Gustave Thibon ou le réalisme étoilé
Pages tirées de La raison et la vie, (Liber, 2019) livre où je déroule le fil conducteur de l’Ecyclopédie de l’Agora.
Hélène avait fait la connaissance de Thibon dans le cadre des conférences que l’Alliance française organisait dans les principales villes du Québec. À Sherbrooke, ses parents faisaient partie du comité de cet organisme et recevaient les écrivains à l’issue de leur conférence. Des liens d’amitié se créèrent entre Thibon et mes beaux-parents et Hélène fut invitée par la suite dans sa famille lors d’un voyage en France. Elle apportait dans ses bagages des textes de moi auxquels il accorda une extrême attention.
J’ai rencontré Thibon en 1961 à la fin de l’une de ses tournées de conférences au Québec. Il devait rentrer en France quelques jours avant que ne s’achève mon séjour en Amérique du Sud. Hélène m’a avisé de la chose par un télégramme et par un incroyable hasard, j’ai pu changer mes billets d’avion et revenir à temps pour le rencontrer. Je me suis timidement présenté à lui à l’issue de sa dernière conférence. Il m’a accueilli avec une attention dont j’ai senti la réalité dans sa chaleureuse accolade, comme s’il me connaissait depuis toujours. La mot rencontre a alors pris pour moi un sens qui aurait réjoui Gabriel Marcel. « J’ai tenté naguère, écrit-il au début de sa préface à Diagnostics, d’attirer l’attention des philosophes sur ce mystère de la rencontre, dont la pensée des spécialistes tend à se détourner comme de tout ce qui est contingent, et, ajouterai-je, de tout ce qui nourrit l’âme. »
Ce fut le début d’une amitié indéfectible à l’égard du jeune couple (nous étions fiancés) qui projetait de poursuivre ses études en France. J’avais obtenu une bourse du Conseil des Arts du Canada et en 1963, quelques mois après notre mariage, nous nous envolions vers l’Europe. L’accueil de Thibon et de sa famille fut tel que nous furent évités les aléas de l’émigration dans un nouveau pays. À la suggestion de Thibon, je m’inscrivis au doctorat en philosophie à l’Université de Dijon, sous la direction de Jeanne Parain-Vial, professeur de philosophie. Sa famille était liée à celle de Thibon et cela nous valut de sa part une constante et généreuse hospitalité. Elle recevait Gabriel Marcel dont elle était une disciple et nous le présenta.
« J’admirai, dira Gabriel Marcel à propos de Thibon, toujours dans la préface de Diagnostics, l’extraordinaire vitalité de la pensée une pensée réaliste au sens le plus plein du terme — mais aussi le bonheur des formules. Il en est de fulgurantes : « Dans tous les domaines, celui qui gaspille le plus donne le moins…L’homme économe nourrit l’avenir, le gaspilleur le vampirise. »
« Au sens le plus fort du mot, ajoute Gabriel Marcel, Thibon est un autodidacte. Il n’a pas d’autres diplômes, à ma connaissance, que le certificat d’études primaires. » Je préciserais qu’il a été un autodidacte bien entouré et bien nourri. Son père était un de ces paysans de la vieille France qui connaissaient le latin. Il aimait aussi la poésie, celle des Parnassiens en particulier; on lui doit même quelques vers, comme ceux-ci, qui évoquent bien l’été méridional :
« Et le tressaillement des choses invisibles
Répandait sur les champs un voile de rumeurs. »
Son père récitait souvent des vers à sa mère quand elle était enceinte de lui. Servi par une mémoire prodigieuse, il allait vivre quotidiennement de poésie et en faire vivre ses proches. Sans tirer une théorie de ces faits, on peut au moins y voir un lien entre la vitalité et la connaissance et comprendre pourquoi, dans la langue française le mot nourriture a précédé le mot culture pour désigner les choses de l’esprit.
