Le Quinze/40, après 375 ans d’urbanisme à Montréal
En 1942 paraissait à Montréal un ouvrage collectif intitulé Montréal économique, étude préparée à l’occasion du troisième centenaire de la ville. Il était dans la section grange de ma bibliothèque, sans que je me sois avisé de son importance ni du plaisir que j’aurais à le lire.
Le directeur de la publication, Esdras Minville, était aussi directeur général de l’École des HEC. Cette grande maison aujourd’hui trilingue était unilingue à l’époque, mais quel unilinguisme! Chacun des articles du livre pourrait servir de modèle dans une classe d’initiation au style. Et ici la qualité du style est garante de la qualité d’une pensée qui situe l’homme à sa juste place dans une ville qui est la proie des spéculateurs. Le débat entourant le projet Quinze/40 m’a incité à lire d’abord le chapitre sur l’urbanisme, œuvre de l’architecte Marcel Parizeau. Les Montréalais y trouveront, mieux que des réponses à des questions précises, une vision d’ensemble et un sens esthétique qui est souvent la dimension négligée dans les débats de ce genre.
En 1977, après la pubication de deux numéros sur le thème Vivre en ville, la revue Critère organisa un colloque international sur le même thème. Outre le colloque proprement dit, divers événements eurent lieu à la Place des Arts et au Complexe Desjardins. J'ai moi-même donné le ton à ces événements par un article intitulé La cité organique selon Lewis Mumford. Mumford était l'urbaniste le plus connu au monde à l'époque, mais aussi et avant tout un penseur et un historien de la technique et de la ville, dont on redécouvre les travaux fondateurs en ce moment. La chose était déja maniteste en 1977, elle s'impose aujourd'hui avec la force de l'évidence: la technique doit protéger la vie en amont et lui être surbordonnée en aval. À Montréal l'élan dans cette direction avait été donné par la création du Jardin botanique au cours de la décennie 1930. Le Biodôme et l'Insectarium s'inscrivaient parfaitement bien dans cette logique, qui a donné l'Espace pour la vie après l'ouverture du Jardin de Chine et du Jardin japonais.
Voici comment Marcel Parizeau caractérise l'ouest et l'est de Montréal en 1942: «Un peu plus de correction d'un côté (l'ouest), un peu plus de fantaisie et d'abandon de l'autre; un peu plus de morgue à l'ouest, un peu plus d'ingénuité et de finesse à l'est. ». Correction à l'ouest. Urbanistically correct! Les centres d'achats sont en déclin en Amérique, ne prenons aucun risque, offrons des spectacles pour attirer les gens dans les magasins. Morgue à l'ouest: Royalmount.
Il faut un jardin anglais à cet endroit. Pour quatre raisons: la cohérence du développement de Montréal l'exige, la tradition britannique le suggère, l'histoire de Montréal le propose, la vie nous en supplie. Il n'y a pas de jardin anglais bien en vue à Montréal. Le parc du Mont-Royal n'est pas digne de cette appellation. Une fois un jardin anglais créé, au croisement Quinze/40, l'affreux, le bétonneux, le métallique boulevard métropolitain pourrait s'appeler le boulevard Des Jardins et renaître peu à peu de ses cendres. On peut à bon en droit affirmer que si les Britanniques ont été à l'origine du règne des machines et du charbon dans les villes, ils ont été aussi à l'origine du rapprochement de l'homme et de la nature en Occident, comme en témoigne en ce moment le mouvement Transition Towns. Imaginez, à la place du Quinze/40, à l'échelle du Jardin japonais, un village anglais typique entouré de son jardin à l'anglaise. Et les restaurants, les salles de spectacle? À l'ouest, comme à l'est de Montréal, les gens ont besoin d'espaces où il est agréable de marcher. Ils seront heureux de traverser un jardin anglais pour se rendre à l'un de ces restaurants, à l' une de ces salles de spectacles qui se muliplieront dans les environs dans un contexte de proximité. Et un simple regard sur la carte de Montréal permet de rêver d'un sentier qui conduirait au Mont-Royal, tout près de la Place des Arts. Un deuxième Espace vie apparaîtrait ainsi à Montréal, en attendant un projet en retard de deux siècles le canal qui relierait la Rivière des Praires et le Fleuve Saint-Laurent, en lieu et place du boulevard Saint-Laurent. Début de la canalisation: la section Petite Italie de St-Laurent.
