Le génie de Michel-Ange dans le dessin

Charles Blanc
Après avoir écrit dans l'Histoire des Peintres une monographie de Michel-Ange, qui forme à elle seule un volume, il nous serait bien difficile, sans tomber dans les redites, d'écrire encore un peu longuement sur ce grand maître, en le considérant, soit comme peintre, soit comme statuaire, soit comme architecte. Ces divers aspects de son originalité seront d'ailleurs examinés dans cette publication par des artistes dont la compétence spéciale ne manquera pas de donner à leurs appréciations un surcroît de valeur. Toutefois, au moment où, pour célébrer à son tour le centenaire qui vient d'être fêté à Florence, la Gazette des Beaux-Arts élabore une publication exceptionnelle et magnifiquement ornée, nous n'avons pas voulu demeurer étranger à la manifestation préparée par un recueil que nous avons fondé il y a seize ans, et que nous sommes heureux de voir prospérer. C'est pour cela que nous allons essayer de définir, s'il est possible, le génie de Michel-Ange, de dire en quoi il se distingue de l'Antiquité et du Moyen Âge, et de le caractériser par ses traits les plus caractéristiques.

Entre l'art moderne et l'art antique, il y a tout un monde. Si l'on veut mesurer la distance qui les sépare, si l'on veut savoir ce qui les distingue et les comparer l'un à l'autre, il suffit, pour posséder un des termes de cette comparaison, de bien connaître Michel-Ange, car il contient à lui seul tout l'art moderne; il en est la personnification la plus frappante, la plus illustre, en ce qui touche la peinture, la sculpture, et même l'architecture, autrement dit les arts du dessin.

Lorsque Bacon définissait l'art par ces mots «l'homme ajouté à la nature» homo additus naturæ, on peut croire qu'il avait en vue les ouvrages du grand artiste dont nous cherchons ici à pénétrer la grandeur et à comprendre le génie, parce qu'en effet cette définition qui, d'une certaine manière, convient. beaucoup plus à, l'art moderne qu'à l'art antique, ne s'applique à personne autant qu'à Michel-Ange. Si l'on considère à ce point de vue les ouvrages de l'antiquité, en remontant le plus haut possible, on reconnaîtra que, dans ces ouvrages, la personnalité du sculpteur ou du peintre ne s'est point trahie, encore moins celle de l'architecte. Je veux dire que le sentiment qui a inspiré les artistes antiques lorsqu'ils ont élevé des monuments, modelé des colosses, gravé des bas-reliefs ou peint des murailles, a été un sentiment collectif. Cela est bien remarquable chez le plus ancien de tous les peuples qui ont laissé des œuvres d'art dignes d'attention et d'admiration, les Égyptiens.

Quand nous parcourions les rivages du Nil, depuis le Caire jusqu'à la première cataracte, nous étions frappé de la ressemblance que présentaient les sculptures et les peintures qui couvraient toutes les parois des anciens temples. Partout le même type reparaît, partout le même symbole et la même figure se répètent. Les diverses classes de la nation sont comme stéréotypées dans une image convenue. Un seul laboureur représente tous les laboureurs; un seul guerrier toute la caste des guerriers. Une seule femme personnifie tout le sexe féminin. Aucune individualité ne se fait jour, aucune physionomie particulière ne se fait reconnaître. Cela tient à ce que le sculpteur et le peintre égyptiens sont des prêtres au service des dieux, ou des artisans au service des prêtres. La pensée religieuse s'impose à eux. Les modèles sont déposés dans le temple et il n'est pas permis d'y rien changer. Platon qui avait passé quatorze ans à Héliopolis dit formellement qu'il en était ainsi, et les œuvres peintes, taillées ou gravées dans le granit, le disent plus formellement encore.

Qu'il soit soumis au despotisme oriental ou au despotisme militaire, l'art de l'Égypte a un caractère d'universalité qui accuse son esclavage en même temps qu'il fait sa grandeur. La personne humaine n'y existe pas; elle n'apparaît ni dans l'ouvrier ni dans son œuvre. Elle ne compte pas plus qu'un grain de sable dans le désert. Sans doute, en y regardant bien et d'un peu près, on découvre parmi ces ouvrages, dont les plus anciens datent de quatre mille avant notre ère, quelques nuances de style: ici, plus de vérité, là, plus de convention. Les raffinés peuvent même discerner diverses périodes dans ce long intervalle. Mais en somme, et si l'on observe les choses d'un peu haut, l'on s'aperçoit que les similitudes l'emportent de beaucoup sur les différences, et que l'art égyptien, dans son ensemble, est un art hiératique plein de majesté, il est vrai, mais sans une ombre de liberté.

En Grèce, il en va de même durant plusieurs siècles. Cependant la philosophie, qui dans tout l'Orient s'était confondue avec la religion, s'en sépare peu à peu, ou du moins elle tend à s'en séparer. Il arrive un moment où le théologien et le philosophe cœxistent dans le même esprit et se pondèrent l'un à l'autre. Là aussi, on démêle des différences de style, mais ces différences sont communes à toute une école, et si un grand homme se produit, qui s'appelle Phidias, sa personnalité n'est pas sensible dans son œuvre. En admirant la beauté parfaite, la beauté exquise de ses marbres, on ne pense pas au sculpteur. Il a voulu s'effacer, il a voulu se taire: il n'a fait parler que ses ouvrages. De même dans les sculptures de Phidias, aucune physionomie individuelle n'est visible. Leur perfection même les élève au-dessus de l'harmonie en les généralisant, et s'il est vrai que Vénus ne ressemble pas à Minerve, ni Mercure à Neptune, ces dissemblances ne sont encore que des caractères généraux dont la vérité est soumise aux lois de l'harmonie et de la beauté. Phidias se maintient en un merveilleux équilibre entre la servitude de l'art qui l'a précédé et l'indépendance de l'art qui le suivra.

De Phidias à Michel-Ange, il s'est écoulé dix-neuf siècles, pendant lesquels ont brillé l'art romain et ensuite l'art du moyen âge. Le premier donne beaucoup d'importance à l'individu; il se complaît, il excelle à modeler des portraits, et déjà l'humeur de l'artiste se trahit dans son œuvre. Le second, retombant sous la domination sacerdotale, façonné par la superstition et poussé par le christianisme au mépris de la chair, passe de la barbarie des formes byzantines au mysticisme des sentiments et à l'ascétisme des figures. Voyez, par exemple, les sculptures qui décorent les porches de nos cathédrales du moyen âge: les saints et les saintes y cachent sous de longues draperies un corps mince, frêle et veule. La maigreur y semble une condition de la piété. Les vierges folles tout aussi bien que les vierges sages paraissent toutes honteuses d'avoir un corps.

Vienne la Renaissance: elle sera ce que fatalement elle doit être: une réaction violente contre les idées de renoncement, de sacrifice, de mortification. L'art va donc s'affranchir. Rompant les liens qui l'attachaient au dogme, qui le rivaient au sanctuaire, il va se répandre au dehors pour jouir du spectacle de la nature. Et comme la nature ne produit., en tous ses règnes, que des individus, l'individualisme se prononce dans la peinture et dans la statuaire, le caractère est préféré à la beauté. La laideur même n'est pas un vice irrémissible, en tant qu'elle peut concourir à l'expression. Par ce retour à la nature, la matière a repris sa légitime importance, et le corps humain est étudié de nouveau comme une œuvre qui ne le cède pas en beauté à la création immatérielle. C'est à Florence que s'accomplit cette révolution, et c'est Michel-Ange qui en est, non le promoteur, mais le chef.

Au surplus, il y a dans l'art deux sortes d'individualités: celle de l'artiste et celle des figures par lesquelles il exprime sa pensée. En d'autres termes, il y a parmi les artistes et, en particulier, parmi les Florentins de la Renaissance, les naïfs, comme Donatello, comme Verocchio, si l'on veut, et les passionnés, comme Léonard de Vinci et Michel-Ange. Ceux-ci ne se contentent pas de rendre le caractère que présentent les modèles choisis dans la nature: ils y ajoutent leur caractère propre. L'un y met la tendresse de son cœur généreux et amoureux, l'autre la fierté de son âme et l'indépendance sauvage de son humeur. Par ces deux grands génies, la personnalité de l'artiste s'est fait place dans la peinture et dans le maître. Elle s'est affirmée, elle s'est imposée à son tour, et alors on a pu définir l'art en toute vérité: L'homme ajouté à la nature. Et si cette définition, encore une fois, convient à l'art moderne, elle est surtout applicable à Michel-Ange. Plus que tout autre, Michel-Ange a réagi contre le moyen âge en faisant du corps humain, développé en tous sens, l’objet le plus élevé de ses études, l'élément de ses créations, le but constant de ses efforts, le sujet inévitable et inépuisable de tous les poèmes de sa peinture. Plus que tout autre, il a reconquis de haute lutte la liberté de l'artiste et rompu les chaînes de la tradition hiératique. Sans s'inquiéter des idées reçues et des conventions banales, sans se préoccuper de plaire aux princes de l'Église et aux souverains pontifes auxquels il imposait par la puissance de son irrésistible supériorité, il fit sur les murailles et les plafonds d'un temple catholique, l'orgueilleux et libre étalage de ses nus. A l'inverse des artistes de l'antiquité qui animaient leurs œuvres au souffle de l'âme universelle, il anima les siennes au souffle de son âme, il les signa d'un nom propre; il les marqua de sa griffe. Il se servit de la nature, non pas tant pour mettre en relief les beautés qu'il y avait aperçues, que pour montrer la manière personnelle dont il les avait senties.

Voilà comment l'art moderne tranche sur l'art antique, et ces différences profondes, c'est Michel-Ange qui les a, plus que personne, accusées et consacrées en y imprimant le dernier sceau. Mais ce qui le distingue lui-même, dans l'art moderne, c'est que son génie a éclaté surtout dans le dessin. Sculpteur, peintre, architecte, il n'a pas été sans imperfections, sans inégalité, sans défaillances. Tel marbre de sa main est inférieur à tel autre. Qui le croirait? Il y a des sculptures de ce grand maître devant lesquelles on peut rester froid, le Christ de la Minerve, par exemple. Il est des peintures de lui dont la conception n'est pas heureuse et dont l'exécution est déplaisante, notamment la Sainte Famille de la Tribune, à Florence. Il est des morceaux d'architecture qu'il a voulus tourmentés et bizarres, uniquement parce qu'il avait horreur de la banalité. Il a inauguré dans cet art des hérésies qui ont fait école, et certaines erreurs qu'on lui passe seraient chez d'autres impardonnables. L'exécution délicate et finie de ses fresques, toute belle qu'elle est, n'est pas sans égale. Mais lorsqu'il a une plume ou un crayon à la main, il est le maître par excellence. L'autorité de son dessin, le tour libre et fier qu'il y donne à ses moindres figures, les accents qu'il y frappe, l'expression qui en sort, qui en rejaillit, le sentiment de force altière ou de terreur ou de superbe élégance qu'il y exprime, la haute science qu'il y montre, tout cela est vraiment hors ligne. Jamais dans son dessin, il n'est en défaut; jamais il n'y est au-dessous de lui-même; jamais il ne s'y est endormi; et s'il a été un si grand peintre, un si grand sculpteur, un si grand artiste, c'est parce qu'il a été, avant tout, un dessinateur prodigieux. Il n'est pas de dessins, si ce n'est peut-être — avec d'autres qualités — ceux de Léonard de Vinci, qui puissent soutenir la comparaison avec ceux de Michel-Ange. Auprès de lui, Raphaël, Raphaël lui-même, lorsqu'il ne l'imite pas, n'est plus qu'un adolescent plein de grâce, le Corrège un génie féminin, André del Sarte un élève exquis, Bandinelli un rhéteur, et Rembrandt un va-nu-pieds sublime.

Telles sont les considérations qui nous ont amené à reprendre la plume pour parler à nouveau de Michel-Ange dans une publication spécialement et entièrement consacrée à sa mémoire. Dieu veuille qu'après avoir écrit avec conscience, avec admiration, avec respect, l'histoire de ses immenses travaux et de sa longue vie, nous puissions aujourd'hui, en fouillant dans le portefeuille de ses dessins, en caractériser la beauté souveraine et développer ainsi celle des faces éclatantes de son génie qui nous paraît encore plus éclatante que toutes les autres.

Les hautes qualités du dessinateur, Michel-Ange les a possédées au degré suprême, ayant été tout ensemble naturel et surhumain, vrai et sublime. Choisissant les formes sur lesquelles la nature avait le plus vivement imprimé son cachet, il y a superposé le sien; aussi quand on est en présence d'un dessin de Michel-Ange, il est impossible, à moins qu'on ne soit un barbare, d'y être indifférent ou inattentif; il est impossible de passer outre. Les moindres croquis de cet artiste extraordinaire commandent l'attention et vous imposent. L'homme simple en est surpris, le connaisseur en est ému, le peintre et le sculpteur en sont saisis d'admiration et quelquefois consternés.