« Il vint un moment poursuit Gabriel Marcel où la passion du savoir s’abattit sur ce petit cultivateur. » On ne saurait mieux dire. « Sans jamais délaisser son travail, il trouva le moyen d’apprendre tout seul le latin à fond, le grec, l’allemand et les mathématiques, de lire les philosophes et les poètes. Il sait des milliers de vers par cœur. » « J’ai mangé quand j’ai eu soif » dira Thibon pour enlever tout faux mystère autour de son intelligence exceptionnelle. Ce qui, à la lumière de ce qu’il a lui-même écrit dans Diagnostics, sur la vie urbaine et le surmenage affectif, apporte un éclairage singulier sur le monde actuel
« L'homme est de plus en plus débordé d'excitations et de plus en plus séparé des sources cosmiques et spirituelles de la richesse intérieure. Il n'a plus d'âme à prêter aux réactions innombrables que l'ambiance lui arrache : tiraillé, sollicité en tous sens, il se réfugie sur le seul plan où ses capacités de réaction soient presque indéfinies: celui de l'automatisme et du rêve. Là, il est inépuisable en réactions vides et frelatées comme la planche à billets est inépuisable en fausse monnaie ! L'automatisme résorbe son travail, et ses affections, ses joies, ses passions prennent la pâleur, la mobilité, la légèreté du songe. À ce degré, on peut se disperser presque sans limite, vibrer à tous les souffles, servir d'écho à tous les bruits. L'activité extérieure et les sentiments ne comportent plus cet engagement profond, ce don épuisant de tout l'être, propres à l'action authentique, à l'action humaine. »
J’étais déjà convaincu que les études doivent être intégrées à la vie. Je le serai davantage après avoir lu, relu, médité ce diagnostic. On en retrouvera ensuite l’équivalent chez de nombreux auteurs, de Guy Debord à Daniel Boorstin à Neil Postman et d’une manière plus technique chez les experts qui étudient l’impact des médias sociaux et des jeux vidéo. Il nous rappelle que la faim authentique de connaissances peut difficilement se faire sentir sous le bombardement d’informations plus ou moins frelatées. On s’éloigne de plus en plus « de cet engagement profond, ce don épuisant de tout l'être, propres à l'action authentique, à l'action humaine. » On est hyperactif en surface et passif en profondeur, tandis qu’un accomplissement comme celui de Gustave Thibon suppose l’action en profondeur et la tranquillité en surface. On devine quelle pouvait être la tranquillité dans cette campagne ardéchoise qui n’avait guère changé depuis l’époque romaine. Mais tous les petits paysans de France, n’ont, pas hors de l’école suivi G.T. vers les sommets. Encore fallait-il que ses parents lui donnent un avant-goût de cette poésie qui sera un jour l’objet de sa faim.
Il n’empêche qu’il y a là une leçon à tirer pour ces enfants d’aujourd’hui rivés à leurs écrans et présumés atteints du TDAH (Trouble de déficit d’attention avec ou sans hyperactivité). Avant de s’adresser à ses semblables, le Zarathoustra de Nietzsche passa dix ans dans une montagne où «il put jouir de son esprit et de solitude. » D’où cette idée de jeûne médiatique qui deviendra l’une des propositions que je formulerai en souriant au terme de la grande recherche sur les Inforoutes et l’avenir du Québec que l’Agora mènera de 1995 à 1998. Les événements me donneront raison. Le jeûne médiatique paraît en effet de plus en plus souhaitable pour tous ces enfants que d’habiles psychologues, au service d’entreprises milliardaires, enchaînent à des images défilant de plus en plus rapidement sous leurs yeux. [1]
Son réalisme, Thibon ne le perdra jamais, mais avec le temps cet élémentaire s’alliera de plus en plus au transcendant pour former un être humain harmonieux. C’est de réalisme ailé que l’on devrait parler à son sujet. « Quand le s’allie au désir, alors naît le mysticisme » Cette pensée de Nietzsche, est l’une de celles qu’il a le plus souvent citées.
Avant d’adhérer au catholicisme, Thibon s’était vivement intéressé à Hegel et d’autres philosophes allemands. Nietzsche était de ce nombre. Cette affinité entre les deux auteurs d’aphorismes n’a pas échappé à Gabriel Marcel : « De son aveu même, l’écrivain qui a exercé sur lui, peut-être avec Pascal, la plus profonde influence est probablement Nietzche; c’est trop peu dire, je suis enclin à penser que c’est Nietzche qui l’a révélé à lui-même; beaucoup d’aphorismes de Thibon sont nietzschéens et par la forme et par l’élan, par le nisus intérieur. »
« Que votre amoursoit de la pitié pour des dieux souffrants et voilés? » Qui est l’auteur de cette pensée?
