ils détestaient les autres chrétiens conquérants et destructeurs de l'Amérique, autant ils aimaient ces nouveaux venus. En peu de temps ces prétendus sauvages, charmés de leurs nouveaux voisins, vinrent en foule demander à Guillaume Penn de les recevoir au nombre de ses vassaux. C'était un spectacle bien nouveau qu'un souverain que tout le monde tutoyait, et à qui on parlait le chapeau sur la tête, un gouvernement sans prêtres, un peuple sans armes, des citoyens tous égaux, à la magistrature près, et des voisins sans jalousie.

Guillaume Penn pouvait se vanter d'avoir apporté sur la terre l'âge d'or dont on parle tant, et qui n'a vraisemblablement existé qu'en Pensylvanie. Il revint en Angleterre pour les affaires; de son nouveau pays, après la mort de Charles II. Le roi Jacques, qui avait aimé son père, eut la même affection pour le fils, et ne le considéra plus comme un sectaire obscur, mais comme un très grand homme. La politique du roi s'accordait en cela avec son goût; il avait envie de flatter les quakers, en abolissant les lois contre les non-conformistes, afin de pouvoir introduire la religion catholique à la faveur de cette liberté. Toutes les sectes d'Angleterre virent le piège, et ne s'y laissèrent pas prendre; elles sont toujours réunies contre le catholicisme, leur ennemi commun. Mais Penn ne crut pas devoir renoncer à ses principes pour favoriser des protestants qui le haïssaient, contre un roi qui l'aimait. Il avait établi la liberté de conscience en Amérique, il n'avait pas envie de paraître vouloir la détruire en Eu

rope; il demeura donc fidèle à Jacques II, au point qu'il fut généralement accusé d'être jésuite. Cette calomnie l'affligea sensiblement; il fut obligé de s'en justifier par des écrits publics. Cependant le malheureux Jacques II, qui, comme presque tous les Stuart, était un composé de grandeur et de faiblesse, et qui, comme eux, en fit trop et trop peu, perdit son royaume sans qu'il y eût une épée de tirée, et sans qu'on put dire comment la chose arriva.

Toutes les sectes anglaises reçurent de Guillaume III et de son parlement cette même liberté qu'elles n'avaient pas voulu tenir des mains de Jacques. Ce fut alors que les quakers commencèrent à jouir, par la force des lois, de tous les privilèges dont ils sont en possession aujourd'hui. Penn, après avoir vu enfin sa secte établie sans contradiction dans le pays de sa naissance, retourna en Pensylvanie. Les siens et les Américains le reçurent avec des larmes de joie, comme un père qui revenait voir ses enfants. Toutes ses lois avaient été religieusement observées pendant son absence, ce qui n'était arrivé à aucun législateur avant lui. Il resta quelques annèes à Philadelphie; il en partit enfin malgré lui pour aller solliciter à Londres de nouveaux avantages en faveur du commerce des Pensylvains: il ne les revit plus; il mourut à Londres en 1718. Ce fut sous le règne de Charles II qu'ils obtinrent le noble privilège de ne jamais jurer, et d'être crus en justice sur leur parole. Le chancelier, homme d'esprit, l

eur parla ainsi: «Mes amis, Jupiter ordonna un jour que toutes les bêtes de somme vinssent se faire ferrer. Les ânes représentèrent que leur loi ne le permettait pas. — Eh bien! dit Jupiter, on ne vous ferrera point; mais au premier faux pas que vous ferez, vous aurez cent coups d'étrivières.»

Je ne puis deviner quel sera le sort de la religion des quakers en Amérique; mais je vois qu'elle dépérit tous les jours à Londres. Pour tout pays, la religion dominante, quand elle ne persécute point, engloutit à la longue toutes les autres. Les quakers ne peuvent être membres du parlement, ni posséder aucun office, parce qu'il faudrait prêter serment, et qu'ils ne veulent point jurer. Ils sont réduits à la nécessité de gagner de l'argent par le commerce; leurs enfants, enrichis par l'industrie de leurs pères, veulent jouir, avoir des honneurs, des boutons, et des manchettes; ils sont honteux d'être appelés quakers, et se font protestants pour être à la mode.

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