les dernières années (1550-1564)
XLIV. MICHEL-ANGE, ARCHITECTE DES PAPES. TRAVAUX DE SAINT-PIERRE. — Si depuis longtemps l'artiste est fixé à Rome, les Médicis ne perdent pas l'espoir de le faire revenir à Florence pour s'honorer de sa gloire et se servir de son génie. Dès 1546, par l'entremise de Cellini, Côme Ier veut le faire revenir à Florence 286,6. Plus tard, en 1555, c'est le Vasari 286,7 et le Tribolo qui servent d'ambassadeurs au grand-duc 286,8, qui lui écrit lui-même en 1557 286,9. Les mêmes instances se renouvellent en 1558, 1559 et 1560 286,10; mais Michel-Ange préféra toujours rester à Rome, et, malgré ses protestations, n'eut jamais sérieusement l'intention de revenir à Florence. À la fin, son extrême vieillesse était une raison suffisante; mais au commencement, il pouvait lui être pénible de ne plus trouver Florence libre, comme dans sa jeunesse il l'avait vue, au moins en apparence, sous les premiers Médicis. Son idée de statue équestre pour François Ier, en est une preuve évidente, comme son amitié pour les Strozzi. Avec le temps, ses répugnances purent devenir moins vives, et les prévenances honorables que Côme ne cessa jamais d'avoir pour lui durent les faire en partie disparaître; mais il avait à la fois, pour prétexte et pour raison, d'être l'architecte des papes et le constructeur de Saint-Pierre.
Cette charge, qui occupe toute la dernière période de sa vie; je n'en ai encore rien dit, car je ne peux aussi donner à son sujet que quelques dates principales. Pour en parler, même rapidement, il faudrait entrer dans trop de détails, parler des travaux de ses prédécesseurs, dire en quoi il les continue ou les modifie profondément. Les documents abondent d'ailleurs, toutes les grandes histoires de Saint-Pierre en sont remplies, et la seule exposition des faits prendrait ici trop de place.
Ce ne fut pas un Médicis, mais un Farnèse, Paul III, qui se l'attacha le premier. Par un bref célèbre du 1er septembre 1535 287,1, il le nomma architecte, sculpteur et peintre du palais apostolique, c'est-à-dire de tout le Vatican, lui accorda en même temps tous les honneurs et priviléges de ses familiers, avec une pension annuelle de 1,200 écus d'or. Une moitié devait être payée directement et l'autre être prise sur le revenu du port du Pô, à Plaisance, revenu dont il n'entra en possession qu'en 1538. Il le perdit à la suite de la mort violente du duc de Parme et de Plaisance, Pierre-Louis Farnèse, fils de Paul III 287,2. En 1549, il avait été pourvu, comme dédommagement, du revenu de l'office du notariat de Rimini, qui devait lui rapporter 22 écus d'or par mois 287,3, Paul IV, — Michel-Ange l'a noté dans ses Ricordi 287,4, — le lui ôta le premier jour de son pontificat 285,5.
Revenant à Paul III, ce fut lui qui, à la mort d'Antonio de Sàn Gallo, nomma Michel-Ange architecte de Saint-Pierre par un bref du 1er janvier 1547 287,6, qui lui accordait tout pouvoir d'adopter de nouveaux plans. Un bref de Jules III, du 23 janvier 1552, confirma celui de Paul III 287,7.
Comme nous l'avons dit, nous ne parlerons pas du détail des travaux de Saint-Pierre, ni même de la fameuse coupole exécutée seulement après sa mort, mais très exactement faite sur le modèle qu'il avait laissé, et cela sur les ordres formels du pape Pie IV 288,1.
Nous ne relèverons que deux petits faits.
