Dans l'atelier de Ghirlandajo
Au temps où le sentiment vrai de l'histoire ne s'était pas encore révélé à la critique, on a pu croire à l'isolement de Michel-Ange dans le développement de la peinture italienne; on a pu saluer son avènement comme une sorte d'éclosion imprévue et miraculeuse. Rien n'est moins exact que cette appréciation. Historiquement, l'accident n'existe pas. Michel-Ange est pareil au fruit qui a été précédé par une floraison tendre, mystérieuse, magnifique. Il était promis: il est venu. La glorieuse jeunesse de l'art toscan, depuis la révolte de Giotto, est la préface de son œuvre. Ce soleil a eu une aurore. Dans les fresques vénérables d'Assise et de Padoue, aux murailles de la chapelle des Espagnols à Florence, au Campo-Santo de Pise, on sent, dès le début, que quelque chose de plus grand doit venir, et que l'admirable bégaiement des maîtres primitifs est un commencement d'éloquence. Mais pour que l'élément de la beauté suprême parvînt à se dégager, pour que le sentiment moderne parlât son langage intime et pénétrant, il fallait que l'évolution fût complète. L'idéal nouveau ne pouvait naître que de la connaissance absolue du modèle éternel: la nature.
Cette étude, le XVe siècle la poursuivit avec passion. Depuis Masaccio jusqu'aux maîtres dont l'enfance de Michel-Ange a connu la vieillesse, la recherche de la vérité est menée avec une ardeur, avec une résolution qui sont la joie de l'histoire. La loi de cette heure féconde, c'est l'affranchissement de l'esprit. On est en présence d'une génération de créateurs qui sont des critiques, et qui se montrent résolus à ne plus se payer de mots, à ne pas s'en tenir aux doctrines énervantes de l'à-peu-près. Curiosité sacrée! Ils remontent aux sources, ils s'inquiètent, ils interrogent. Ils demandent au brin d'herbe comment il est dessiné; ils s'aperçoivent que le nuage a une forme, et, quant à l'homme, sujet principal de l'enquête commencée, les maîtres de ce temps ne veulent plus s'arrêter aux surfaces, ils consultent le cadavre, ils vivent avec le squelette. Dans cette époque d'investigation constante, la découverte est de tous les jours. Le portrait triomphe dans la peinture qui devient la glorification de la vie individuelle, et bientôt la nature n'aura plus de secrets pour ces infatigables chercheurs.
Mais ils n'étaient pas seulement des naturalistes obstinés, ces grands curieux qui étudiaient l'anatomie, la mathématique, la perspective, et qui semblent avoir voulu arriver à l'art par la science. Ils étaient des maîtres émus; ils voulaient exprimer l'homme tout entier, et leur zèle à imiter inexorablement les détails de la forme exacte ne les a point empêchés de traduire les sentiments du cœur et son inquiétude cachée. Je ne cite pas les exemples; ils sont présents à la mémoire de tous ceux qui, à Florence, à Pise, à Arezzo, partout, ont étudié les merveilles de l'art toscan. Ce qu'il importe de dire c'est que l'ardent naturalisme des Florentins du XVe siècle n'avait nullement fait obstacle à la recherche de l'élément suprême: la beauté. Il y eut sans doute chez eux de l'hésitation, parfois même de la gaucherie. Mais l'incomplet de leur tentative ne doit pas voiler à nos yeux l'importance historique, la haute vertu de leur libre effort. Quelques-uns ont eu la grâce: à l'heure où Léonard enfant n'a pas encore pris la parole, Filippo Lippi a trouvé des attitudes de la plus robuste élégance, et un peu après lui, Benozzo Gozzoli au Campo-Santo de Pise, Botticelli — si charmant qu'il a déjà de la manière — Signorelli au dôme d'Orvieto, Domenico Ghirlandaio à Santa-Maria-Novella, Filippino à la chapelle des Brancacci, tous préparent le grand dessin, le mouvement ennobli, le rythme harmonique et vainqueur. Certes, le XVe siècle a clos le moyen âge; mais ce ne fut là que la moindre partie de son rôle fécond. S'il a nié, il a cru; s'il a démoli, il a construit plus encore. Il a commencé la période des splendeurs définitives. De toutes les magnificences qui allaient enchanter le XVIe siècle, pas une qui, vers 1490, ne fût annoncée et prévue.
