Le Moïse et la Déposition

Eugène Guillaume
— VIII —

Lorsque Paul III vint voir les cartons du Jugement dernier dans l'atelier de Michel-Ange, celui-ci travaillait au Moïse. On dit qu'à la vue de ce marbre le cardinal de Mantoue s'écria: «Cette seule statue suffit pour faire un digne tombeau à Jules II.» C'est en effet à ce seul ouvrage de Buonarroti que la sépulture du pape est réduite, car les autres figures qui l'accompagnent, bien qu'ébauchées par le maître, ont perdu toute trace du travail de sa main. Le Moïse a de tout temps excité la plus vive admiration. On pourrait dire aussi qu'à lui seul il suffirait à la gloire de son auteur. Il résume son art; il en donne la mesure.

La belle gravure de M. Jacquemart qui accompagne notre texte donne bien l'idée du chef-d'œuvre de Michel-Ange. Le Moïse a l'aspect grandiose des prophètes de la chapelle Sixtine. Comme eux il siège dans une grande chaise de marbre. Son attitude exprime un calme majestueux. Aucune inquiétude, aucune agitation n'apparaît dans ce personnage que rien n'étonne et qui s'est entretenu avec Dieu dans la nuée du Sinaï. Il tourne la tête avec une simplicité fière; son œil va au loin dans l'avenir: il semble prévoir la durée de sa race, l'immutabilité de sa loi. Son bras droit s'appuie sur l'une des tables que Dieu lui a données; tout en lui respire l'autorité. La Bible est égalée. Mais la gravité du législateur est pleine d'animation. La jambe gauche, par la manière dont elle est repliée, indique l'homme d'action de l'Écriture, surgens Moyses, qui, d'un moment à l'autre, va se lever et marcher.

Le caractère de la race israélite est fortement marqué dans la tête: conformément au texte de l'Exode, le front porte deux cornes. Les bras sont d'un galbe simple, les muscles en sont peu accentués: ce ne sont pas des bras d'athlète; ils rappellent ceux de la Sibylle de Cumes dans la Chapelle Sixtine: les mains comme les pieds ont cette décision, ce caractère d'élégance extraordinaire qui font au premier coup d'œil reconnaître une œuvre de Michel-Ange.

En résumé, ce qui domine dans cette statue c'est la grandeur, la vie et la simplicité. Elle n'éprouve aucun des tourments sous le coup desquels les Esclaves et les figures de la Chapelle de Saint-Laurent se tordent dans une sorte de désespoir farouche. Elle a le calme et l'énergie de la foi.

Le costume de Moïse a été critiqué, il semble étrange; mais il n'ôte rien à l'aspect de l'œuvre et on peut l'oublier. La draperie, qui de la cuisse droite tombe au milieu de la statue, fait une sorte de repoussoir plein de fermeté et qui est traité uniquement au point de vue de l'effet.

Que dire du marbre, sinon qu'il est exécuté avec une perfection extrême. Comme dans tous les ouvrages de Michel-Ange, on y remarque des oppositions, des contrastes qui résultent du travail du ciseau. Mais ici rien n'a été abandonné; on sent que Michel-Ange, toujours plein de la pensée du Tombeau de Jules II, est revenu cent fois sur le Moïse et qu'il y a mis tous ses soins. Aussi est-il l'une de ses œuvres capitales, nous dirions son chef-d’œuvre, n'était le Penseur qui nous semble une conception encore plus parfaite, plus saine et d'un caractère plus durable.
— IX —

Le Moïse, qui était déjà depuis longtemps célèbre, fut, néanmoins, mis en place au milieu d'une telle indifférence que l'on ne sait pas exactement à quelle date il parut. Ce silence, cet oubli, convenaient à Michel-Ange vieilli, accablé par les épreuves et par la douleur. S'occupait-on moins du sculpteur pour voir en lui le grand homme? On ne saurait le dire, et cependant cela est- vraisemblable, car déjà les papes et les princes ne lui parlaient qu'avec des marques de respect. L'universalité de ses talents était reconnue, et son âme était allée s'élevant de pair avec son génie. Dans la solitude où il se plaisait à vivre, il méditait la Bible, relisait les sermons de Savonarole et pénétrait de plus en plus le sens mystique de la Divine Comédie.