Gardons-nous d’exagérer la dette de Thibon à l’égard de Nietzsche comme à l’égard des autres auteurs, y compris Victor Hugo, Ludwig Klages et Simone Weil, qui l’ont marqué profondément. Il ne cachait ni à lui-même ni à ses lecteurs, ses désaccords, profonds dans le cas de Klages et Hugo, superficiels dans le cas de Simone Weil; mais il le faisait humblement, sans jamais donner le sentiment de s’élever au-dessus d’eux pour les juger au nom d’une vérité supérieure à laquelle il aurait eu un accès privilégié. Il ne prononçait pas d’anathème, et pour les mêmes raisons profondes, il n’y a jamais d’idolâtrie dans ses plus hautes admirations.
Nietzsche était l’héritier de Pascal et avec lui des grands moralistes français, de La Rochefoucauld à Chamfort. Tous ils ont guidé Thibon vers la psychologie des hauteurs , cette aptitude à démasquer le mensonge à soi-même, à nettoyer, à rendre transparent le verre à travers lequel nous regardons le Soleil invisible; elle procède de la même lucidité que la psychologie des profondeurs mais s’en distingue par l’ascension qu’elle propose après la descente dans les oubliettes de l’inconscient.
Nietzsche: L’homme reporte sur les choses d’en haut des appétits terrestres non satisfaits. « Voyez avec quel air d’envie la chienne sensualité mendie un morceau d’esprit quand on lui refuse un morceau de chair… » Ce diagnostic qu’il fait sien, Thibon éprouve le besoin de l’inverser: L’homme trahit le vrai Dieu par une déification de l’objet de ses appétits terrestres : progrès, bonheur, puissance, records, richesse. Il fait sienne la lucidité réductrice de Nietzsche, mais il la complète par une lucidité affirmatrice Il entrevoit l’essentiel au-delà de ce qu’il voit, tandis que Nietzsche voit tout en-deçà de ce qu’il voit. Pour lui la foi n’est jamais assez terrestre. Thibon ne voit pas la nécessité de priver l’aigle de ses ailes pour le rapprocher de la terre. L’homme, dira l’auteur de Par-delà le bien et le mal, divinise ses lacunes. « Notre idéal c’est notre lacune. » Vrai répond l’auteur de L’ignorance étoilée mais il est tout aussi vrai que l’absence d’idéal magnifie les lacunes plutôt que de les supprimer. Dans le livre qu’il lui a consacré, il reprochera à Nietzsche de ne pas avoir eu de regard pour la Lumière qui lui permet d’apercevoir les caricatures des idéaux : « Nietzsche joue sur deux tableaux: il se sert d'abord de l'idéal le plus pur pour juger des falsifications concrètes de cet idéal ; ensuite, il prétexte de ces mêmes falsifications pour éliminer l'idéal qui vient de lui servir d'étalon.[2] »
On a pu voir en Nietzsche un précurseur de Freudet de la psychologie des profondeurs. Si Thibon s’est inspiré de Nietzsche et a tourné le dos à Freud, c’est parce qu’il a aperçu dans le premier un élan, des signes de vie ascendants, des ailes brisées certes, mais bien réelles, toutes choses absentes de la conception mécaniste de Freud.
D’où cette page de Le voile et le masque : « Max Scheler: “ La philosophie moderne, inspirée par le ressentiment, renverse l'ordre des choses. Elle joue à la baisse comme toute pensée qu'inspire une dépression vitale et interprète le vivant par analogie avec la mort, comme s'il n'était qu'un accident dans la mécanique du monde. ” Ce qui s'applique admirablement à la métaphysique issue de la psychanalyse. Klages avait souligné sa parenté avec l'atomisme psychologique de Herbart. Les “ pulsions ”, les “ affects ”, les “ traumas ”, y sont traités comme des éléments quasi mécaniques. Ignorance des synthèses et des hiérarchies qui sont le signe de la vie. Doctrine parfaitement organisée de l'inorganique. Les raisons de sa naissance et de son succès se répondent. Freud a été accueilli par son époque dans la mesure où il traduisait son époque. La part de vérité contenue dans son système tient à cette coïncidence. À mesure que l'homme se désintègre, la mécanique l'emporte de plus en plus en lui sur le vivant (c'est le cas par excellence pour la névrose avec ses blocages et ses refoulements), et il se reconnaît dans une doctrine qui rend compte de cette désagrégation intérieure. Car c'est l'âme qui fait l'harmonie et l'unité – et moins il y a d'âme, c'est-à-dire plus le psychisme tend à se décomposer en ses éléments, plus aussi l'analyse coïncide avec la vérité. Vérité d'en bas, mais vérité à ce niveau. Autrement dit, la lumière projetée par Freud sur un certain type d'humanité n'est que le reflet de ce même type dans l'observation et dans la pensée de Freud. Chaque époque a les “ penseurs ” qu'elle mérite : le texte dicte la traduction... »[3]
Voilà le cœur de la psychologie de Thibon, Il est nietzschéen en ce sens que Nietzsche et ses principaux interprètes allemands sur ce point, Scheler et Klages, ont placé la perte de la vitalité, sous le choc de la vision mécaniste du monde, au centre de leurs préoccupations.