Tels étaient l'idéal ambiant et la température des âmes, lorsque, le 1er avril 1488, Michel-Ange, qui avait treize ans, commença son apprentissage dans l'atelier de Domenico Ghirlandajo et de son frère David. Bien qu'il soit surtout connu comme mosaïste, David savait aussi les secrets de la peinture. Domenico est l'un des plus grands artistes du temps. Il venait de terminer les fresques de San-Gemignano, et il était alors engagé dans une de ses plus vastes entreprises: la décoration de la chapelle absidale de Santa-Maria-Novella. On peut supposer que Michel-Ange fut amené à choisir l'atelier des deux frères en raison de l'étroite amitié qui le liait à Francesco Granacci, un des bons élèves de Ghirlandajo. A peine entré chez Domenico, Michel-Ange étonna et ravit son maître par la précoce habileté de son dessin. Les choses difficiles l'effrayaient peu; s'inspirant du spectacle qu'il avait tous les jours sous les yeux et débutant par l'étude des réalités, il dessina l'échafaudage qui dressait alors son armature compliquée dans la chapelle de Santa-Maria-Novella, et, pour animer la scène, il y fit figurer avec leurs instruments de travail plusieurs des jeunes gens qui aidaient Ghirlandajo. C'est, dit-on, à propos de ce dessin que le maître, exagérant peut-être la bienveillance, déclara tout haut que le nouveau venu en savait plus que lui. Cette période de début est d'ailleurs, comme toujours, mêlée de quelque élément légendaire; il semble toutefois résulter du texte de Vasari, alors surtout qu'on lit entre les lignes, que le jeune écolier eut de bonne heure une personnalité, et que lorsqu'il copiait un modèle, il y mettait du caprice et l'arrangeait un peu à sa guise.
Bien que la chronologie de Vasari et celle de Condivi soient, çà et là, arbitraires et confuses, on peut admettre avec eux que Michel-Ange était encore chez Ghirlandajo, quand il eut l'idée, très naturelle à cette époque, de copier une estampe de Martin Schöngauer. Les gravures allemandes qui arrivaient alors en Italie y paraissaient fort singulières, et elles exerçaient sur les artistes un attrait irrésistible. C'était pour eux comme la révélation d'un monde nouveau. La planche que Michel-Ange imita est le Saint Antoine tourmenté par les démons, une invention très peu conforme sans doute au génie italien, mais d'une forte saveur exotique. Il fit sa copie à la plume, s'astreignant, comme on peut le penser, à reproduire aussi exactement que possible les finesses et les étrangetés de l'original. Il ne s'arrêta pas en si beau chemin; son dessin terminé, il le coloria et, sa fantaisie une fois éveillée, il prit plaisir à peindre les monstres qui tournoient en grimaçant autour de saint Antoine. Le récit de Condivi, plus détaillé ici que celui de Vasari, nous apprend que, pour représenter -ces animaux fantastiques, Michel-Ange demanda conseil à la nature; il allait à la pescheria étudier la forme des poissons, les brillantes imbrications de leurs écailles et même la couleur de leurs yeux. On sait, d'après une note des éditeurs de Vasari, qu'en 1840 une peinture reproduisant l'estampe du maître allemand et considérée comme l'œuvre de Michel-Ange se trouvait à Bologne chez un amateur dont le nom n'est pas indiqué. On a appris depuis, par un catalogue publié en 1854, que cet amateur était un membre de la famille Bianconi. Existerait-il plusieurs exemplaires de ce tableau? On a pu voir, à l'Exposition organisée en 1874 au profit des Alsaciens, un Saint Antoine qui appartenait à M. de Triqueti et qu'on présentait aux curieux comme l'œuvre de Michel-Ange, celle-là même que Condivi a décrite. Cette peinture, d'un caractère faiblement accentué et d'une date incertaine, n'a pas éveillé chez les connaisseurs une conviction bien entière. En ce qui nous concerne, persuadé que le Saint Antoine de Michel-Ange doit nécessairement être conçu à la mode de 1489, nous sommes resté dans le doute 1.
Mais si les destinées du tableau restent problématiques, les textes demeurent avec toute leur signification. Ils disent le point de départ de Michel-Ange; ils révèlent ses impressions premières et ses inquiétudes. Acheter des poissons et copier naïvement leurs écailles et leurs nageoires; n'était-ce pas faire exactement ce que Léonard de Vinci avait fait lui-même? La Tête de Méduse du Musée des Offices, est tout hérissée d'une chevelure de serpents; on voit sauteler; autour du chef monstrueux, des grenouilles et des crapauds, et tous ces animaux ont été étudiés sur nature avec une passion sans fin. Le jeune Michel-Ange avait obéi aux mêmes aspirations, il avait subi les exigences de ce naturalisme insatiable qui était une des caractéristiques du temps. Chez Ghirlandajo, Michel-Ange enfant a toutes les religions du XVe siècle.
