Histoire de la médecine - chapitre 3 De Galien à Vésale
Survol des grandes étapes de l'histoire de la médecine et de l'évolution des rapports de l'homme avec la santé et la maladie. De Galien, médecin romain, à Vésale, médecin flamand de la Renaissance.
Pendant les cinq premiers siècles, il n'y eut pas de médecins à Rome et le premier, qui vint de Grèce, fut renvoyé dans son pays. Les conquérants du monde ne seront pas conquis par les docteurs, avait juré Caton l'Ancien, ce paysan - homme d'État qui restera à jamais associé au conservatisme romain.
La médecine grecque finira par imprégner la civilisation romaine, mais non sans avoir rencontré une farouche résistance, incarnée par Caton. Grand défenseur des moeurs austères de la Rome antique, Caton avait la plus vive méfiance à l'égard des médecins grecs, qu'il associait aux parfums et aux soieries de la décadence. «Crois-moi sur parole, écrivait-il à son fils, si ce peuple (les Grecs) parvient à nous contaminer avec sa culture, nous sommes perdus. Il a déjà commencé avec ses médecins qui, sous prétexte de nous soigner, sont venus ici détruire les barbares. Je t'interdis d'avoir affaire à eux».
Dans son Traité de l'agriculture, Caton a lui-même indiqué comment chacun devait se soigner. Il considérait la maladie comme une épreuve destinée à former le caractère et peut-être aussi, sans le dire expressément, comme une forme de sélection naturelle. Fiez-vous d'abord à votre instinct, disait-il à ses compatriotes. Il indiquait ensuite quelques techniques chirurgicales élémentaires, que tout soldat devait connaître, et quelques herbes. Le remède par excellence, le remède universel, c'était le chou, qui était aussi l'une des plantes les plus répandues.
Mais les médecins grecs finirent par avoir gain de cause et, grâce à l'un d'entre eux, un hippocratique venu de Pergame, Galien, leur discipline s'assura une hégémonie de près de quinze cents ans en Occident. Galien avait cependant eu d'illustres prédécesseurs au Ier siècle apr. J.-C., Celse auteur du De Medicina et Pline l'Ancien, auteur d'une Historia Naturalis contenant de nombreuses descriptions de traitements en vogue dans la Rome traditionnelle. Ni Celse, ni Pline cependant n'étaient médecins.
A propos de Galien, trop de choses ont été dites. Presque toutes élogieuses pendant quinze siècles. Presque toutes négatives depuis le début du XIXe siècle. Voici l'opinion d'un grand historien contemporain de la médecine, Charles Litchtenhaeler: «Aucun médecin de l'Antiquité n'a été aussi brutalement maltraité par la critique moderne». Lichtenhaeler cite à ce propos de nombreux témoignages, que résume bien celui du grand philologue Ulrich von Wilamowitz: «Galien était un intolérable radoteur». Lichtenhaeler n'est pas de cet avis. Parmi les patients de Galien, il y eut le plus sage de tous les empereurs, Marc-Aurèle. Il est difficile d'imaginer, note Lichtenhaeler, que l'auteur des Pensées pour moi-même se soit plu en compagnie d'un radoteur au point de s'en faire un ami. En fait, conclut Lichtenhaeler, «Galien a été cela (radoteur) mais il a surtout été un esprit libre, indépendant, n'ayant peur de rien, pas même de corriger à l'occasion ses héros: Hippocrate, Platon, Aristote. