Le cannabis re créatif
L’adjectif récréatif, choisi par les autorités politiques, ne me paraissant pas approprié pour distinguer le joint libre de la prescription médicale, je le remplace par un terme philosophique plus juste à mes yeux… et qui, tout en englobant le joint médical, a l’avantage de résumer mon approche du sujet.
Le Canada s’apprête à légaliser le cannabis récréatif. Première constatation, assez troublante : Le débat se limite aux aspects sanitaires, administratifs et juridiques de la question, comme si la dimension philosophique était négligeable, comme si la question de la maîtrise de soi, de la hiérarchie des plaisirs ne se posait pas dans le cas de cette drogue dont voici les effets :
« Les gens fument du cannabis parce qu'il change leur état d'esprit de manière significative. Les effets aigus de la consommation de cannabis sont une altération de l'état de conscience qui se caractérise par l’euphorie, la relaxation, l’altération de la perception, la distorsion du temps et l’intensification des expériences sensorielles ordinaires. Utilisé dans un contexte social, il peut provoquer un rire et une volubilité infectieux . Il n'est donc pas surprenant que la raison principale de consommer du cannabis pour les personnes qui en font un usage récréatif soit qu'ils en tirent du "plaisir"» (Bulletin des stupéfiants des Nations Unies).
Pour ce qui est de l’aspect dominant de la question, voici ma position: s’il faut légaliser l’usage récréatif du cannabis, la chose devrait se faire dans les conditions que précise dans son rapport le directeur de la santé publique de Montréal, le docteur Richard Massé. Pas de publicité, prix au détail élevé, d’une manière générale, même stratégie que pour le tabac.
Le mal c’est la précipitation
Pour ce qui est de l’aspect philosophique, je remonte à Platon qui associe le mal à l’ignorance et à Descartes qui l’associe à la précipitation : choisir sans avoir examiné les causes et les conséquences de ce choix. La précipitation est une variante de l’ignorance ayant le mérite de correspondre mieux à l’esprit du temps actuel où les biens de consommation sont offerts en nombre croissant et peuvent être acquis de plus en plus rapidement.
Chez les jeunes d’aujourd’hui, consommateurs sauf exception, deux mobiles dominent : l’impatience et la volonté tournée vers un objectif extérieur, comme battre un record ou réussir une prouesse. Tendance que renforce l’horaire bien rempli qu’on leur impose dès le berceau. Rien ne pourrait mieux les prédisposer au cannabis dont les effets sont immédiats et ressemblent à ceux qui accompagnent un exploit, une course de dix kms par exemple, sauf que dans ce cas l’effet euphorisant est généré par l’entrainement du coureur. Alors que les jeunes qui se droguent peuvent espérer toucher la récompense sans s’être donné le mal des efforts nécessaires pour l’obtenir.
Comment équilibrer ce couple de mobiles par un autre où il y a d’un côté, la patience et l’abandon, et de l’autre, la volonté sous la forme de la maîtrise de soi, du report de la satisfaction.
Une partie de la réponse se trouve dans ces vers de Pindare sur la condition humaine :
……Éphémères !
Qu’est l’homme ? Que n’est pas l’homme ?
L’homme est le rêve d’une ombre…
Mais quelquefois, comme un rayon venu d’en haut
La lueur brève d’une joie embellit sa vie et il connait
Quelque douceur…
Huitième Pythique, 95-100. Trad. Marguerite Yourcenar
C’est l’éternelle sagesse qui s’exprime ainsi, celle de l’homme qui vit selon les saisons, à qui rien n’est dû, qui ne sait pas que tout s’achète, mais à qui la culture commune a appris que l’attente, le sentiment du non mérité et du non reproductible ajoute une aura au plaisir, dont « l’intensification » que procure le cannabis ne sera jamais qu’un ersatz.
Sur le report du désir, il existe une page mémorable de À la Recherche du temps perdu. Proust enfant rêvait d’aller entendre la Berma, une comédienne célèbre, dans le Phèdre de Racine. Ses parents lui refusèrent longtemps ce plaisir pour des raisons de santé. Ce qui renforçait son désir et l’élevait en même temps. Il apprenait de longues répliques par cœur pour mieux les savourer le moment venu.
« Seule l’idée qu’on allait me laisser entendre la Berma me distrayait de mon chagrin. Mais de même que je ne souhaitais voir des tempêtes que sur les côtes où elles étaient les plus violentes, de même je n’aurais voulu entendre la grande actrice que dans un de ces rôles classiques où Swann m’avait dit qu’elle touchait au sublime. Car quand c’est dans l’espoir d’une découverte précieuse que nous désirons recevoir certaines impressions de nature ou d’art, nous avons quelque scrupule à laisser notre âme accueillir à leur place des impressions moindres qui pourraient nous tromper sur la valeur exacte du Beau.»
On retrouve la même pensée dans ces vers de Wiliiam Blake :
He who binds to himself a joy
Does the winged life destroy;
But he who kisses the joy as it flies,
Lives in eternity's sun rise.
(Joie, o vie ailée
Brisée d’être conquise;
Aube de l’éternité,
Pour le baiser qui la cueille en son vol.)