Un autre fait, très significatif aussi, doit être mentionné dans l'histoire des débuts, de Michel-Ange. L'enseignement de Ghirlandajo ne semble pas lui avoir suffi: la curiosité de l'artiste remonte en arrière: elle comprend que l'art de Ghirlandajo est une résultante, elle revient à la cause initiale, aux premières années du siècle qui va finir. Michel-Ange alla comme la plupart de ses contemporains, dessiner d'après les fresques de Masaccio à l'église des Carmes. École instructive assurément; car il y pouvait trouver, avec le sentiment des réalités qui l'intéressaient alors, quelque chose de plus, l'invincible séduction à laquelle il allait obéir, je veux dire la notion du geste épuré et la grande attitude.
Si Vasari avait tout dit, et s'il fallait s'en rapporter uniquement aux témoignages authentiques, Michel-Ange, après avoir enluminé son Saint Antoine, aurait laissé s'écouler de longues années sans faire œuvre de peintre. Un autre idéal venait de lui sourire. Dès qu'il a mis le pied dans le jardin de Saint-Marc où les Médicis avaient réuni un choix de statues et de débris antiques (1489), dès qu'il a connu le vieux Bertoldo, l'élève de Donatello, Michel-Ange apparaît surtout comme sculpteur. Le bas-relief de la casa Buonarroti, que l'on connaît sous le nom de Combat des Centaures; l'Hercule de marbre, qui fut plus tard envoyé en France (1492); le crucifix de bois exécuté pour l'église San-Spirito disent assez ou font du moins supposer (puisque ces deux dernières œuvres sont perdues) que Michel-Ange, avant d'avoir vingt ans, était un statuaire plein de courage et de virilité. Mais il serait tout à fait étrange qu'il eût alors cessé de faire de la peinture. Comment croire qu'il ait renoncé à ce moyen d'exprimer sa pensée, pendant les années, peu connues encore, qui s'écoulèrent entre sa sortie de l'atelier de Ghirlandajo et son premier voyage à Rome (1496)?
Quelques semaines avant l'expulsion des Médicis (8 novembre 1494), Michel-Ange quitta Florence. Il alla d'abord à Bologne, et fit une rapide excursion à Venise. Les détails manquent sur cette promenade du jeune artiste de dix-neuf ans; elle semble cependant avoir son importance, car tout doit compter dans le développement intellectuel d'un pareil maître, et voir Venise en 1494, au temps des Bellini et de Carpaccio, ce n'est pas une mince aventure. Mais ce séjour à Venise fut de courte durée: quelques jours après, Michel-Ange était de retour à Bologne, où il resta plus d'un an. Comme sculpteur, il y fut peu employé, car la figurine d'ange agenouillé qu'il exécuta pour la décoration du monument de saint Dominique ne fut guère pour lui qu'un jeu d'enfant. En 1495, Michel-Ange, revenu à Florence, sculpte le Cupidon couché; le 25 juin 1496, il est à Rome, et il commence le Bacchus. Néanmoins, si importantes que soient ces dernières œuvres, elles ne durent pas l'absorber au point de ne pas lui permettre de reprendre çà et là le pinceau. Nous le verrons, dans le cours de sa longue existence, mener à la fois plusieurs entreprises.
Mais une conjecture ne vaudra jamais un document. Ce n'est donc qu'à titre provisoire et d'une manière approximative que nous daterons de 1495 ou 1496 une peinture dont la célébrité est encore récente, la Vierge de Manchester. L'œuvre ne paraît pas avoir été connue des anciens biographes, et ses papiers sont loin d'être en règle; elle n'a pas d'état civil. Elle n'a été retrouvée ou du moins baptisée que de notre temps. Quelques amateurs avaient remarqué, chez M. Labouchère à Stoke Park, une Vierge, avec le petit Jésus, saint Jean-Baptiste enfant et deux anges, peinture inachevée et mystérieuse qui passait alors pour l'œuvre de Domenico Ghirlandajo. Toutefois l'attribution paraissait singulière et l'on se demandait si l'on ne devait pas restituer à un plus grand maître cette madone austère et énigmatique. On pouvait dire sans doute que Ghirlandajo, mort presque subitement le 11 janvier 1494, avait dû laisser quelques peintures incomplètes, et que la Vierge de la collection Labouchère était peut-être de celles-là. Mais l'examen du tableau révélait un autre style et un plus large coup d'aile. Le nom de Michel-Ange fut prononcé dans de bruyantes polémiques dont l'écho arriva jusqu'à la Chambre des communes (1853), et lorsque l'œuvre inquiétante fut exposée à Manchester en 1857, l'avis presque unanime des connaisseurs légitima la hardiesse de l'attribution nouvelle. La Vierge de Manchester — car c’est sous ce nom qu'elle est restée connue — appartient aujourd'hui à la National Gallery 2.