Moralistes français, psychologues allemands; Thibon a donc adhéré au catholicisme alors qu’il était imprégné de tous les anticorps qui pouvaient le protéger contre ses virus. C’est pourquoi il m’a inspiré une telle confiance à un moment, le début de la révolution tranquille, où comme tant de mes compatriotes, j’étais tenté de réduire le catholicisme à l’étroitesse à laquelle il n’avait pas échappé au Québec.
Tout bénir, ne rien diviniser, pas même « Dieu cet être qu’on trahit rien qu’en le nommant » Ce sont ces paroles de Thibon qui me viennent spontanément à l’esprit quand je pense au rapport à Dieu. Il m’a révélé à moi-même cette soif d’absolu que j’éprouvais dans le clair-obscur. Elle était le lieu de notre foi commune, universelle, sans cesser d’être d’abord chrétienne. Adolescent, j’adhérais à la preuve ontologique de l’existence de Dieu : Si l’idée de perfection habite l’être imparfait que je suis, c’est qu’un Dieu l’a déposée en moi. La soif d’absolu est la preuve ontologique vécue, incarnée.
« Deux choses, écrit Thibon, me restent et me relient à la source à travers mes épaisseurs sans fond de bassesse et de mensonge : l'admiration et la tendresse, le frisson du regard devant la beauté du monde, le brisement: du cœur devant la misère de l'homme. C'est par là que j'existe : tout le reste n'est qu'illusion et péché. » [4]
C’est par son identification à cette parcelle de divinité au fond de lui que Thibon se rattache à l’universel, à ce qu’il appelle les invariants, en donnant comme exemples Marc-Aurèle ou le Tao. « Le Tao, les grands textes de Platon, Marc Aurèle, saint Jean de la Croix n'ont pas vieilli et ne vieilliront jamais. La Cité des âmes est invulnérable au temps. » Mais c’est aussi par là qu’il se sépare de ceux, très nombreux parmi ses contemporains, pour qui cette étincelle de divinité est une illusion et qui, plutôt que d’un retour à la source éternelle, rêvent d’un perfectionnement continue de l’homme par l’homme dans le temps.
Plusieurs voient là un triomphe de la raison sur les mécanismes de compensation, Thibon y voit un appauvrissement de la substance humaine qui l’amène à se demander « s’il reste dans l’homme assez de substance pour qu’un dieu, quel qu’il soit puisse y germer. » Germer. Cette métaphore dit l’essentiel : substance ici est synonyme de vie, d’une vie menacée dans l’homme et hors de l’homme par la machine et ses artifices. Dieu est la Vie, en plus d’être la Voie et la Vérité. Point d’avenir pour la vie si elle reste coupée de sa Source.
Thibon mettait ainsi ses contemporains devant la douloureuse hypothèse d’une « double minéralisation», celle du paysage intérieur et celle du paysage extérieur. Il les invitait par-là même, « à choisir entre une éternité sans avenir et un avenir sans éternité ». Personne après lui ne poussera plus loin la critique du progrès.[5]
Le même homme avait déjà accompli pour son propre compte et sans révolte ce nettoyage philosophique du catholicisme qu’il appelait de ses vœux de concert avec Simone Weil.
« Tout ce qui n’est pas de l’éternité retrouvée est du temps perdu » écrira un jour Thibon. Passéiste ? C’est un reproche qu’on lui adressé. Voici sa réponse à cette question :
« Moi, le nostalgique du passé, je ne voudrais pour rien au monde vivre dans le meilleur des siècles précédents. De toute mon âme, je préfère vivre dans ce présent dont je ne cesse de dénoncer les misères. Pourquoi? - Parce que ce siècle des « masses» est aussi le siècle des vraies élites, des aristocrates de l'âme (j'entends ici : ceux qui sont gouvernés parle meilleur d'eux-mêmes) à qui la lumière se propose sans s'imposer.