Une entrevue que l'on aurait avec un grand homme, par lequel on serait admis dans son intimité, dans ses confidences, ne ferait pas, j'imagine, plus de plaisir et ne laisserait pas dans la mémoire une impression plus profonde, qu'une heure consacrée à étudier les dessins de Michel-Ange, à suivre les évolutions, les élans de sa pensée, à surprendre les secrets de son âme, et, pour ainsi parler, à s'entretenir avec son ombre. Peut-être même y a-t-il moins de charme dans la présence réelle d'un artiste de génie que dans la possession de ses œuvres, parce qu'on y possède le meilleur de sa vie, la partie la plus élevée, la plus pure et la plus subtile de son être. De toute manière, j'ose dire que la supériorité de Michel-Ange n'est nulle part plus affirmée, plus éclatante que dans ses dessins. Il me souvient à ce sujet, que de tous les ouvrages de Buonarroti, récemment exposés à Florence, dans les salles de l'Académie, lors des fêtes du Centenaire, c'était l'exhibition de ses dessins qui formait pour les raffinés du dilettantisme la partie la plus intéressante de la mostra, de la montre. Là vraiment il est incomparable, et s'il est inégal dans ses sculptures et dans ses fresques, jamais son dessin, même le plus négligé en apparence, même le plus sommaire, ne trahit une faiblesse de sa main, une distraction ou une défaillance de son esprit. On peut dire de Michel-Ange dessinateur, que son génie n'a jamais sommeillé.

Parfois, il est vrai, son crayon passe légèrement sur le papier, comme pour tracer les vagues réminiscences d'un songe. On y voit poindre des fantômes de héros terribles, des apparitions d'enfants, de masques de bêtes féroces, des femmes: dont l'image ébauchée semble tout près de s'évanouir… mais ces premiers traits, en leur indécision, ne sont qu'un prélude aux contours énergiques dans lesquels va être enserrée la forme voulue, aux ombres qui vont la faire saillir, au glissement des demi-teintes qui vont en achever le modele et en nuancer le caractère. Il est rare, en effet, que Michel-Ange ne revienne pas sur les motifs qui l'ont une fois préoccupé. Celui de la Madone avec l'Enfant, par exemple, il l'a tourné et retourné de vingt manières, mais toujours en y laissant exprimé un sentiment d'inexprimable tristesse. La Vierge de Michel-Ange a quelque chose de plus que la mélancolie souriante des Vierges de Raphaël. Elle a l'humeur fière et je ne sais quelle bouderie des lèvres qui annonce des idées noires, de sinistres pressentiments, et comme l'ennui d'une maternité exceptionnelle. Même lorsqu'elle allaite l'enfant, ou qu'elle joue avec lui, en lui disputant son livre ou en lui abandonnant sa main, elle conserve un air sérieux, une attitude hautaine, et souvent elle regarde ailleurs, comme si elle craignait de se laisser aller à la grâce des soins maternels, comme si sa bouche n'était pas faite pour le sourire.

Les Sibylles et les Prophètes ont été aussi plusieurs fois ébauchés, tantôt d'après un motif pris dans la nature, tantôt d'après une figure entrevue par les yeux de l'esprit. Un juif occupé à écrire ses comptes sera transformé en Daniel. Un vieillard dont le crâne est tonsuré par l'âge et qui ressemble à l'architecte Bramante, deviendra le prophète Zacharie. Telle sibylle, dont on rencontre, parmi les dessins du maître, des croquis légers, a pu être dessinée également soit d'après une de ces femmes de la campagne romaine, qui ont naturellement une si grande tournure, soit d'après une vieille Transtévérine, aux rides sèches, à la mine farouche; mais il me paraît certain que Michel-Ange, pour peindre ces figures étonnantes, s'est plutôt servi de ses souvenirs, et qu'après les avoir entrevues dans la nature, il les a créées une seconde fois dans le recueillement de son génie.

Du reste, que son crayon effleure le papier ou que sa plume y écrase l'encre, Michel-Ange met de l'accent dans tout ce qu'il dessine, et cet accent est toujours énergique, même quand il est seulement indiqué, car là où il n'est pas décisif et absolu, il s'annonce en quelques traits, il se fait pressentir, il se devine. Ce que les autres disent avec douceur ou avec dignité, il le dit avec passion. Ce que Raphaël dessinerait en souriant, il le dessine, lui, en fronçant le sourcil. Il est sensible, en effet, que Michel-Ange n'a rien conçu, rien compris comme les autres peintres, ni la Bible, ni l'Évangile, ni la Fable, ni les symboles de la poésie. On a dit de lui qu'il était un homme biblique et que sa religion était judaïque plutôt que chrétienne, en ce sens qu'il n'avait pas eu l'intelligence du Nouveau Testament, n'ayant pénétré que l'esprit de la Bible. Cela est vrai: il ne comprend rien à la douceur évangélique, à la divine patience du Nazaréen. A ses yeux le Christ n'est pas une victime résignée: c'est un condamné qui se révolte, un supplicié qui se débat contre ses bourreaux jusqu'au dernier soupir. La tragédie du Calvaire dévient ainsi plus tragique dans les dessins de Michel-Ange que dans l'Évangile. Le Christ — ou peut-être le bon larron — cloué sur sa croix, est parvenu dans les mouvements de sa colère à déclouer un de ses pieds saignants et il passe sa jambe délivrée sur le genou de l'autre jambe, comme si, par un suprême effort, il allait s'arracher à l'instrument du supplice, et s'enfuir dans la nuit! Pendant ce temps, la Vierge évanouie au pied de la croix est soutenue par saint Jean qui croit son maître expiré.

Non, les données de la religion, telles que les artistes les ont toujours comprises, ne s'imposent pas à Michel-Ange. Les spectacles les plus radieux, ceux que, traditionnellement l'on nous représente avec le plus de sérénité et le plus de calme, son imagination les voit troublés, remués, secoués, et, pour ainsi dire, tempétueux. La Résurrection, par exemple, qui est le drame où, dans presque toutes les peintures, la lumière joue le plus grand rôle, où le Christ apparaît d'ordinaire comme un trépassé qui a recouvré la vie par la volonté divine, et qui se lève au ciel, tranquille et rayonnant. La Résurrection, Buonarroti l'imagine tout autrement. Il se figure le Christ comme un Hercule que l'on aurait enfermé dans sa tombe pendant son sommeil, et qui en se réveillant ferait sauter d'un coup d'épaule le couvercle du sépulcre, et ressusciterait violent, irrésistible et indigné.

Tout pâlit en vérité, tout semble froid à côté d'un tel peintre, et quelle autre idée l'on se forme des créatures humaines lorsqu'on attache ses regards à .la suite de ses dessins incomparables! Ici, c'est un griffonnement héroïque où l'on croit démêler des figures de gladiateurs aux prises avec des bêtes féroces; là, c'est une mêlée obscure de damnés qui, poursuivis par les démons, se précipitent, se sauvent ou bondissent en poussant des cris, tandis que leur multitude en fuite renverse les moins agiles et passe sur de beaux corps qui-vont être écrasés dans ce tumulte infernal. Plus loin, dans un brouillon sublime au crayon rouge, matita rossa, l'on voit ou plutôt l'on entrevoit une bagarre affreuse de réprouvés qui se révoltent contre les sicaires de Satan, déployant toute l'énergie de leurs muscles pour résister à la sentence qui les condamne à la géhenne du feu. Et la couleur de la sanguine dans le modelé encore vague de ces figures ajoute à l'impression de terreur que produit la vue d'une insurrection de damnés aux portes de l'enfer.

A chaque feuille que l'on tire des cartons de Buonarroti, le spectacle change sans doute, mais le sentiment qui a inspiré le dessinateur est toujours à peu près le-même. Le terrible y domine, et ce qui-ailleurs serait plaisant ou risible, demeure ici. grave ou devient sinistre. Si une caricature naturelle a frappé ses regards et qu'il la juge digne de son crayon; il la dessine sérieusement, et il lui est impossible de ne pas donner à la laideur même quelque chose d'auguste. Si un mendiant a passé qui ait attiré son attention, Michel-Ange lui trouve ou lui prête une sorte de grandeur déchue, un reste de distinction au sein de la misère. Des mains nerveuses et longues trahissent de la race dans ce mendiant, et ses guenilles vont prendre la tournure d'une draperie de marbre. Que si c'est un aveugle conduit par un enfant, l'enfant est tellement superbe dans sa nudité, à demi couverte de quelques haillons, que le dessin vous donne l'idée d'un Œdipe à Colone ou d'un Bélisaire à Byzance. Il y a ce trait de ressemblance entre Michel-Ange et Rembrandt, que les pauvres chez eux, lors même qu'ils sont grotesques, ne font jamais rire. Mais ceux du Hollandais excitent la pitié, ceux du Florentin sont si imposants qu'on oserait à peine leur faire l'aumône.

Il est des peintres qui se complaisent aux badinages du crayon, qui jouent avec la plume, cherchant des formes, essayant des contours, brodant des hachures autour des parties saillantes, accusant les muscles avec des paraphes savants et hardis, s'amusant enfin à leurs dessins comme des calligraphes à leurs écritures. Michel-Ange, lui, ne dessine que lorsqu'il a quelque chose à dire, quelque sentiment à exprimer, quelque beauté de geste, d'attitude ou de mouvement à mettre en relief. Jamais, au grand jamais sa plume n'a tracé une phrase sans signification, une simple phrase pittoresque. Sa pensée est toujours présente dans ses dessins. Ils sont dictés par une observation profonde ou par une vive émotion, ou par la volonté de vérifier sur nature ce que le maître a conçu dans son esprit et ce qu'il veut peindre sur la muraille, ce qu'il va modeler pour le marbre ou pour le bronze. Et sous sa main, tout prend une physionomie étrange, un tour imprévu. Voici deux hommes debout qui se parlent. L'un est casqué, l'autre est nu-tête. Celui-ci s'avançant et se penchant vers son interlocuteur, accompagne ses paroles d'un geste animé, d'un geste italien. Les mains, ouvertes mais crispées, ont un accent ressenti; les os, les tendons, les muscles fléchisseurs en sont indiqués à coups de plume, ou plutôt à coups de griffe, car c'est la griffe d'un maître qui les a détachés sur le fond en quelques traits rapides, comme son ciseau les aurait ébauchés dans le marbre. Combien de gens, combien d'artistes même auraient vu ces figures sans y prendre garde!

Tracées par Michel-Ange, elles vous arrêtent, elles vous heurtent. Communes peut-être dans la nature, elles sont étonnantes sur le papier. Voici deux autres personnages d'une nudité robuste qui montent un escalier; ils le montent avec précaution, repliés sur eux-mêmes, à pas de loup, comme s'ils allaient surprendre un ennemi qui sommeille, commettre un larcin ou un meurtre... chose étrange! ces hommes ont peur et ils font peur!

Elle est empreinte dans l'œuvre entière de Michel-Ange, sa prédilection pour le terrible. On la retrouve même là où il semble qu'il aurait dû faire trêve à ce sentiment. Sans doute, lorsqu'il dessine des figures, ou pour mieux dire des projets de figures pour le Jugement dernier, on s'attend bien qu'il exprimera la frayeur et l'horreur dans les mouvements et sur le visage des damnés qui sont livrés aux démons; mais comment s'attendre à une pareille expression, lorsqu'il s'agit des bienheureux! J'ai conservé pourtant le souvenir ineffaçable d'un dessin du maître, dont la feuille est comme traversée par l'image d'un pécheur pardonné que l'on monte au paradis, et. qui, même dans les bras d'un ange, demeure encore tout frémissant, ne pouvant se guérir de l'incurable terreur qui plane sur le dernier jour du genre humain. Il n'est pas jusqu'aux sujets tirés de la mythologie qui ne se prêtent à l'accentuation de la peur, et la fable de Phaéton précipité de son char avec les chevaux du soleil, sert de prétexte à Michel-Ange pour représenter les enfants de la terre épouvantés par cette avalanche de coursiers, attelés encore à un char qui verse du haut des airs.

En ne considérant les dessins de ce grand artiste que comme l'expression la plus rapide et la plus directe de sa pensée, et sans même parler ici de son génie graphique, il faut convenir que ses portefeuilles sont pleins de surprises et toutes ses œuvres frappées au coin d'une originalité forte, souvent sublime. S'il représente une scène d'amour, il y met une certaine grâce sévère, quelquefois une tristesse qui saisissent d'étonnement. C'est ainsi que dans l'exposition faite à Florence, à l'occasion du quatrième centenaire de Michel-Ange, on voyait dessinée sur un grand carton une figure colossale de femme, une Vénus, si l'on veut, embrassée par un Amour pubère qui se jette avec emportement sur son beau corps. Grandiose de formes, comme la Nuit du tombeau de Julien, aussi belle que l'Aurore du tombeau de Laurent, cette femme reçoit les caresses du jeune dieu, en le regardant d'un air sérieux et pensif, comme si elle pressentait les désenchantements de l'amour. Un autre dessin figurait dans cette exhibition mémorable, un dessin qui pourrait effaroucher la pudeur, s'il était d'une autre main que celle de Miche-Ange. Il y a représenté l'effarement, les transports d'une femme violée avec violence, qui se débat robuste contre son ravisseur plus robuste qu'elle, mais non, sans exprimer dans l'altération de ses traits je ne sais quel involontaire sentiment de bonheur et d'orgueil. 0n peut voir là ce qu'est le grand style et comment il est incompatible avec toute pensée impudique par la seule raison qu'il substitue aux formes d'une vérité individuelle, qui seules pourraient blesser des yeux chastes, des formes d'une héroïque beauté qui désorientent le spectateur en le séparant du monde réel et surtout de la prose. Un autre genre de surprise que cause infailliblement la vue des ouvrages de Michel-Ange et, avant tout, de ses dessins, c'est le mélange de l'originalité et du naturel, de l'étrange et du vrai. A-t-il consulté le modèle? a-t-il beaucoup étudié d'après nature? on peut répondre à la fois oui et non, et voici comment se résout cette contradiction apparente.