L'œuvre, malheureusement inachevée, est du plus frappant caractère; elle est encore du XVe siècle, mais combien elle le dépasse, et, d'un seul bond, quel agrandissement dans l'idéal! L'unité sans doute n'en est pas parfaite et l'on y sent par endroits quelques hésitations, quelques inégalités. Deux courants se mêlent, et les eaux des fleuves différents ne sont pas tout à fait réconciliées. A certains égards, la conception générale semble plus forte que l'exécution, et ce sont là autant de raisons de croire que cette peinture, où éclate cependant tant de fierté, est bien l'œuvre d'un pinceau jeune encore, qui comprend, mais ne sait pas tout. La composition, symétrique dans ses lignes d'ensemble, n'est pas néanmoins absolument pondérée: elle penche un peu d'un côté. Assise de face, sérieuse, presque triste, la Vierge tient un livre à la main. Près d'elle, l'enfant est debout, appuyé sur les genoux de sa mère; il étend le bras comme pour saisir le livre et continuer la leçon commencée. Saint Jean-Baptiste, un petit athlète aux chairs doucement bronzées, est placé à côté de Jésus et contribue à faire pyramider le groupe qui, cependant, manque, à gauche, d'un peu d'équilibre et d'assiette. A droite, au second plan, sont deux anges; penchant l'une vers l'autre leurs têtes charmantes, ils lisent ensemble la feuille étroite d'un parchemin déroulé. Les épaules, les bras et les jambes sont nus, détail qui, chez Michel-Ange, ne doit pas surprendre, et qui est presque l'aveu d'un système. Deux autres anges devaient, du côté gauche, faire pendant à ce groupe fraternel: ils ne sont qu'ébauchés, et l'on ne voit, dans cette partie de la peinture, que des linéaments superbes laissant paraître entre leurs contours les tons intacts d'une préparation verte sur un fond blanchâtre. Le ton vert aurait formé le dessous des chairs; le blanc marque la place des draperies qui sont à peine indiquées.
Mais le génie, un génie très personnel, apparaît dans cette œuvre incomplète. Ce qui domine dans le dessin et dans le sentiment, c'est la force, avec le désir, déjà visible, de pousser au caractère, d'agrandir les choses et de les transfigurer. Nulle exagération, toutefois, et nulle redondance. La madone est belle, mais vivante, et sa physionomie austère est empreinte de cette séduction mystérieuse que Michel-Ange a souvent donnée aux visages féminins. La figure, sévèrement drapée, se compose comme un marbre et accuse, sous le vêtement, des formes d'un puissant relief. Les deux enfants sont aussi de petites statues d'un type robuste, et rappellent d'ailleurs, sans parti pris d'imitation, les adorables musiciens qui chantent et qui dansent dans les célèbres bas-reliefs de Luca della Robbia au Musée du Bargello, à Florence. Quant aux anges debout auprès du groupe central, ils ont la grâce légère et la sveltesse que Ghirlandajo aimait à donner à ses figures et ils font comprendre — avec certains accidents de la couleur — comment la peinture de la National Gallery a pu, pendant longtemps, être attribuée à ce maître.
Oui, l'attribution primitive s'explique par le coloris même du tableau. Il est bien difficile sans doute de juger une œuvre que le peintre n'a point achevée et qui, par endroits, n'est encore qu'une vision à peine dégagée du rêve; mais il est certain qu'au point de vue de l’ensemble la couleur n'a pas l'harmonie; qu'au point de vue du ton local, elle, emprunte ça et là quelques notes à la palette un peu voyante de Ghirlandajo. Dans la fresque, l'admirable décorateur de Santa-Maria Novella se plaît volontiers aux tonalités, sinon voilées, du moins rompues: son coloris a les douceurs amorties d'une étoffe légèrement passée: dans le cadre restreint du tableau, il n'a pas toujours la même unité, et il suffira de rappeler ici la Visitation du Musée du Louvre. En cette peinture, dont il est superflu de redire le style exquis et la grâce, il y a telle robe jaune dont l'accent trop vif s'exalte et détonne. Ce tableau est de 1491. Michel-Ange l'a vraisemblablement vu peindre, ou du moins, il l'a connu lorsqu'il fut achevé par les frères de Domenico.