Dans une lettre écrite à son neveu, Léonardo, en juillet 1547, la première année de sa nomination 288,2, il lui demande de faire prendre à «Messer Giovan Francesco la hauteur de la coupole de Sainte-Marie-des-Fleurs depuis le commencement de la lanterne jusqu'au sol, et aussi la hauteur de toute la lanterne». Lorsqu'on lui avait conseillé de faire sa lanterne de la chapelle des Médicis, à San-Lorenzo de Florence, très différente de celle de Brunelleschi, il avait dit: «On peut s'en écarter, mais non faire mieux.» Il est curieux de le voir, dès qu'il est chargé de Saint-Pierre, avoir de suite la pensée de la coupole et en même temps se préoccuper de celle de Brunelleschi. On dit trop souvent qu'il a pris pour modèle la coupole du Panthéon d'Agrippa. Il a bien plus imité celle de Florence. D'un côté, celle-ci est la première qui ait eu deux calottes concentriques, et Michel-Ange a répété cette disposition. De l'autre, les dimensions sont très peu différentes: à partir du sol la coupole de Rome n'est que très peu plus haute, mais le diamètre n'est pas aussi grand, celle de Florence ayant quatre brasses de plus 288,4. Des analogies aussi grandes accusent suffisamment, croyons-nous, que c'est Brunelleschi qui a été là le maître et le modèle de Michel-Ange.
L'autre fait est que le modèle de la coupole a été exécuté par un Français nommé Maître Jean qui, d'après un premier petit modèle en terre, de la main du maltre, en fit en bois un plus grand, et occupa un an à ce travail 288,5.
XLV. MORT D'URBINO. — La lettre de Michel-Ange à Vasari sur la mort de son fidèle serviteur est, on peut le dire, populaire. Il vit par elle et son maître a jeté sur lui comme un rayon de sa propre gloire.
Rien ne fait plus honneur à Michel-Ange que sa douleur à la mort de cet humble compagnon d'une partie de sa vie, et une biographie du grand homme serait incomplète si l'on omettait d'y parler d'Urbino.
Des actes relatifs au Tombeau de Jules II nous ont déjà appris qu'Urbino pouvait être employé comme aide par Michel-Ange et qu'Urbino n'était qu'un surnom; il s'appelait en réalité Francesco d'Amadore, et il était de Castel Durante. C'est en 1530 qu'il entra chez Michel-Ange.
Le 30 novembre, celui-ci écrit à son neveu qu'Urbino est toujours au lit, et lui donne autant d'inquiétude que s'il était son fils, car il est avec lui depuis vingt-cinq ans très fidèlement. Il est vieux et n'a plus le temps de retrouver et de former quelqu'un pour. remplacer Urbino; aussi, si son neveu connaît quelque personne pieuse, qu'il lui demande de prier Dieu pour le rétablissement d'Urbino 289,1.
Celui-ci avait fait son testament le 24 novembre 290,1, et il nomma Michel-Ange l'un de ses trois exécuteurs testamentaires et l'un des tuteurs de ses fils, dont un était le filleul du sculpteur. Il mourut le 3 décembre 290,2, et Michel-Ange écrit le lendemain à son neveu 290,3 :
- Je t'informe qu'hier au soir, 3 décembre, à quatre heures, est mort Francesco, dit Urbino, à mon très grand regret. Il m'a laissé si affligé et si troublé qu'il m'aurait été plus doux de mourir avec lui à cause de l'amour que je lui portais, et il ne méritait pas moins parce que c'était un digne homme, plein de fidélité et de loyauté. Sa mort fait qu'il me semble ne plus vivre, et je ne puis retrouver la tranquillité. J'aurais besoin de te voir; dis-moi si dans un mois ou un mois et demi tu peux venir ici près de moi...