L'homme du passé - je pense par exemple au Moyen Âge - recevait plus de lumière que nous, mais cette lumière tombait sur lui par les voies de la pesanteur sociale : condition-nement par l'éducation, les mœurs, les coutumes... Derrière l'Apôtre, porte-voix de Dieu, se cachaient le César, porte-glaive du même Dieu et l'Inquisiteur, gardien de l'intégrité d'une foi garantie par la violence. Aujourd'hui, la disjonction s'est opérée entre la lumière divine et la pesanteur sociale. Le social est devenu l'idole absolue, sans alliage divin: le César et l'Inquisiteur sont uniquement au service du « gros animal». Alors, ceux qui choisissent Dieu choisissent vraiment Dieu, dans sa transparence et sa vertigineuse faiblesse...
Mais demain, combien seront encore capables de ce choix ? Ceux-là seuls qui auront tout de même reçu des traditions du passé assez de lumière pour résister aux pesanteurs du présent...»[6]
Voici un autre exemple du style de Thibon, je le trouve en ouvrant un de ses livres au hasard : « À la mort, le masque tombera du visage de l’homme et le voile du visage de Dieu. »[7] et le sens de la formule, les deux sont indissociables, transforment son message en une flèche acérée qui pénètre en profondeur cette cire longtemps assimilée à la mémoire. De tels auteurs, Nietzsche en est un autre, donnent à leurs lecteurs cette mémoire qu’ils possèdent eux-mêmes en sur abondance.
Dans le cas de Thibon, pour ce qui est de la poésie, cette mémoire paraissait sans limites. Gabriel Marcel aurait pu être plus précis : Thibon savait des milliers de vers en provençal, de Mistral notamment, autant en italien de Dante et encore plus en français dans Victor Hugo, poète avec lequel il avait de telles affinités qu’il semblait lui suffire de le lire une fois pour ne s’en souvenir à jamais. Je l’ai souvent entendu dire des poèmes de saint Jean de la Croix et de Garcia Lorca en espagnol, de Novalis en allemand.
Mais la quantité ici ne doit pas nous détourner de l’essentiel. On dit de Von Neumann, le célèbre ingénieur allemand, qu’il pouvait apprendre par cœur rapidement une page complète de l’annuaire téléphonique de New-York. Thibon n’aurait peut-être pas été capable d’une telle prouesse à supposer qu’elle l’eût intéressé. En poésie, il ne retenait que ce qu’il aimait et son goût était parfaitement sûr. Il apportait une preuve expérimentale à la thèse de Rivarol selon laquelle «la mémoire est toujours aux ordres du cœur ». Aux ordres du cœur dans deux sens bien distincts : conserver au centre de soi ce qu’on a aimé et le faire descendre de la tête vers le cœur, le transformant ainsi en nourriture.
Si après tant d’autres commentateurs, j’évoque ainsi la mémoire de Thibon, c’est pour souligner le fait que ce méditerranéen, comme Homère et comme les auteurs de la Bible et de la légende de Gilgamesh, m’est apparu comme l’un des derniers représentants de la culture orale. Ce qui m’a aidé à comprendre les effets du transfert de la mémoire du corps humain vers des supports extérieurs, l’écriture d’abord, les diverses techniques d’enregistrement et maintenant les ordinateurs, dont le GPS.
Que savons-nous de ce que la culture orale a apporté à l’humanité? Si l’on présume que la mémoire est naturellement sélective, ne serait-ce qu’en raison des efforts qu’elle exige, on peut aussi affirmer que la culture orale, du moins chez certains peuples choyés, filtrait admirablement ce qui montait à la conscience des individus, ne laissant passer que ce qui pouvait les nourrir et les élever. C’est du moins l’effet que la mémoire poétique de Thibon a eu sur moi. Les bribes que j’en ai retenues sont mon bien le plus précieux. Elles font partie de mon humus intérieur.
La mémoire existe toujours, elle ne semble pas quitter les humains au fur et à mesure qu’elle est délocalisée vers l’écriture et les machines. Certains adolescents accrocs des écrans savent sans doute par cœur autant de chansons que Thibon savait de poèmes à leur âge. Il faut seulement se demander si le filtre dans leur cas remplit aussi bien sa fonction que dans le cas de la culture orale.