Il est bien difficile, lorsque l'on étudie Michel-Ange, de ne point parler du Dante: il semble qu'on ne puisse les séparer. On se souvient que dernièrement, à l'occasion des fêtes du quatrième centenaire de Buonarroti, après que plusieurs discours eurent été prononcés e l'honneur du grand homme et du grand artiste dans une réunion solennelle de l'Académie de la Crusca et de 1’Académie des Beaux-Arts, le syndic de Florence, M. Ubaldino Peruzzi, ayant trouvé les paroles les mieux inspirées et les plus naturellement justes pour convier l’assistance à faire un pèlerinage à la maison d'Alighieri, l'assemblée se leva et le suivit. De même aussi, croyons-nous qu'un rappel du poète peut trouver ici sa place. On sait que Michel-Ange, dès sa jeunesse, lisait Dante avec une prédilection qu'il garda toute sa vie. Il avait couvert de dessins un exemplaire de la Divine Comédie qui a malheureusement péri. Il avait fait du poème une étude approfondie, et si jusqu'ici nous n'y avons pas appuyé, c'est qu'il nous a semblé admis en principe que les idées dantesques étaient le fonds commun sur lequel grandissaient tous les génies toscans. Du reste, l'artiste et le poète avaient dans le caractère de grands points de ressemblance: tous deux eurent la plénitude des idées de leur temps et tous deux associèrent avec la même puissance, dans des symboles, le réel, et l'idéal.

On ne peut guère douter, selon nous du moins, que dans la trilogie du Dante la partie la plus familière à Michel-Ange, celle où sa pensée résidait de préférence, n'ait été le Purgatoire. Il devait s'y arrêter par un sentiment naturel de sympathie: car c'est là qu'Alighieri a placé les peintres et les sculpteurs, les poètes et les musiciens, toutes les âmes d'artistes, singulier mélange de grandeur et de faiblesse, qui, retenues dans les tourments de la géhenne et du feu, expient longuement leur vain orgueil et leurs grossières amours. C'est de là aussi que lui était venue l'idée de personnifier la Vie active et la Vie contemplative, sujets qui reviennent sans cesse dans les compositions du Tombeau de Jules II. Le Purgatoire est encore le lieu de l’attente et de l'espérance; et ce double sentiment est celui qui anime la foule des prophètes et des sibylles, des ancêtres et des précurseurs du Verbe qui peuplent la voûte de la Sixtine. Enfin le lieu des épreuves n'offre-t-il pas l'image la plus réelle de ce qu'est la vie pour ceux qui l'épurent par la contemplation des choses divines et par une ardente aspiration vers l’idéal? En vérité, les âmes des deux grands Florentins sont bien les sœurs de ces âmes qui, plongées dans les flammes ou écrasées sous de lourds fardeaux n'exhalent que des hymnes d'amour et des chants pieux. Cependant, de même que Dante monte toujours dans les régions du purgatoire, de même Michel-Ange, arrivé aux plus rudes pentes de la vie, aux dernières, s'élève à Dieu par l'amour purifié. Mais pour atteindre cette cime, il lui fallait aussi un guide. Il le rencontra dans une femme dont l'Italie admirait les talents, les vertus et la beauté. Il connut Vittoria Colonna et il l'aima; mais il l'aima comme l'aimèrent les grands poètes de son pays, d'un amour idéal. Il entreprit pour elle un Crucifix, une Déposition de croix; il lui dédia des vers dans lesquels, passant de la contemplation des perfections sensibles de celle qu'il vénérait à la conception des beautés invisibles, il devint l'ami de Celui qui est l'auteur de toute beauté et de toute perfection. Mais, par le privilège de son génie, il exalta en même temps l'objet de son amour, et plaça Vittoria entre Laure et Béatrice.