J'ai commencé par traduire la lettre de Michel-Ange à son neveu parce qu'elle était inédite; mais est-il possible, si connue qu'elle soit, de ne pas citer aussi celle qu'il écrivit trois mois après, le 26 février 1556, à Vasari 290,4:
- Messer Giorgio, mon cher ami, il se peut que j'écrive mal; cependant, en réponse à votre lettre, je vous écrirai quelque chose. Vous savez qu'Urbino est mort, ce qui, pour moi, est grave et me cause une douleur infinie; niais ce m'est aussi une très-grande grâce que Dieu m'a faite. La grâce est que, si je reste en vie, en mourant il m'a appris à mourir non pas avec déplaisir, mais avec le désir de la mort. Je l'ai gardé vingt-six ans, et je l'ai toujours trouvé très sûr et très fidèle. Je l'avais enrichi, et, maintenant que je comptais sur lui pour être le bâton et le repos de ma vieillesse, il m'est enlevé, et il ne m'est resté d'autre espérance que de le revoir en paradis, où Dieu, par la très heureuse mort qu'il a faite, a bien montré qu'il devait être. Ce qui a été pour lui plus dur que la mort, ç'a été de me laisser vivant dans ce monde trompeur et au milieu de tant d'inquiétudes. La meilleure partie de moi-même s'en est allée avec lui, et il ne me reste plus rien qu'une misère infinie. Je vous prie de m'excuser auprès de Messer Benvenuto [Cellini] de ne pas répondre à sa lettre, parce que ces pensées me causent tant de douleur que je suis incapable d'écrire. Recommandez-moi à lui; je me recommande à Vous.»
Dans tout ce qu'on vient de lire, il n'a guère été question que de l'artiste de génie; ici Michel-Ange n'est rien qu'un homme, et personne ne trouvera qu'il y perde de sa taille.
XLVI. STATUE ÉQUESTRE DE HENRI II. — François Ier, malgré tout son désir, n'avait pas fait travailler directement Michel-Ange. Malgré la vieillesse de l'artiste, Catherine de Médicis fut -sur le point d'être plus heureuse. À la suite de la mort tragique de Henri II, elle lui demanda de donner le dessin et de surveiller l'exécution de la statue équestre de son mari. La lettre italienne qu'elle lui écrivit alors sort de la banalité des lettres officielles; elle a un véritable accent de grandeur, et c'est pour cela que nous en donnons ici la traduction:
- Après la très cruelle fortune du très chrétien et sérénissime Roi, mon Seigneur et mari, il ne m'est pas resté, après le desir de lui qui est vain, de plus grand désir que de donner de la vie à son souvenir, à mon légitime amour évanoui et par suite à ma présente douleur. Au nombre des ouvrages que je destine à ce dessein, j'ai eu le pensée, pour le milieu de la cour d'un mien palais 291,1, de faire faire mon dit Seigneur en bronze, à cheval, de la grandeur demandée par la dimension de cette cour. Comme, avec le Monde entier, je sais combien vous êtes excellent dans cet art et supérieur à n'importe qui de notre siècle, combien aussi vous êtes depuis bien longtemps affectionné à ma Maison, comme, de l'une manière et de l'autre, en donnent un clair témoignage, à Florence, les singuliers ouvrages de votre main dans le monument funéraire des miens, je vous prie de consentir à vous charger de cet ouvrage. Je sais bien que vos années pourraient vous excuser vis-à-vis de toute autre personne; mais je crois qu'avec moi vous ne voudrez pas vous servir de cette excuse et que vous voudrez au moins prendre la charge de donner le dessin de cet ouvrage en le faisant fondre et terminer par les meilleurs maîtres que vous pourrez trouver par de là, vous assurant que vous, ni personne au monde, ne pourrez me rien faire de plus agréable, ni que je desire reconnaître plus largement. Comme en même temps que cette lettre, j'en écris une autre au Seigneur Ruberto, mon cousin, je ne vous en dirai pas davantage, m'en remettant à ce qu'il vous en dira de ma part. Et sur ce je prie Dieu qu'il vous conserve heureux.
.........................................................Signé: CATERINE. De Blois, le 14 de novembre 1559 291,2.
Au milieu de ses travaux, Michel-Ange n'avait pas été sans étudier le cheval. On a vu qu'il avait eu un moment l'idée de faire une statue équestre de François Ier, et nous savons qu'en 1537, à propos d'un «cheval» en bronze qu'on trouvait mauvais, le duc d'Urbin écrit qu'il vaudrait mieux «avoir, si on le pouvait, celui de cire fait de la main de Michel-Ange 292,1».