On me rappellera que Blake, comme beaucoup d’écrivains du XIXe siècle, trouvait une partie de son inspiration dans l’opium. Soit, les hommes, à commencer par les plus sensibles, éprouvent le besoin de devancer la nature :
Hélas ! on se prend toujours au désir
Qu’on a d’être heureux malgré la saison. Verlaine, Birds in the night
Ce qui aide à comprendre certaines habitudes, et même certains excès mais fait aussi apparaître un nouveau danger : la dissolution des principes dans la compassion. Je te comprends donc je t’excuse et j’en oublie le principe violé. Le principe violé ici, c’est celui de l’autonomie, de la préséance des mobiles intérieurs sur les stimuli extérieurs. Se tenir de l’intérieur plutôt que d’être tenu de l’extérieur.
Re-créer l’identité
Se tenir de l’intérieur, c’est l’identité. Ce qui nous amène à formuler l’hypothèse que toute atteinte à l’identité peut avoir pour effet d’accroître le besoin de paradis artificiels comme ceux auxquels donnent accès aussi bien certains jeux vidéo et certains médicaments que des drogues dites récréatives.
À la fin de mon adolescence, j’ai été victime d’un rêve identitaire de ce genre. Je ne respirais que par la bouche et à la suite de je ne sais quelle lecture j’en ai conclu que j’avais la cloison du nez dévié. J’ai appris par la suite qu’il était possible de remédier à ce mal par une opération simple. Cela m’a plongé dans un état pré euphorique induit par l’idée du surhomme que deviendrais lorsqu’enfin mes poumons seraient remplis d’air pur. Je n’ai eu aucune difficulté à trouver un chirurgien qui me procurerait cet indicible bonheur. Les deux opérations échouèrent. Car il y en eut deux. En l’absence de surveillance dans la salle de réveil, j’avais arraché mon pansement. On dut tout recommencer en m’exposant aux risques d’une seconde anesthésie plus profonde et plus longue que la première. Tout en continuant de respirer par la bouche, je suis tombé dans un état de contre euphorie qui dura des semaines. J’en suis venu à me demander par la suite si je n’avais pas inconsciemment désiré l’anesthésie. Je raconte cette histoire parce que le monde actuel présente mille fois plus de chirurgies ou d’ingurgitations magiques que le monde de ma jeunesse. Je pense en particulier aux chirurgies esthétiques et aux tatouages qui ont un rapport étroit avec l’identité.
La drogue et la médecine dorment dans le même lit
Deuxième constatation : la drogue et la médecine dorment dans le même lit. La chose était manifeste au XIXe siècle pour ce qui est de l’opium. Aujourd’hui les morts par overdose sont souvent attribuables à des dérivés de l’opium obtenus par le biais de prescriptions. Si dans le cas du cannabis, c’est l’usage récréatif qui a ouvert la voie, il faut tout de même noter que le TDH, principe actif du cannabis, est un tranquillisant, comme le valium et que les deux produits ont connu le succès au même moment. Il faut aussi noter que, sauf exception, la légalisation du cannabis pour usage médical a précédé la légalisation pour usage récréatif. Tout se passe comme si l’État avait besoin de la caution de la médecine pour autoriser un produit récréatif.
La chose est normale puisque les seuls risques qui semblent importants sont ceux qui sont liés à la santé. Nous réclamons nous-mêmes de l’État des mesures de prévention et de surveillance médicales comme celles que propose le rapport Massé. Mais cet État n’en sait-il pas déjà trop sur chacun de nous, faut-il ajouter à ses cibles d’enquête les renseignements les plus intimes, ceux qui ont trait aux formes de notre recherche du bonheur ? N’y a-t-il pas lieu de craindre que tout se mette en place pour qu’un jour ledit État, non content de contrôler l’usage du cannabis, en favorise, voire en impose la consommation à cause de ses effets tranquillisants?
Voici ce que le médecin philosophe Henri Pradal écrivait sur les tranquillisants en 1975, un moment où les aspects philosophique et politiques étaient encore pris en considération :
« Les tranquillisants apparaissent donc comme des agents extrêmement efficaces de stabilisation sociale, puisqu'ils déconnectent les personnes et tissent autour d'elles une gangue immatérielle mais parfaitement isolante et protectrice. Atténuant les pulsions critiques, assouplissant la rigidité des comportements, réduisant à presque rien les impatiences et les revendications, les tranquillisants font plus, pour le maintien de ce qui est, que toutes les forces d'information et de police. L'absence d'activités créatrices, la disparition des motivations par la responsabilité, l'orientation de tous les efforts vers l'acquisition d'objets ou de « signes » de puissance, l'obsolescence accélérée des acquis de haute lutte obligeant au renouvellement incessant et à l'innovation à tout prix, tout cela contribue à la consommation exponentielle des pilules de « bonheur » et nous conduit tout droit à un "meilleur des mondes" à la Huxley. »
Une drogue révolutionnaire à l’origine pourrait ainsi devenir une drogue policière. L’indifférence des jeunes à l’endroit de la politique n’est-elle pas une invitation à prendre cette hypothèse au sérieux ?