On se moque de nous quand on place sous le signe du développement durable un projet comportant un parc de stationnement de 8000 voitures. Ne nous y trompons pas: le toît vert n'est là que pour nous faire oublier le reste.
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En 2017, Montréal célébrera son 375e anniversaire. À cette occasion le livre d’Esdras Minville méritera plus qu’une note de bas de page. Il pourrait fournir une occasion unique de situer le développement actuel de Montréal dans une perspective englobant toute l’histoire de la ville.
Nous avons numérisé pour vous le chapitre sur l’urbanisme. En voici un extrait, suivi des premières pages du chapitre consacré à l’administration municipale. À lire après le livre d'Esdras Minville, un article de Pierre Vadeboncoeur sur le Montréal de la même époque. Titre: Lorsque Montréal parlait.
Chapitre IX - extrait
L’urbanisme – Texte complet
Marcel Parizeau
«Dites-moi ce qui, dans la section la plus récente qui a précédé immédiatement cette sorte d'activité en bouillon de culture d'où est sortie la ville d'avant -guerre 1914, différencie essentiellement l'est de l'ouest. Je veux dire de la rue Craig à la rue des Pins; de la rue Amherst à la rue Guy, grosso-modo. Un peu plus de correction d'un côté, un peu plus de fantaisie et d'abandon de l'autre; un peu plus de morgue à l'ouest, un peu plus d'ingénuité et de finesse à l'est; mais de part et d'autre le goût de la pierre taillée, vermiculée, éclatée; des façades à répétitions en série-dites «terrasses» ; des sous-sols surélevés et un comble, des plafonds très hauts, deux étages; des salons à colonnes, des salles de bain somptueuses; des boiseries variant à peine dans la qualité des bois et le style des moulures; la folie commune des styles dits classiques: italiens et anglais à l'ouest; anglais et français à l'est. Et partout coupés à angles droits, des alignements, des alignements à perte de vue.
Voici une des caractéristiques de Montréal les plus étonnantes, déterminant cette monotonie si aisément perceptible à première vue. Hors la vieille ville, aucun lien entre les parties, aucun point d'arrêt; les édifices publics, les églises, les monuments sont tous en alignement de la rue, jamais un dégagement servant à mettre en valeur; l'intention, si elle existe, n'a jamais atteint son but et le résultat en aucun cas ne dépasse en intérêt l'alignement de la rue Esplanade face à la montagne.
Du haut de la montagne elle-même s'exprime cet éparpillement et morcellement de la ville bâtie, où les flèches des églises, la masse horizontale des maisons d'éducation et de toute la construction de quelque volume, disparaissent dans une poussière où la couleur même des matériaux (brique rouge, beige; pierre, béton) disparaît dans un brouillard papillotant où l'œil ne réussit pas à s'accrocher. Seuls nos gratte-ciels bloquent l'horizon par leur élévation, mais surtout leurs silhouettes, car rien dans le motif architectural ne s'impose à l'œil. Ainsi se traduit en élévation verticale, la pusillanimité et la complication horizontale. Comparée aux grandes cités du monde, Montréal ne traduit aucune intention ferme, aucune volonté suivie; elle n'affirme rien, elle nie mollement. Le fleuve la côtoie, ne se mêle pas en apparence à sa vie et le Mont-Royal, ce parc naturel magnifique, est isolé au centre de ce désert hostile qui le refuse à la beauté naturelle du paysage-grandiose qui l'entoure très au loin.
Montréal d'aujourd'hui est donc un vaste problème. Il n'est pas un seul aspect sous lequel il est possible de l'envisager autrement. Sa surface est étendue sans frein et sans prévision avec une seule préoccupation: satisfaire des égoïsmes individuels (fussent-ils les plus légitimes au monde rien ne justifie cette faveur exclusive). Sa circulation sinueuse et embarrassée ne permet aucun accès direct ni rapide à aucun point stratégique ou d'intérêt vital: c'est une circulation en chicane, où les obstacles sont multiples, où les artères principales et secondaires sont encore très voisines des rues de villages, sans le pittoresque suffisant, où l'on sent encore le sentier primitif. En des rues étroites circulent des tramways, orgueil de nos jeunes années, lorsque, dit-on, ils étaient en leur nouveauté des exemples offerts à l'univers; avec les années, ils prennent ce petit air désuet qui s'étend d'ailleurs à toute la ville, la compagnie ne comptant que sur la peinture pour leur conserver une éternelle jeunesse à la façon dont les dames bourgeoises utilisent indéfiniment les ornements, des toilettes défuntes sur des étoffes retournées et taillées à la mode du jour.