On sait que la statue fut commencée par Daniel de Volterre sous les yeux du vieux maître. Le cheval seul en fut fondu, en 1565, après la mort de Michel-Ange 292,2, mais la mort du Ricciarelli empêcha la suite de l'ouvrage. Je n'ai pas à entrer ici dans son histoire, que j'ai d'ailleurs traitée à part. Il suffit de rappeler que ce cheval servit, au XVIIe siècle à la statue de Louis XIII, élevée sur la place Royale, en 1639, et que celle-ci fut détruite en 1793 avec les autres statues des rois qui se trouvaient à Paris.
XLVII. L'ÉGLISE SAINT-JEAN DES FLORENTINS, À ROME. — Quelques semaines avant la lettre de Catherine, Michel-Ange s'était aussi chargé de donner les dessins et de suivre la continuation de l'église des Florentins. Comme le Poussin dans sa vieillesse, sa main tremblante ne pouvait plus faire une ligne droite, et il employa celle, plus jeune et plus ferme, de Tiberio Calcagni, qui faisait les dessins sous ses yeux 292,3. Comme le projet de Michel-Ange fut abandonné comme trop coûteux, il n'y a pas lieu d'insister ici, mais il convenait de rappeler ces études, qui occupèrent Michel-Ange pendant la fin de 1559 et pendant l'année 1560 292,4. Le modèle en existait, du temps de Vasari, au Consulat de Florence à Rome, et Titi 292,5 nous apprend qu'il subsista dans sa chapelle jusqu'en 1720.
Ce ne fut pas, du reste, la dernière fois que Michel-Ange s'occupa de Florence. Une lettre de Vasari, du 8 avril 1560 292,6, parle au duc Côme des mémoires et des dessins que celui-ci a faits d'après ses conseils, et qu'il lui apportera, de sa part, pour le projet, du pont de la Trinité, à Florence, qui ne fut commencé qu'en 1567, et certainement avec assez de modifications pour ne plus pouvoir être considéré comme son œuvre.
XLVIII. TOMBEAU DU MARQUIS DE MARIGNAN. — Pie IV, encore un Médicis, mais d'une autre famille que celle de Florence, plus bienveillant pour Michel-Ange que son prédécesseur, favorisa de tout son pouvoir la construction de Saint-Pierre 293,1 et demanda à Michel-Ange le dessin du tombeau de son frère Jean-Jacques, marquis de Marignan, le célèbre général de Charles-Quint, mort en 1555. Ce fut Leone Leoni qui exécuta la statue debout du «Medichino», et les deux statues assises de la Vertu militaire et de la Paix 293,2. Ce superbe tombeau se trouve à Milan contrela muraille du transept du Dôme 292,3.
XLIX. LA PORTA PIA. — Pie IV fit aussi faire à Michel-Ange le dessin des portes de Rome, et l'on possède le marché pour la Porta Pia fait en juillet 1561. Ce fut le sculpteur sicilien Jacopo del Duca qui fit la plus grande partie de la sculpture de cette porte, qui n'a jamais été complétement terminée 294,1. C'est aussi à ce moment que Michel-Ange donna le dessin pour faire, avec les ruines des Thermes de Dioclétien, l'église de Sainte-Marie-des-Anges 294,2, pour laquelle le même Jacopo del Duca, fondeur très habile, fit en bronze, sur ses dessins, le grand ciborium de l'autel 294,3.
Mais, malgré tous les travaux, tous les conseils, toutes les directions qu'on demandait à la fécondité et à l'activité toujours subsistantes de son génie, on n'était pas sans attaquer sa vieillesse.
Nous le voyons dans une lettre, du 13 septembre 1560 294,4, au cardinal de Capri. Son ami Francesco Randini, celui même à qui il donna la Pietà qui est aujourd'hui derrière le maître-autel du Dôme de Florence, lui a appris qu'on se plaignait du désordre des travaux de Saint-Pierre, et il offre de se démettre de leur direction. On n'eut garde d'accepter; mais, malgré tout, malgré la volonté, malgré l'intelligence, la fatigue venait, et, dès 1561 294,5, il faisait à Cesare da Castel Durante adjoindre Pier Luigi Gaeta, pour activer et mieux connaître par lui-même, et jour par jour, — Gaeta demeurant avec lui, — la suite des travaux de Saint-Pierre.