Quand il fut sorti de chez Ghirlandajo, Buonarroti se livra passionnément à l'étude de l'anatomie. Il la pratiqua pendant douze ans sur l'homme et sur les animaux, et ce fut au point que l'odeur du cadavre le rendit malade, lui gâta l'estomac et le força de renoncer à la dissection. Mais, Dieu merci, ses douze ans de travail, il sut les mettre à profit, et il y paraît bien, lorsqu'on le voit, par exemple, dessiner une jambe en commençant par les os, tracer avec une précision savante la forme du fémur, s'insérant par sa tête dans la cavité dite cotyloïde, s'articulant dans sa partie inférieure avec la rotule et le tibia pour former le genou; lorsqu'on le voit ensuite revêtir ces os de leurs muscles sans effacer ce que les muscles recouvrent. Et pourtant la science, dans ses dessins, n'a rien de pédantesque, rien de froid, rien qui sente l'amphithéâtre, de sorte qu'en dépit de son exactitude ostéologique et myologique, le trait conserve une certaine dose de liberté qui en fait une œuvre d'art.

Toutefois, après avoir patiemment et profondément appris la forme et la structure des os, l'attache, la fonction et le jeu des muscles, dans toutes les postures, dans tous les mouvements possibles du corps humain, Michel-Ange était devenu si habile, si savant et tellement sûr de son savoir qu'il pouvait au premier coup, sans modèle, dessiner une figure en action, en deviner les courbures, en rendre sensibles les élans, les raccourcis, les souplesses. Je dis sans modèle, parce qu'en effet la chute des damnés et l'ascension des bienheureux, dans le Jugement dernier, n'ont pu être posées, cela va sans dire, par aucun modèle, et qu'ainsi la vraisemblance de tous les corps précipités ou soutenus par le souffle divin est un résultat de la science anatomique et de cette correction irréprochable, mais exempte de pédantisme, sans laquelle tant de figures qu'on ne se lasse point d'admirer, n'ayant plus ni justesse de perspective et d'expression, ni beauté, ni caractère, paraîtraient simplement des parodies de la nature, de monstrueuses grimaces de la vérité.

Il faut s'entendre cependant: le savoir anatomique n'est pas absolument sans danger pour un peintre, et j'en donne les raisons. D'abord il est à craindre qu'à force de se familiariser avec le squelette et avec l'écorché, il ne se forme dans l'esprit une sorte de stéréotypie convenue, qu'il ne finisse par appliquer à des personnages divers des muscles appris par cœur, qu'il ne soit tenté enfin de faire ostentation de sa science myologique, au point de la mettre en évidence là où elle doit être cachée, ou tout au moins voilée par des tissus graisseux, comme dans les figures de femmes et d'enfants. Ensuite il est certain que l'étude de l'anatomie sur le cadavre est bien loin de suffire au peintre qui doit représenter l'anatomie vivante et agissante. Il importe assurément de connaître le muscle mort, et cette connaissance peut se fixer sans trop de peine dans la mémoire. Mais ce qui est plus important pour le dessinateur, et ce qui exige une incessante activité d'observation et de travail, c'est l'étude du muscle vivant, parce qu'il varie, d'un individu à l'autre, en intensité, en souplesse, en force et en grâce, parce qu'il est sujet à mille nuances par suite des accidents de la vie et des changements particuliers qu'elle entraîne dans le nombre infini de ceux qu'elle anime. D'où l'on peut conclure que, si l'étude de l'anatomie morte est essentielle, inévitable, indispensable, il est nécessaire d'y joindre constamment la vérification de la science générale sur les modèles vivants, dont pas un ne ressemble exactement à l'autre, même dans sa manière d'obéir aux lois de la physiologie.

Aussi Michel-Ange, tout profond anatomiste qu'il était, n'a-t-il pas négligé de consulter la nature vivante, tantôt pour s'assurer d'un mouvement, tantôt pour étudier sur le fait ces muscles dont il savait si bien la place, l'insertion et le jeu. Plusieurs de ses dessins témoignent de cette recherche; mais il faut dire que le maître ne s'est jamais attardé à ce genre d'études. La force de son attention, sa science et l'habitude acquise le dispensaient d'un long travail, et de plus il y apportait une grande liberté, observant dans le modèle la loi qu'il voulait vérifier, beaucoup plus que l'application de cette loi à la physionomie individuelle du modèle consulté. Il ne cherchait pas à faire un dessin ressemblant à tel ou tel homme, puisqu'il disait lui-même à Vasari que ce genre de ressemblance lui faisait horreur, aborriva il fare somigliare al vivo, mais un dessin vraisemblable, ayant le caractère humain et dans lequel la vérité générale lui servit à l'expression des deux sentiments qui se disputaient son âme, la fierté et la terreur.

On trouve donc chez Michel-Ange, poussée au dernier point, la connaissance de l'anatomie vivante, basée sur une longue étude de l'anatomie morte, et il semble qu'il ait voulu donner lui-même la preuve de ses travaux anatomiques dans un dessin à la plume où il est représenté disséquant, avec un médecin sans doute ou avec un élève, un corps rigide et sec, étendu sur une table. D'un peu loin on prendrait ce croquis rapide et fiévreux pour un lavis de Rembrandt. Dans la poitrine du cadavre, les dissecteurs ont planté un flambeau et, à cette lueur, leurs visages et le corps mort se tachent d'ombres sinistres. Pourtant l'effet n'est point poursuivi; il est seulement indiqué. Le fond reste blanc, le noir de l'encre n'étant répandu que sur les figures. Ce dessin a quelque chose de tragique.

