Croissance infinie et déplacements de populations, l’aveuglement de l’Occident

Jean Gadbois

La rentrée parlementaire et le remaniement ministériel au Québec auraient pu offrir l’occasion d’un examen lucide de nos choix de société. Mais, comme ailleurs en Occident, le débat public préfère tourner autour des symptômes plutôt que des causes de ce que nous voulons changer. Nous aimons accuser la mauvaise gestion de l’État ou les quotas d’immigration, la laïcité ou Donald Trump, de nous empêcher de tourner en rond — rareté des logements, pression sur les services publics, fractures identitaires, tarifs douaniers — ils sont réels et nous devons les affronter. Or, la vérité la plus dérangeante se trouve ailleurs : dans notre addiction collective à la croissance infinie.

L’Occident s’est mué en machine à désirer. Nos berceaux se vident, mais nos marchés exigent toujours plus de bras et de ventres pour alimenter le banquet consumériste. Ce n’est pas seulement par humanisme « d’inclusion », religieux ou politique, que les frontières s’ouvrent. Même à Gaza, « The Great trust » a besoin de nouveaux consommateurs, de loyers supplémentaires, de dettes à contracter, de flux à entretenir. 

Nous avons troqué la communauté pour le marché, le bien-vivre pour le bien-vendre. Nous osons dénoncer les tensions de l’immigration, mais jamais l’idéologie de la croissance qui la rend nécessaire : l’étranger devient l’écran commode derrière lequel nous cachons notre propre fantasme. Ce déni, en Occident, est devenu une seconde nature.

Au Québec, le discours est bien rodé : vieillissement démographique, pénuries de main-d’œuvre, nécessité d’attirer des travailleurs étrangers. Mais ce n’est souvent qu’une paresse intellectuelle. Au lieu d’investir dans notre productivité, notre capital humain et nos entreprises locales, nous gonflons artificiellement la population. Résultat : nous croyons bâtir la prospérité, mais nous fabriquons une subordination, surtout aux investisseurs étrangers, renforcée par la péréquation fédérale et par une culture d’assistanat qui nous maintient sous perfusion. 

Banquiers, industrie, marchés, patronat et chambres de commerce, tout comme les puissants syndicats, engrangent puis, à grands coups de bureaucrates et de « top guns », on nous redistribue ensuite la richesse.

Ce modèle n’est pas le fruit du hasard. Il correspond aux prescriptions des grands cabinets-conseils — McKinsey, BCG, Bain & Company — nouveaux prêtres d’un capitalisme qui rêve de courbes ascendantes et d’échelles infinies. Pour eux, l’immigration ou le déplacement de populations n’est pas un projet humain, mais une variable statistique : leur salut.

Le paradoxe est cruel. Moins de consommation signifierait moins de besoins, donc moins de main-d’œuvre importée. Mais qui ose dire à l’Occident repu qu’il doit réduire ses appétits ? Qui rappelle que le vrai progrès consiste parfois à ralentir, à alléger, à réapprendre l’art de nous suffire ? Et de ne pas souffler sur les braises de l’environnement ?

Et ce tabou a un coût moral. En attirant les forces vives des pays pauvres pour combler nos besoins égoïstes, nous contribuons à les maintenir dans leur misère. Nous privons ces sociétés de leurs jeunes, de leurs soignants, de leurs ingénieurs — puis nous envoyons une aide internationale, fût-elle sous la forme de « la nouvelle Riviera du Moyen-Orient », comme si elle compensait la spoliation. Sous couvert de grandeur d’âme et « d’équité », nous entretenons la dépendance réciproque : eux de notre argent, nous de leurs bras.

On nous répète que plus de consommateurs font baisser les prix grâce aux économies d’échelle. C’est peut-être vrai dans les équations sèches des économistes. Mais le bas prix se paie cher en perte de culture, de cohésion, de mémoire. Puis il augmente encore. Nous vivons dans des mégapoles saturées, mais vides de sens. Ce que nous gagnons en volume, nous le perdons en profondeur humaine.

Or, l’immigration n’est pas en soi à craindre, au contraire. Elle peut enrichir, innover, rajeunir des sociétés vieillissantes. Mais elle cesse d’être une promesse quand elle est réduite à une mécanique économique d’algorithmes. L’accueil demande plus : il exige une vision de la citoyenneté, de nos limites, une réciprocité véritable. Sinon le ressentiment risque de se radicaliser : c’est là une constante de l’Histoire que l’on peine aujourd’hui à enseigner « comme du monde. »

La vraie question est donc : voulons-nous rester prisonniers d’une civilisation de croissance ? Continuerons-nous à camoufler nos excès derrière l’alibi humanitaire naïf ou aurons-nous le courage d’affronter notre propre voracité ? Tant que nous refuserons de briser ce miroir, nous accuserons l’étranger d’être l’intrus. Mais l’intrus véritable, c’est notre appétit insatiable.