L. MORT DE MICHEL-ANGE. — Depuis longtemps Michel-Ange déclinait et s'affaiblissait visiblement.
Le samedi 12 février 1564 il travailla toute la journée; le lendemain, ne se souvenant pas que ce fût un dimanche, — ce que lui rappela Antonio del Francese, le serviteur qui avait remplacé Urbino, — il voulait aussi aller travailler 295,6. Le lundi il se sentit malade et pris de somnolence invincible, si bien que le 15 «il voulut, pour la vaincre, monter à cheval, selon son habitude de chaque soir, quand le temps était beau; mais le froid de la saison et la faiblesse de ses jambes et de sa tête l'en empêchèrent. Il s'en retourna alors s'asseoir auprès du feu sur un siège, où il reste beaucoup plus volontiers que dans le lit 295,7». Malgré les soins de ses médecins, Federigo Donati et Gherardo Fidelissimi, malgré ceux de ses amis Diomede Leoni, Daniel de Volterre et Tommaso de Cavalieri, qu'il connaissait depuis le temps de sa liaison avec Vittoria Colonna, et après être resté seulement trois jours au lit, il rendit à Dieu sa grande âme le vendredi 18 février, sur les vingt-trois heures 295,1, ce qui dans cette saison correspond à quatre heures trois quarts de l'après-midi. Il avait exactement quatre-vingt-huit ans et quinze jours.
Averardo Serristori, l'ambassadeur du Grand-duc à Rome, fit faire, le lendemain 19 295,2, l'inventaire des meubles, de l'argent et des œuvres d'art qui étaient dans sa maison 295,3. La veille, Fidelissimi, en annonçant la mort au Grand-duc 295,4 , lui écrivait que Michel-Ange avait exprimé l'intention que son corps fût ramené à Florence; mais la chose n'étaitpas sans difficultés.
Le corps avait été porté à l'église des Saints-Apôtres, où fut célébré le service mortuaire. Pie IV avait annoncé l'intention de faire enterrer Michel-Ange à Saint-Pierre, et c'eût été un honneur bien exceptionnel, car, sauf des papes et deux reines 295,5, il n'y a pas d'exemple qu'un seul particulier y ait jamais été inhumé. Pour empêcher qu'on.le gardât à Rome de vive force, son neveu, qui n'avait pu arriver avant sa mort, le fit mettre secrètement dans un ballot, la caisse contenant le corps soigneusement enveloppé d'une toile cirée avec douze livres de cire 296,6. Le ballot, envoyé le 29 comme marchandise 295,7, arriva à Florence le 11 mars et fut porté immédiatement dans l'église des religieuses bénédictines de Saint-Pierre-le-Majeur, où il fut déposé dans le caveau de la confrérie de l'Assomption, sous le maître-autel. Le lendemain dimanche, les artistes florentins se concertèrent; ils se réunirent avec des torches et, au milieu de la nuit, ils transportèrent eux-mêmes le cercueil à Santa-Croce, où était le tombeau de la famille Buonarroti. Une fois porté dans la sacristie, au milieu d'un immense concours de peuple qui s'était rassemblé dès que la nouvelle s'était répandue, don Vincenzo Borghini, le directeur de l'Académie, fit ouvrir le cercueil et l'on put, une dernière fois, revoir à Florence les traits de celui qui n'y était pas revenu depuis si longtemps 295,8. Vasari remarque qu'au bout de vingt-neuf jours le corps avait l'air de celui d'un homme mort tout récemment. Évidemment, en prévision du voyage, il avait été, sinon complétement embaumé, au moins garni d'aromates.