Mais les pauvretés de la nature, ses déviations, ses laideurs quand elles n'ont rien qui les puisse convertir en qualités intéressantes ou même en beautés, ce qu'elle a enfanté dans ses rêves quand ils étaient des cauchemars, enfin ce qu'il y a toujours de plus ou moins vulgaire dans un modèle qui pose, rien de tout cela ne se trouve dans les dessins du grand maître. Ses jeunes gens sont des éphèbes de l'Olympe et à leur démarche on les reconnaît pour des dieux, des dieux humains. Ses enfants ne sont pas aussi potelés, aussi gras qu'ils le sont d'ordinaire dans la nature. Ils ne présentent point ces formes boudinées, ces bourrelets de chair que Léonard de Vinci et Raphaël se sont plu à imiter, quelquefois avec un peu d'exagération. Ils ont des carnations fermes, sans morbidesse, et une vigueur précoce des muscles qui rappelle ceux d'Hercule au berceau; ils sont enfin dignes d'être sculptés en marbre ou coulés en bronze. Ses madones, même lorsqu'il les dessine d'après nature, il en altère fictivement les proportions en leur donnant un cou allongé qui fait paraître la tête plus légère et plus petite, plus facilement portée. S'élançant sur de fortes épaules comme une colonne élégante, ce cou svelte, mais plein et uni, ajoute une expression de jeunesse et de noblesse à la nature observée. Même indépendance lorsqu'il s'agit de représenter des hommes mûrs ou des vieillards. En développant le torse, en lui prêtant une largeur athlétique et formidable, le maître diminue la pesanteur relative de la tête. Cela fait dire que Michel-Ange a fait des têtes petites, bien qu'il leur ait conservé les proportions qu'elles doivent avoir dans la mesure du corps en longueur, quand on choisit le canon de huit têtes qui est celui de la sveltesse. Voilà comment il refait librement et fièrement ce qu'il a devant les yeux; voilà comment il invente ses figures en les copiant, et c'est ainsi que, toujours original dans ses imitations, il est tout ensemble fidèle et supérieur à la vérité.

Quels trésors que les dessins de Michel-Ange et combien nous devons nous réjouir que la découverte de la photographie soit venue dans notre siècle! Combien nous devons être fiers qu'elle ait été inventée par un Français et par un artiste! Quelle joie pour l'amateur et pour celui qui aspire à le devenir, que de pouvoir posséder à si peu de frais ce qui était le privilège des grandes fortunes, ce qui avait été enfoui jusqu'à présent dans des portefeuilles qui s'ouvraient si rarement et à un si petit nombre d'élus! Quand on s'en sert pour reproduire des architectures, des statues, des bas-reliefs, des dessins, surtout des dessins, l'invention de Daguerre est la plus merveilleuse des inventions, parce qu'elle entretient et propage ce qu'il y a de plus précieux à entretenir et à propager, le sentiment du beau, la connaissance et l'intelligence de l'art, du grand art.

Et quelle prodigieuse fidélité! Quelle identité, pour mieux dire, entre la photographie et l'original! Autrefois les dessins étaient reproduits par la gravure. Il n'est pas de curieux qui ne sache tout ce que laissaient à désirer ces imitations, même les meilleures. Au XVIIIe siècle, un homme de goût, un graveur plein de verve et d'entrain, le comte de Caylus, traduisit les dessins de maîtres avec une liberté qui parfois touchait à la paraphrase. Dans sa gravure spirituelle, mais cursive, il remplaçait les méplats par des convexités, il enveloppait les muscles dans des paraphes calligraphiques, il donnait volontiers à un croquis de Raphaël la tournure d'un Parmesan. Depuis, les grands ouvrages de Metz, celui qui est intitulé Lawrence Gallery et le recueil de Young Ottley, tous les trois publiés à Londres, en 1798, 1823 et 1841, offrirent, plus ou moins, des altérations du même genre. Tout maître de l'École romaine tournait, dans l'estampe anglaise, au Polydore ou au Jules Romain, et lorsque le graveur voulait montrer de l'esprit, il mettait dans son œuvre quelque chose du maniérisme d'un Cambiaso ou d'un Lafage. Ottley fut le seul qui prit la peine de calquer avec conscience les dessins de Michel-Ange, d'en suivre scrupuleusement tous les traits, toutes les hachures, et de se rapprocher autant que possible du fac-simile.

De nos jours, la Direction des Beaux-Arts, à l'époque où elle nous fut confiée pour la première fois, commanda (en 1849) des fac-simile, qui furent exécutés avec beaucoup de talent et de respect par Butavant, Alphonse I.eroy, Paul Chenay, Rosotte, Wacquez. Mais quelle que soit la fidélité des reproductions que ces habiles graveurs avaient obtenue avec la pointe, l'eau-forte, le burin, la roulette et les ressources de l'aquatinte, il faut convenir qu'il y a de la différence entre ces gravures qui sont des interprétations, et les photographies d'Adolphe Braun qui sont la chose même. Lorsqu'on a sous les yeux les épreuves que ce photographe incomparable a tirées de ses clichés d'après Michel-Ange, on peut dire que le dessin du maître y est tout entier, que l'on est en présence de Michel-Ange lui-même, que l'on touche du doigt ses traits de plume, ses coups de crayon à la pierre noire ou à la sanguine, son encre ou son bistre, ses repentirs, ses hachures fermes ou adoucies, appuyées ou légères, et jusqu'à la nature du papier dont il se servait, avec sa pâte fine ou grenue, ses vergeures, ses plis, ses froissements, ses macules. On dirait que la feuille vient de sortir, toute chaude, des mains de l'artiste, ou qu'on l'a dérobée dans les portefeuilles de la maison Buonarroti, à Florence., Non, rien ne manque à ces répétitions identiques, pas même la couleur. On y retrouve le rouge de la sanguine et ce qu'il y a de tendre dans les hachures de ce genre de crayon, l'intensité du noir déposé par la pierre d'Italie, le gris froid de la mine de plomb, le luisant de l'encre, la teinte azurée ou verte du papier que les anciens maîtres florentins choisissaient ainsi coloré, pour en faire un fond sur lequel ils enlevaient des rehauts de blanc, les tons écrus, les gris sourds, les crachements de la plume, les taches formées par les essuiements de la main ou de la manche; et s'il est vrai que la fidélité inexorable de ces détails n'ajoute rien à la valeur du dessin répété par la photographie, on doit reconnaître aussi qu'une telle exactitude dans les petites choses nous répond de l'exactitude dans les grandes. Ces accessoires si bien venus sont des témoins irrécusables de la parfaite reproduction du principal. En vérité, c'est une bénédiction du génie humain que la découverte de la photographie. Par elle, nous voyons les choses comme les voit le soleil, et nous pouvons en multiplier les figures en les faisant imprimer par les presses de la lumière. Il y a plus: en traversant l'image retenue par la sensibilité du verre, la lumière prête à cette image je ne sais quel charme inattendu, car elle y ajoute des colorations diaphanes qui ne se trouvaient point dans l'original ou du moins qui n'y étaient pas sensibles, qu'on n'y aurait pas aperçues. Tantôt l'épreuve est imbibée d'un ton légèrement vineux qui en tempère la clarté et lui donne plus de douceur, plus d'accord; tantôt c'est une teinte d'un jaune précieux qui est répandue sur tout le papier, comme si les rayons du soleil s'étaient dépouillés tout exprès de leur revêtement d'or pour en couvrir l'épreuve qu'ils ont créée en traversant le négatif. Une sorte de nuage de la plus délicate transparence et d'une finesse de ton inappréciable, voile et colore ainsi la copie photographique des choses réelles, et nous les montre baignées dans l'atmosphère qui les enveloppait au moment précis de l'opération. Il en résulte une affinité secrète, un surcroît d'harmonie entre l'objet représenté et le fond sur lequel il se détache. `