Pour le coloris, la Vierge de Manchester appartient à la même école que la Visitation de Ghirlandajo. L'harmonie en est fort aventureuse. Michel-Ange a vêtu sa solennelle madone d'un manteau gris de fer; sa robe et aussi celles des deux anges debout auprès d'elle sont d'un ton rose dont l'éclat peut paraître trop vif. Je ne signale pas le fait pour y trouver l'occasion d'un reproche. Si Michel-Ange avait terminé son tableau, il aurait sans doute apaisé certaines tonalités un peu tapageuses et discipliné ses accents. Ma remarque n'a qu'un but: c'est de montrer qu'à l'heure de ses débuts, Michel-Ange est encore fidèle, comme coloriste du moins, aux méthodes qu'il a vu mettre en pratique dans l'atelier de Ghirlandajo. Pour le style, c'est autre chose. Dès le premier pas, il est un maître.
Et, en effet, malgré le caractère un peu boiteux de la composition inégalement pondérée, malgré les témérités d'une coloration hasardeuse, la Vierge de Manchester est une œuvre magnifique et de la plus haute inspiration. La loi de la forme héroïque y est admirablement devinée. Les chairs des deux enfants n'ont pas seulement les tons chauds d'un bronze dans lequel le fondeur aurait mêlé de l'or; elles ont aussi le relief, la forte saillie sculpturale. Dans les parties terminées, le modelé ressemble à celui du Bacchus. Michel-Ange est presque complètement annoncé dans cette peinture qui a l'austérité, la robustesse et le charme. M. Charles Blanc a dit le vrai mot: «C'est Hercule enfant.»
Un mystère, dont la critique n'est point parvenue à soulever le voile, enveloppe l'histoire des premiers tableaux de Michel-Ange. Pas un texte, on le sait, n'a été retrouvé sur la Vierge de Manchester; le Saint François d'Assise, dont les vieux chroniqueurs font mention, est aussi la plus embarrassante des énigmes. Dans l'été de 1496, Michel-Ange arrive à Rome. Il y sculpte le Bacchus, et un peu plus tard, la Pieta de Saint-Pierre qui est de 1499-1500. Se souvint-il alors qu'il était peintre? Vasari raconte que l'un des protecteurs de Michel-Ange pendant cette première période romaine, le cardinal de Saint-Georges avait un barbier exceptionnel, un barbier qui faisait de la peinture: Coloriva a tempera molto diligentemente. Michel-Ange, qui, on le verra, mit souvent son génie à la disposition des plus humbles, aurait dessiné pour cet habile homme un Saint François recevant les stigmates, et le barbier du cardinal aurait enluminé le carton du jeune maître. Mais Benedetto Varchi, qui a composé l'oraison funèbre de Michel-Ange, raconte autrement l'aventure. D'après son récit, le Saint François aurait été peint par l'artiste lui-même, a tempera secondo la maniera antica. Les deux historiens ajoutent que ce tableau fut placé à Rome dans la première chapelle de San-Pietro-in-Montorio. Disent-ils vrai? Ce qui paraît certain, c'est que, s'il a jamais existé, le Saint François, dessiné ou peint par Michel-Ange, ne tarda pas à être remplacé par une imitation moderne. L'abbé Filippo Titi, cataloguant en 1686 les trésors de San-Pietro-in-Montorio, écrit très curieusement: «Il quadro dove stà colorita l'istoria delle stimmale di S. Francesco... fu dipinto e benissimo terminato da Gio. de Vecchi, con disegno del Bonaroti 3. Or ce Giovanni de Vecchi, né en 1536, mort en 1614, n'est point le barbier du cardinal, et, au XVIIIe siècle, le nouvel éditeur de F. Titi ne manqua pas de faire remarquer qu'il est singulièrement douteux que Vecchi ait reproduit un dessin de Michel-Ange, non concordando i tempi 4. Enfin d'après les guides modernes, le Saint François de Vecchi existerait encore; mais le quadro dont parlent les anciens voyageurs serait devenu une fresque 5. Quoi qu'il en soit, et c'est l'avis de tout le monde, Michel-Ange ne serait pour rien dans cette œuvre, qui, marquée de tous les signes de la décadence, reste d'une signification médiocre.