LI. OBSÈQUES. — L'Académie des peintres de Florence, fondée en mars 1563, n'avait encore eu à rendre d'honneurs publics qu'au sculpteur Montorsoli 296,1 mort en septembre 1563 et enterré à l'Annunziata 296,2. Elle devait de plus grands hommages à Michel-Ange et s'en préoccupa aussitôt 296,3; le duc Côme en fit les frais et les ordonnateurs de cette fête funèbre furent deux peintres, Vasari et le Bronzino, et deux sculpteurs, Bartolomeo Ammanati et Cellini, qu'une maladie empêcha d'y prendre une part active, mais dont on possède sur le dessin à exécuter une lettre très-détaillée 296,4. Dans la longue description de Vasari 296,5 et dans le récit des Esequie, dont on retrouve tant de phrases dans les Vite que Vasari pourrait bien en être aussi l'auteur 296,6, on trouvera les noms des jeunes artistes qui prirent part à l'exécution; nous résumons seulement les dispositions principales.
Au centre de Saint-Laurent, entre les deux portes latérales, s'élevait un immense catafalque dont le soubassement était orné des figures colossales de l'Arno, avec le lion, et du Tibre, avec la louve et ses farouches jumeaux. Au-dessus, sur les quatre faces, étaient quatre grandes compositions en camaïeu: Michel-Ange tout jeune accueilli par le vieux Laurent dans son jardin: de Saint-Marc, Michel-Ange montrant à Clément VII les plans de la chapelle de Saint-Laurent et Michel-Ange faisant travailler aux fortifications de la colline de San-Miniato; le quatrième côté était occupé par une inscription. Aux angles étaient quatre groupes de terre, peints en marbre blanc, sur des piédestaux isolés: le Génie vainqueur de l'Ignorance, la Piété chrétienne ayant sous ses pieds le Vice ou l''impiété, Minerve, déesse de l'Art, foulant aux pieds l'Envie, et l'Étude victorieuse de l'Oisiveté.
Au second rang des compositions peintes, on voyait: Michel-Ange montrant à Pie IV le modèle de la coupole de Saint-Pierre; peignant le Jugement dernier; causant avec la Sculpture sous les traits d'une Déesse, et enfin écrivant des vers au milieu des Muses et d'Apollon qui le couronnait. Ces compositions, qui se rapportaient aux quatre dons du génie de Michel-Ange, étaient accompagnées aux angles des statues de l'Architecture, de la Peinture, de la Sculpture et de la Poésie. Le tout était surmonté par une pyramide, — sur deux faces de laquelle étaient deux bas-reliefs de la tête de Michel-Ange, œuvres de Santi Buglioni, — et couronné par une boule avec une figure de la Renommée volant dans les airs et sonnant d'une trompette à trois pavillons. Le tout avait une hauteur de vingt-huit brasses.
La décoration de l'église n'était pas moins riche. Outre les tentures et les représentations nombreuses de la figure de la Mort, il y avait des tableaux dans les chapelles.
Ils représentaient: Michel-Ange aux Champs-Élysées, au milieu des peintres de l'antiquité et des peintres de Florence, ses prédécesseurs et ses contemporains; — Michel-Ange, entouré d'enfants et de jeunes gens lui présentant les prémices de leur art et attentifs à ses enseignements; — Jules III et Michel-Ange causant assis au milieu de cardinaux et de courtisans debout; — Michel-Ange recevant à la Giudecca les gentilshommes vénitiens envoyés par le Doge; — le jeune Don François de Médicis, recevant à Rome Michel-Ange en 1561, le faisant asseoir à sa place et restant debout devant lui; — les fleuves des trois parties du monde, le Pô, le Nil et le Gange, amenés en Toscane par la Renommée pour déplorer avec l'Arno la perte du grand Florentin; ce dernier sujet était accompagné de deux statues représentant l'âme et la renommée de Michel-Ange sous la forme d'un Vulcain tenant une torche, avec la Haine sous ses pieds, et la Grâce Aglaé, femme de Vulcain, signifiant la Proportion et triomphant de la Discordance; — Michel-Ange se présentant à. Bologne devant Jules II, — et Michel-Ange causant assis avec le duc Côme.
Il faut ajouter que les figures de la Mort étaient toutes accompagnées de trois couronnes. Michel-Ange avait pour devise trois cercles, entrelacés de façon que chacun se trouve passer par le centre des deux autres. C'était probablement dans sa pensée le symbole de l'union des trois arts du dessin. Avec le même sens et pour honorer en lui ses trois génies, on avait changé les cercles en couronnes de gloire; comme le disait l'inscription qu'on leur ajouta: Ter geminis tollit honoribius.