Pour en revenir à Michel-Ange, il a eu plusieurs manières de dessiner ou plutôt il a employé plusieurs moyens, et chacun de ces moyens se rapporte à une nuance du sentiment. Ce n'est pas indifféremment qu'il usait de la plume, de la pierre noire ou de la sanguine. Quand il dessinait pour se rappeler une scène qui lui était apparue, pour ainsi dire, dans les lointains de sa pensée, il choisissait volontiers le crayon rouge, parce que ce crayon, facile à écraser, produit des contours gras, un modelé suave et fondu, et donne du flou au dessin. C'est ainsi qu'il a représenté plusieurs fois le portement du Christ au tombeau, ou peut-être le transport d'un homme tué dans les guerres civiles qui ensanglantaient Florence. La tendresse des ombres, la douceur des transitions du clair à l'obscur, feraient croire que l'on a sous les yeux un dessin onctueux et caressé du Corrège. Mais à l'énergie latente du trait, à l'indication vague de la musculature, au caractère des mouvements, on reconnaît Michel-Ange, Michel-Ange traduisant par un crayon effumé, sfumato, un spectacle qu'il n'a vu encore que dans les brouillards de son esprit, dans la région estompée de ses souvenirs.

Au contraire, quand le maître dessine d'après nature, quand il veut arrêter le projet d'une fresque à peindre, ou plutôt d'une partie de fresque, il emploie un instrument de précision qui est la plume. Tout alors est serré, décidé, voulu. Le contour, après quelque hésitation, — l'hésitation d'un homme qui essaye sa pensée comme un musicien fredonne son air, — le contour est repris et résolument affirmé. L'ombre est nourrie de hachures croisées qui viennent s'amincir, s'affaiblir aux approches de la lumière. Les saillies se prononcent, les profondeurs se creusent, et aucune indécision n'embarrassera le peintre quand il voudra reporter son dessin sur la muraille pour y mettre les suavités et les couleurs de la peinture.

C'est également avec la plume que Michel-Ange exécute les dessins qui lui serviront à tailler ses sculptures dans le marbre ou à les modeler pour le bronze, et de pareils morceaux doivent s'appeler des desseins suivant l'orthographe de nos pères, plus intelligente que la nôtre. Ce fut en effet une des singularités de ce grand statuaire qu'il chercha sur le papier les mouvements et le galbe de ses statues. Avant d'en pétrir la maquette, il s'en rendait compte par plusieurs esquisses représentant la figure qu'il projetait sous ses divers aspects futurs, de face, de dos, de trois quarts, de profil à droite, de profil à gauche. Plusieurs de ces dessins nous ont été conservés, et le Louvre possède, je crois, les plus beaux. Ordinairement, les sculpteurs ne dessinent pas autrement qu'avec de l'argile dans les doigts; ils font en terre le modèle de leurs statues et le moulent en plâtre pour le mettre au point sur le marbre. Michel-Ange, lui, commençait par dessiner sa statue, et il n'est pas impossible qu'en vertu de la grande habitude de sculpter qu'il avait acquise dès l'enfance et qu'il avait, comme il disait lui-même, sucée avec le lait de sa nourrice, il n'est pas impossible qu'il ait quelquefois attaqué le marbre, préalablement dégrossi, sans avoir d'autre modèle que son dessin. Ce qui est certain, — et Benvenuto Cellini l'affirme de visu, — c'est que Michel-Ange, impatient de voir ses statues sortir du bloc, ne prenait pas toujours la peine d'en faire un modèle, grandeur d'exécution, et il se contentait de se les figurer d'abord en plus petit, méthode dont il reconnut plus tard les inconvénients.

Quoi qu'il en soit, toutes ses œuvres de sculpture et, à plus forte raison, de peinture, étaient précédées d'un dessin à la plume au moyen duquel il les voyait d'avance sur le mur ou dans le bloc, les contrôlait, les châtiait. Mais les dessins dont je parle ne sont plus des croquis, ce sont des morceaux achevés avec le plus grand soin. On les prendrait pour des estampes gravées au burin d'après une ronde-bosse. Tous les procédés du graveur, la conduite des tailles avec leurs renflements et leurs atténuations, avec les croisements, les points, les surcroîts de force donnés à coups de burin, le dessinateur semble vouloir les indiquer à celui qui gravera son œuvre. Sa plume suit le sens des muscles, enveloppe les saillies, glisse sur les dépressions légères, rentre dans les premiers sillons ou les coupe par une seconde hachure afin d'insister sur les vigueurs de l'ombre dans les parties rentrantes, de sorte que, du papier de Michel-Ange, comme de la planche d'un graveur, ou plutôt comme d'un bloc de Carrare, on voit sortir une figure dans laquelle les os montrent leurs apophyses, les tendons leur fermeté, les muscles leur souplesse, la chair ses méplats, ses palpitations, ses plis, son épiderme. Avant Marc-Antoine, avant les Mantouans, avant Æneas Vicus et Bonasone, Buonarroti, tout en écrivant ses projets de sculpture, invente, chemin faisant et par-dessus le marché, les savantes et belles manières de couper le cuivre, dont l'ingénieuse variété constitue l'art du graveur.

Enfin le génie graphique de Michel-Ange se reconnaît jusque dans son écriture, dont quelques lignes ou quelques mots se rencontrent souvent à côté de ses figures sur la marge du papier. Soit, qu'il écrive les premiers vers d'un sonnet, soit qu'il aligne des chiffres pour en faire l'addition, il donne à ses chiffres et à ses lettres un air de résolution et de fierté, tout à fait semblable à celui de son exécution, comme sculpteur, de son invention, comme peintre. Tous ses caractères ont une élégance mâle. Rien n'y est absolument rond, pas même les o. Il assoit les f sur une base anguleuse et il les couronne d'une courbe brusquement terminée en ligne droite. Le c est une parenthèse sans mollesse, et lorsqu'il précède un t comme dans le mot dicto, il va le rejoindre par une courbe parabolique, tenant lieu de barre au t. La queue du g est un jambage qui se redresse en angle aigu. Les l, au lieu de monter en ovale, se terminent vivement par un bec d'aigle et la même forme, en sens inverse, finit le prolongement du p. Les lettres qui s'élèvent, comme l'h et le b, ont aussi beaucoup de tournure; le d, qui ordinairement s'arrondit de droite à gauche, se retourne ici vers la droite, et l'ensemble a quelque chose de volontaire et d'impérieux qui saisit, au point qu'au premier coup d’œil jeté sur une page écrite par Michel-Ange, on donnerait pleinement raison à ceux qui veulent deviner la physionomie morale d'une personne d'après la physionomie de son écriture.