Le folklore dont les aînés d’aujourd’hui conservent le souvenir pouvait être vaste, mais il demeurait bien circonscrit par rapport à la déferlante musicale d’aujourd’hui. Quant aux chansons typiques offertes de toutes parts à la mémoire, ont-elles la même valeur que celles qui avaient passé le filtre du folklore? La sélection se fait-elle toujours ? Comment ? La popularité des chansons de Leonard Cohen après sa mort est-elle une indication de la tendance générale?
Dans un tel contexte nous avons intérêt à relire et à méditer le passage du Phèdre où Platon explicite les craintes que lui inspire l’invention de l’écriture.
Theut vient de présenter son invention, l’écriture, au roi de Thèbes en Égypte. « À quoi le roi répondit: « Incomparable maître ès arts, ô Theut, autre est l'homme capable de donner le jour à l'institution d'un art; autre, celui capable d'apprécier ce que cet art comporte de bénéfice ou d'utilité pour les hommes qui devront en faire usage. Et voilà que maintenant, en ta qualité de père des caractères de l'écriture, tu te complais à les doter d'un pouvoir contraire à celui qu'ils possèdent! Car cette invention en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire produira l’oubli dans l’âme de ceux qui en auront acquis la connaissance. C'est du dehors, grâce à des caractères étrangers, et non du dedans et grâce à eux-mêmes, qu'ils se remémoreront les choses. Ce n'est donc pas pour la mémoire, c'est pour le ressouvenir que tu as trouvé un remède. Quant à la science, c'en est l'illusion et non la réalité que tu procures à tes élèves. [...] Ils se croiront compétents en une quantité de choses, alors qu'ils sont, dans la plupart, incompétents. Et ils seront plus tard insupportables parce qu'au lieu d'être savants, ils seront devenus savants d'illusion. »[8]
Quelle était l’orientation politique de Thibon ? Avant d’utiliser les catégories de gauche et de droite à son sujet, il faut évoquer la façon dont son village natal l’a marqué, sinon formé. Dans une telle commune viticole, quand la grêle détruisait les récoltes, tout le monde était frappé, le grand propriétaire, comme le petit, le boulanger comme le curé, sauf le postier, un salarié de l’État dont le revenu restait stable. Chacun ensuite devait contribuer à proportion de ses moyens au retour à l’équilibre, y compris le postier puisqu’il faisait partie de la population. Ses patrons de Paris, payés en partie par la même population, n’étaient nullement touchés par la catastrophe.
C’est la participation de tous à tous les événements importants que Thibon appellera communauté de destin. Mais laissez grossir l’État ou le capital démesurément et vous atteignez vite un point où la participation de chacun au destin de tous n’est plus possible, le citoyen, dans un tel contexte songeant plutôt à défendre ses droits et privilèges qu’à remplir ses obligations envers les autres. Ces autres alors ne sont plus des semblables, des proches mais des étrangers, gravitant non pas autour du bien commun local, mais autour de l’argent (capitalisme!) et de la sécurité associée au pouvoir central (socialisme). Ces deux tendances, en apparence opposées, inspiraient les mêmes craintes à Thibon. C’est là une position très proche de celle de de Christopher Lasch dans La révolte des élites et la trahison de la démocratie, où l’on voit une élite mondialisée, regroupée autour des grandes places boursières, se désolidariser des travailleurs dont elle ferme les usines.
Quand Thibon parle de « hiérarchie naturelle », il a en vue la chatelaine de son village, plus pauvre en argent que bien des commerçants, mais qui n’hésitait pas à faire sa large part en cas de catastrophe. Et quand il emploie le mot élitemau sens positif de ce terme c’est pour désigner de tels êtres, choyés par une vie naturellement inégalitaire, mais pleinement engagés dans une communauté. Conscient du fait qu’une telle élite, en voie de disparition à ses yeux, ne se recrée pas par décrets, il évitera toujours de transformer son idéal de communauté de destin en utopie.