Enfin la chaire de bronze du Donatello, du haut de laquelle Varchi devait prononcer l'oraison funèbre, ne fut cachée d'aucun voile, ni ornée d'aucune tenture. Il suffisait de sa beauté.
Le jour de la cérémonie avait d'abord été fixé au lendemain du jour de la Saint-Jean, c'est-à-dire au lundi 25 juin. Le titre des Esequie indique à tort la date du 28, car ces magnifiques obsèques ont été retardées et remises au vendredi 14 juillet 299,1. Comme il convenait, cette belle décoration ne fut pas aussitôt démontée; elle resta en place jusqu'en octobre. Elle fut ensuite transportée sur les murs du réfectoire des Innocents, et elle y était encore en 1566. Elle fut mise en vente en août 1569, et en 1571 il n'en restait plus que dix-huit toiles sur vingt-cinq. Quant aux statues, après avoir été conservées dans la maison de Batista Nelli, elles furent aussi vendues en octobre 1566 299,2.
Ce fut Michel-Angelo, dit le Jeune, fils de Léonard et petit-neveu de l'artiste, qui en 1620 fit construire et peindre dans la Casa Buonarroti, à Florence, une galerie consacrée à la gloire de celui qui a donné à sa famille un nom qui ne peut plus périr. Pour les grands tableaux sur toile et pour les petits sujets peints à l'huile sur les murailles ou au plafond, il choisit les meilleurs artistes de son temps 299,3, et la dépense passe pour s'être élevée à 22,000 écus 299,4. Cette décoration existe encore, mais n'a, croyons-nous, jamais été gravée.
LII. TOMBEAUX DE MICHEL-ANGE. — Le tombeau de Michel-Ange qui est à Santa-Croce, et qui, est daté de 1570, a été dessiné par Vasari et élevé aux frais du neveu de Michel-Ange, auquel le Grand-duc donna les marbres. Le buste de Michel-Ange est posé sur un sarcophage à côté duquel sont assises les statues de la Sculpture par Valerie Cioli, de l'Architecture par Giovanni Bandini, de la Peinture par Batista Lorenzi, auteur de tout le reste du monument 299,5. Ce sont de bien petits noms à côté de ceux du maître, et la disposition n'a rien de particulier; mais le tombeau est simple, modeste comme il convenait, et en somme il fait honneur à ceux qui l'ont élevé. Michel-Ange de son vivant avait exprimé le désir d'élever son tombeau dans une chapelle de Santa-Croce, qu'il aurait ornée de peintures et de sculptures de sa main; les Frères étaient d'avis de lui donner la chapelle qu'il demandait; les membres de la Fabrique s'y refusèrent 299,6. Craignaient-ils qu'il ne commençât le travail sans le jamais terminer? Si tel a été leur motif, et il est difficile d'en supposer un autre, il faut convenir qu'ils auraient probablement eu raison.
Enfin il existe à Rome, dans le corridor du couvent qui est à côté de l'église des Saints-Apôtres, un autre tombeau honorifique de Michel-Ange. Il y est représenté couché en costume de travail, en pourpoint et avec le tablier du sculpteur 300,1. Ce monument est également dû aux soins pieux de son neveu Léonardo et serait du sculpteur Jacopo del Duca 300,2. On a même voulu soutenir que Michel-Ange y était réellement enterré. Mais Filippino Lippi 300,3 et Vasari 300,4 témoignent que le cercueil fut ouvert à l'arrivée à Florence et qu'ils y ont vu le cadavre du grand homme, endormi de son dernier sommeil. Le corps était encore entier lorsqu'on l'ouvrit une seconde fois au milieu du dernier siècle; il le fut une troisième fois en septembre 1857. Sauf une partie des os de la tête, quelques cheveux et des feuilles de laurier 300,5, ce n'était plus que cette poussière muette, brune, affaissée, qui estompe les lignes du corps disparu, et ce je ne sais quoi qui n'a plus de nom dans aucune langue.