Il conçut plusieurs fois l'idée de faire le portrait de Vittoria Colonna. Certes il ne s'en fût remis à personne du soin de la peindre ou de la sculpter. Sans doute, il craignit de ne pas donner une transparence suffisante à des formes à travers lesquelles devait se montrer une âme divine. La médaille que nous reproduisons ici, qui est inédite et, croyons-nous, entièrement inconnue, donne l'idée de ce rayonnement intérieur. Quant à Michel-Ange il ne réalisa pas son projet. Ce qui est vrai, d'ailleurs, et d'une manière générale, c'est qu'il n'eut jamais souci de faire des portraits. En sculpture, il n'en existe aucun qu'on puisse considérer avec certitude comme étant de sa main. Il hésitait à se livrer à une imitation trop complète de la nature. Peut-être craignait-il de compromettre un art dont il avait une idée si haute en s'engageant dans le désordre multiple du caractère individuel, en consacrant et en justifiant les imperfections de la réalité. Porté à la recherche des idées et d'une vie supérieure, il préférait faire luire la pensée pure à travers le marbre façonné par ses mains. Lorsqu'il sculptait, il fallait que la nature aussi bien que l'art lui restassent soumis.

La mort de Vittoria Colonna, arrivée au commencement de 1547, plongea Michel-Ange dans la plus grande affliction. Bien qu'il eût été nommé la même année architecte de Saint-Pierre, qu'il fût occupé de l'achèvement de la Chapelle Pauline et qu'il retournât toujours au Tombeau de Jules II, il ne pouvait se détacher cependant d'un souvenir que son âge avancé rendait plus douloureux. Michel-Ange avait soixante-douze ans. Son âme assombrie s'habituait à l'idée de la mort, et il faisait entendre dans ses poésies des cris de pénitence et des appels à la miséricorde divine. Lui, le grand sculpteur de sépultures, il commença à s'occuper de son propre tombeau; car on dit que telle était la destination de la Déposition de croix qui restée à l'état d'ébauche, brisée par lui dans un moment de découragement, et restaurée plus tard par Tiberio Calcagni et Francesco Bandini, est placée aujourd'hui derrière le maître-autel de Sainte-Marie-des-Fleurs.

Quoi qu'il en soit, on peut considérer la Déposition comme l'expression des pensées qui travaillaient Michel-Ange à la fin de sa vie: c'est le plus intimement personnel et le plus pathétique de ses ouvrages. L'idée de la pénitence s'en exhale. Le marbre prêche les douleurs de la passion; il fait entendre un acte d'amère contrition et un acte d'amour douloureux. Quatre figures entrent dans cette composition. Le Christ mort, brisé par le supplice de la croix, en occupe le milieu; il garde encore quelque chose de l'attitude d'un crucifié et ses bras restent ouverts comme pour nous recevoir. D'un côté on voit une sainte, de l'autre la Vierge agenouillée, soutenant tendrement avec sa tête la tête de son fils, et supportant de tout son corps le corps divin chargé du poids de nos péchés. Le personnage qui, debout, forme le point culminant du groupe, et qui assiste la Vierge et prend sa part du fardeau, ce n'est pas Joseph d'Arimathie, c'est Michel-Ange lui-même sous la robe d'un pénitent. Regardez bien: dans l'ombre du capuchon on reconnaît son visage, on démêle sans peine ses traits déprimés. Il porte, il serre contre son cœur le Christ et sa mère, il nous regarde et, comme le Dante, il nous parle de la Rédemption et nous dit combien de sang elle a coûté!

Nous avons passé longtemps à examiner ce groupe sublime, à en sonder le détail et l'expression. Dans la pénombre où il est placé, l'œil le scrute et s'en repaît avec une avidité insatiable. La lueur incertaine qui vient de fenêtres éloignées, la lumière qui change selon les heures du jour, et les brusques alternatives d'ombre et de clarté produites par les nuages qui traversent le ciel ajoutent leurs effets inattendus à ce que l'ébauche a de saintement poétique et à ce qu'elle inspire de mélancolie. L'effort du grand artiste, son effort suprême marqué dans cet ouvrage inachevé et qu'il avait mis en pièces, semble témoigner comme d'une défaite de son génie aux prises avec l'idéal. On sent; en présence de cette sorte d'apparition, que son âme habitait un monde invisible et son désespoir nous dévoile les incurables tristesses qui chez l'homme moderne se mêlent à l'amour de la beauté.

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