Sa contribution au débat politique, de plus en plus discrète avec le temps, consistera plus à freiner des tendances dangereuses qu’à proposer des objectifs à atteindre par une démarche rationnelle. S’il n’a jamais adhéré pleinement à la démocratie telle qu’elle se présentait à lui, c’est d’abord parce qu’elle lui paraissait fondée sur loi du nombre et sur les jeux de la politique et de l’argent ». Sur ce point, il se rapproche de la position d’Ortega y Gasset dans la Révolte des masses. Il aurait sans doute préféré une démocratie directe à une démocratie statistique à condition qu’elle ait pour cadre une communauté de destin authentique. Sa conception du nationalisme se situe dans la même perspective : « Nationalisme intégral ne signifie absolument pas nationalisme exclusif. Ce serait bien mal aimer la France que de n'aimer que la France: une nation, comme une personne, est avant tout un foyer d'échanges avec le reste de l'univers, et elle ne gagne rien à être séparée de l'ensemble dont elle dépend. Et si ses frontières doivent être sauvées à tout prix, c'est comme gardiennes, non de notre isolement, mais de notre unité - c'est-à-dire comme traits d'union plus que comme barrières . Car, pour partager, il faut d'abord exister. »[9]
Cette communauté de destin n’est-t-elle pas cette troisième voie dont rêvent aujourd’hui bien des écologistes, Edgar Morin par exemple. Quelle a été, sur la question écologique, la position de Thibon ? Je l’ai souvent vu hostile aux écolos radicaux présents dans son paysage. Cela m’étonnait. Comme beaucoup de paysans, il leur reprochait de ne s’être pas frottés à cette nature qu’ils voulaient protéger. Quand il rencontrera des écologistes cohérents à ses yeux, il leur accordera son amitié, comme il le fit pour Bernard Charbonneau ou son soutien comme il le fit pour Pierre Rahbi.
Il eût été bien étonnant qu’ayant étudié attentivement l’œuvre de Ludwig Klages l’un des fondateurs de l’écologie profonde, il se limite à ses réserves sur les faux amoureux de la nature. Voici ce qu’il écrit dans sa préface à un livre intitulé La terre et les hommes. « La rupture entre l'homme et la terre, c'est aussi la rupture entre l'homme et lui-même. Et, corrélativement, la rupture entre l'homme et sa source divine. A l'image de la plante qui se nourrit à la fois de l'humus par ses racines et de la lumière par la fonction chlorophyllienne. La tige qui s'élance vers le ciel a pour alliée « la substance chevelue » (Paul Valéry) qui s'enfonce dans le sol : seules les fleurs artificielles peuvent se passer de racines. ».[10]
Voici comment Thibon entrevoyait l’avenir en 1960« On croira toujours que c'est trop tôt pour arrêter, tant qu'on ne verra pas que c'est trop tard... Le monde moderne risque de ressembler à un train dont les sonnettes d'alarme ne fonctionneraient qu'après le déraillement. »[11]
« Ce qui est menacé, c'est la vie sous toutes ses formes. La technique moderne est le fruit d'un étrange accouplement entre le génie de l’homme et la puissance inépuisable de la matière inanimée. La vie est éliminée peu à peu : le monde tend à devenir minéral, car seul le minéral ne craint rien ; sous une forme ou sous une autre, il se retrouve toujours. »[12]
« Il ne serait pas excessif de dire, que plus l'homme en général parvient à la maîtrise de la nature, plus l'homme en particulier est en fait esclave de cette conquête elle-même. »[13]
[1] http://agora.qc.ca/documents/lasservissement_numerique_des_enfants
[2] Gustave Thibon, Nietzsche ou le déclin de l’esprit, Lyon, Lardanchet, 1948, p.43
[3] Gustave Thibon. Le voile et le masque, Paris, Fayard 1985, p.105
[4] Gustave Thibon, L’Ignorance étoilée, Montréal, Boréal Express, 1984, p. 109
[5] Voir à ce sujet le chapitre intitulé G.Thibon et la France divisiée du XXème siècle.
[6] Gustave Thibon, Parodies et mirages, Ed. du Rocher, 2011, p.93
[7] Le voile et le masque
[8]. Platon, Phèdre, 274b-275b
[9] Parodies et mirages, op.cit. p. 117-118.
[10]Pierre Savinel, La terre et les hommes dans les lettres gréco-latines, Éditions Sang de la terre, Paris 1988
[11] Gustave Thibon, Les hommes de l’éternel, Paris, Mame, 2012, p.217.
[12] Ibid., p. 215
[13] Ibid., p.46