L’immigration massive n’est pas le problème. Elle est le symptôme. La maladie, plus intime et plus inavouable, ne serait-elle pas notre peur viscérale de la régulation disciplinée de la croissance, de la sobriété ? … au détriment même de notre autonomie.

À lire également du même auteur

Éducation au Québec, les racines d’une illusion
L’éducation ne se situe pas en amont de la société, ce n’est pas elle qui la définit. C’est exactement le contraire, c’est la société qui définit l’école qu’elle souhaite. Idéologique, lécole qu’elle génère est ultimement celle qu’elle mér

Alerte à la complaisance organisée et à la négligence scolaire
Le système d’éducation québécois met en danger la jeunesse, estiment deux professeurs de l’enseignement supérieur.




L'Agora - Textes récents

  • Vient de paraître

    Lever le rideau, de Nicolas Bourdon, chez Liber

    Notre collaborateur, Nicolas Bourdon, vient de publier Lever de rideau, son premier recueil de nouvelles. Douze nouvelles qui sont enracinées, pour la plupart, dans la réalité montréalaise. On y retrouve un sens de la beauté et un humour subtil, souvent pince-sans-rire, qui permettent à l’auteur de nous faire réfléchir en douceur sur les multiples obstacles au bonheur qui parsèment toute vie normale.

  • La nouvelle Charte des valeurs de Monsieur Drainville

    Marc Chevrier
    Le gouvernement pourrait décider de ressusciter l'étude du projet de loi 94 déposé par le ministre de l'Éducation, Bernard Drainville. Le projet de loi 94 essaie d’endiguer, dans l’organisation scolaire publique québécoise, toute manifestation du religieux ou de tout comportement ou opinion qui semblerait mû par la conviction ou la croyance religieuse.

  • Billets de Jacques Dufresne

    J'ai peur – Jour de la Terre, le pape François, Pâques, les abeilles – «This is ours»: un Texan à propos de l'eau du Canada – Journée des femmes : Hypatie – Tarifs etc: économistes, éclairez-moi ! – Musk : danger d'être plus riche que le roi – Zelensky ou l'humiliation-spectacle – Le christianisme a-t-il un avenir?

  • Majorité silencieuse

    Daniel Laguitton
    2024 est une année record pour le nombre de personnes appelées à voter, mais c'est malheureusement aussi l’année où l'abstentionnisme aura mis la démocratie sur la liste des espèces menacées.

  • De Pierre Teilhard de Chardin à Thomas Berry : un post-teilhardisme nécessaire

    Daniel Laguitton
    Un post-teilhardisme s'impose devant l'évidence des ravages physiques et spirituels de l'ère industrielle. L'écologie intégrale exposée dans les ouvrages de l'écothéologien Thomas Berry donne un cadre à ce post-teilhardisme.

  • Réflexions critiques sur J.D. Vance du point de vue du néothomisme québécois

    Georges-Rémy Fortin
    Les propos de J.D. Vance sur l'ordo amoris chrétien ne sont somme toute qu'une trop brève référence à une théorie complexe. Ce mince verni intellectuel ne peut cacher un mépris égal pour l'humanité et pour la philosophie classique.

  • François, pape de l’Occident lointain

    Marc Chevrier
    Selon plusieurs, François a été un pape non occidental parce qu'il venait d'Amérique latine. Ah bon ? Cette Amérique se tiendrait hors de l'Occident ?

  • L'athéisme, religion des puissants

    Yan Barcelo
    L’athéisme peut-il être moral? Certainement. Peut-il fonder une morale? Moins certain, car l’athéisme porte en lui-même les semences de la négation de toute moralité.

  • Entre le bien et le mal

    Nicolas Bourdon
    Une journée d’octobre splendide, alors que je revenais de la pêche, Jermyn me fit signe d’arrêter. « Attends ! J&

  • Le racisme imaginaire

    Marc Chevrier
    À propos des ouvrages de Yannick Lacroix, Erreur de diagnostic et de François Charbonneau, L'affaire Cannon

  • Le capitalisme de la finitude selon Arnaud Orain

    Georges-Rémy Fortin
    Nous sommes entrés dans l'ère du capitalisme de la finitude. C'est du moins la thèse que Arnaud Orain dans son récent ouvrage, Le monde confisqué