Ce n'est pas tout: on croit lire parfois dans tel ou tel dessin, trois fois précieux, les paroles même que Buonarroti a dû prononcer en les traçant devant un élève, comme Daniel de Volterre, ou devant un ami, comme Vasari ou Sébastien del Piombo. En certains cas, un bout de croquis griffonné auprès d'une figure a dû être, pour lui, une sorte d'explication graphique donnée, sur un détail de cette figure, à quelqu'un qui n'aurait pas suffisamment compris la signification du dessin et le pourquoi de telles formes, qui, sous une apparence de liberté, étaient pourtant d'une vérité rigoureuse, d'une vérité anatomique. Vasari nous raconte que Michel-Ange vint en aide à Sébastien del Piombo lorsque celui-ci, pour entrer en concurrence avec Raphaël, peignit comme un pendant à la Transfiguration de ce maître, une Résurrection de Lazare, destinée à la décoration de l'église San Pietro in Montorio, tableau dont plusieurs parties furent exécutées sur les dessins et d'après les conseils de Michel-Ange, sotto ordine e disegno in alcune parti di Michel Agnolo. Or le dire de Vasari est confirmé par plusieurs dessins dont un appartenait à Sir Thomas Lawrence; un autre fait partie, je crois, de la collection d'Oxford.

Ce dernier, plus fini, est à la sanguine. La figure de Lazare ressuscité est étudiée entièrement nue. Il se lève, appuyé encore à demi sur sa tombe ouverte, et soutenu par deux disciples du Christ. Cette belle étude de nu remplit le haut de la page avec les deux figures qui l'accompagnent. Plus bas, quatre ou cinq croquis du même crayon rouge représentent un des pieds du Lazare, et en voyant ces croquis répétés avec quelques différences, on comprend sans peine qu'ils sont là comme la démonstration dessinée d'un conseil donné à Sébastien del Piombo par son illustre collaborateur, j'allais dire par son collaborateur secret, comme s'il était possible qu'un tel homme eût mis sa griffe quelque part sans être aussitôt reconnu. Il est clair que Michel-Ange en crayonnant ces pieds, a dû dire à Sébastien: «Garde-toi bien surtout de dessiner les malléoles comme tu le fais ordinairement, à une égale distance du talon. Il y a plus de différence que tu n'en observes entre la malléole interne et la malléole externe; celle-ci est située plus bas que l'autre, et comme elle appartient au second os de la jambe, au péroné, elle est aussi sur un plan moins avancé que la malléole interne, laquelle est une saillie du premier os de la jambe, le tibia.» A n'en pas douter, le maître a donné là une leçon amicale au frate del piombo, au frère du sceau, trop paresseux pour avoir beaucoup étudié le dessin et toujours aussi faible dans cette partie de son art qu'il était supérieur dans le coloris. A mesure qu'il parlait à son ami le Vénitien; le Florentin lui faisait toucher au doigt par un croquis rapide comment il faut dessiner les chevilles du pied, comment lui, Sébastien, les dessinait, et comment il ne faut pas les dessiner.

Heureux celui qui possède le recueil des photographies d'après les dessins d'un si grand artiste! Avec des ressources très limitées et moyennant un sacrifice relativement peu considérable, il lui sera permis de se procurer ce que ni les musées, ni les princes, ni les millionnaires ne sauraient avoir en originaux: la collection complète des œuvres du plus étonnant dessinateur qui fut jamais. Je parle ici, bien entendu, de l'amateur vrai, de celui qui aime par-dessus tout les choses d'art, et dont l'amour n'est empoisonné par aucune idée de spéculation. Je ne parle pas de ces curieux dont l'admiration factice n'est qu'une forme de la vanité, et encore moins de cet amateur égoïste qui, estimant le rare plus que le beau, n'est heureux que d'avoir ce que les autres n'ont point. Sans doute il ne convient pas de vulgariser, dans la mauvaise acception du mot, les œuvres exquises, c'est-à-dire qu'il est dommage de les exposer à une banalité qui les déprécie, en les livrant chaque jour et en tous lieux aux regards des profanes. Mais s'il ne faut pas rendre les très belles choses vulgaires, il faut les rendre accessibles à tous ceux qui sont capables de les sentir. Si l'on ne doit pas semer des perles devant les barbares, on doit ouvrir les écrins de l'art à d'autres qu'aux riches. Les âmes délicates ne sont pas toujours celles que la fortune comble de ses faveurs; et du reste, pour bien jouir d'un ouvrage excellent, il est bon qu'on ait eu de la peine à l'acquérir, et que la possession en soit le prix d'un effort, la récompense d'une privation. Je plains celui qui, pour posséder un dessin de Michel-Ange, n'aurait qu'à dire: je veux. Celui-là, j'imagine, serait bientôt blasé sur un bonheur si facile.

Pour ce qui est d'un artiste, je ne sache pas qu'on puisse rien lui souhaiter, rien lui offrir de plus précieux que la collection des photographies dont je parle. En regardant de pareils dessins, le peintre devra ressentir quelque honte de dessiner mal, et le sculpteur lui-même en devra rougir, bien qu'il ait l'habitude de dessiner plutôt dans l'espace et de chercher les innombrables contours de la forme dans les trois dimensions. Mais, sculpteur ou peintre, l'artiste qui aura ces photographies sous les yeux trouvera certainement un plaisir ineffable à communiquer, à travers les siècles, avec un Michel-Ange, à entrer dans sa maison, dans son intimité, à recevoir la confidence de ses plus secrètes pensées, de ses élans d'imagination, de ses études opiniâtres, de ses fantaisies. Sans aller à Vienne, à Dresde, à Weimar, à Oxford, à Windsor, à Londres, à Venise, à Florence, sans monter au Louvre; s'il habite Paris, sans venir à Paris, s'il est hors de France, il recevra les leçons familières du plus grand des maîtres dans l'art du dessin. Ces feuilles de papier qui sont devenues maintenant, grâce à l'invention de Daguerre, impérissables, inaltérables, elles parlent aussi éloquemment qu'aurait parlé le dessinateur lui-même. Je suis assuré qu'un peintre qui a passé une heure à les voir, j'allais dire à les écouter, en éprouve une impression qui l'élève dans sa propre estime, le fait aspirer aux sommets et le porte infailliblement à mettre plus d'accent dans son modelé, plus de caractère dans ses figures, et dans leur mouvement plus d'énergie. Quoi qu'il en soit, il est remarquable — et il importe de s'en souvenir — que le génie le plus extraordinaire des temps modernes, en peinture et en sculpture, l'a été surtout en vertu de son dessin, et que c'est surtout par là qu'il a balancé les grandeurs de l'art antique. Si Michel-Ange, en effet, a été moins beau que Phidias, et moins près du divin, il a été, dans l'expression de l'âme et de son âme, plus humain et plus ému, plus fier et plus libre.

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