Depuis longtemps, à New-York et ailleurs, on a supprimé ce mode de transport antédiluvien.»
Chapitre VIII
L'administration municipale
Honoré Parent
CHAPITRE VIII
L'ADMINISTRATION MUNICIPALE
par Honoré PARENT
«C'est en vain qu'on chercherait à discerner dans les régimes successifs qu'a subis Montréal, une évolution constante, logique et même, au point où nous en sommes, le fruit de l'expérience ou de la sagesse des générations passées. On ne trouve rien de définitif de ce côté.
L'histoire politique de cette ville n'est qu'une, suite de progressions suivies de reculs, d'arrêts, de recommencements voués à de nouveaux échecs. Après trois siècles d'existence, Montréal se cherche encore un régime politique, comme les grenouilles de la fable se cherchaient un roi. La constitution anglaise a évolué dans le sens d'un progrès constant. La constitution canadienne s'est en quelque sorte cristallisée en 1867. Le pays a évolué de l'état de colonie à celui de nation. À l'inté¬rieur, les gouvernements provinciaux ont atteint, semble-t-il, leur forme définitive.
Il n'en est pas ainsi de la métropole canadienne: «elle tourne en rond dans un champ aride et ténébreux». Les siècles passés, l'exemple des villes qui l'entourent, ses propres expériences dans
toutes les formes de gouvernement possibles ne lui ont rien appris. Son histoire ne manque pas pourtant de «ces grandes et terribles leçons» dont parle Bossuet: vains efforts, tentatives illusoires, amendements éphémères, repentirs sans suite. La Ville retombe toujours dans l'ornière des insuccès, des récriminations, des diffi-cultes financières, en dépit de certains essais qui paraissaient heureux, et de certaines périodes de calme qui s'annonçaient durables.
Il est donc inutile de tenter la démonstration d'une évolution raisonnée dans les événements du passé, ni de quelques grandes lois, comme on en trouve parfois la trace dans l'histoire des peuples...
Il y eut, au début, sous la domination française, un mouvement vers des institutions démocratiques. On peut même dire que Ville-Marie fut érigée en ville libre, au moment de sa fondation, et* qu'elle le demeura sans conteste jusqu'en 1663, et plus ou moins jusqu'en 1693. À dater de ce moment, le gouvernement de Québec la retint sous sa dépendance absolue, durant cent trente-neuf années.
En 1832, Montréal fut doté d'une administration éligible par le peuple, pour retomber dès 1836 sous l'autorité des magistrats de la Cour spéciale des Sessions de la Paix; en 1840, le conseil municipal est rétabli; de 1910 à 1918, les pouvoirs administratifs sont partagés entre le conseil et le Bureau des Commissaires; de 1918 à 1921, la Commission administrative, nommée par le gouvernement provincial, prend les leviers de commande :1e conseil demeure mais son autorité est restreinte; la municipalité recouvre sa liberté, avec le régime de 1921 formé d'un conseil et d'un comité exécutif, pour la voir tomber, en 1940, aux mains de la Commission municipale de Québec.
Entre-temps, elle fut et cessa d'être, à deux reprises, la capitale du pays dont elle devint et demeura la métropole commerciale.
Ainsi donc, après avoir perdu sa condition de ville libre, s'être élevée au rang de capitale et de métropole commerciale, avoir été enfin maître de sa destinée politique en 1832, Montréal, depuis cette date, a perdu son autonomie, trois fois; il a été privé
du droit d'administrer ses propres affaires par l'entremise de ses représentants élus, durant près de dix ans.
Quelles lois ou quels enseignements convient-il de tirer de tout cela? Ce n'est pas l'objet de mon propos de répondre à cette question. Mais voyons les faits, étudions les formes changeantes des différents régimes administratifs qui se sont succédé depuis la découverte de Montréal, et laissons le lecteur tirer ses propres conclusions.
La métropole canadienne a connu à vrai dire douze modes de gouvernement que nous allons décrire sommairement.»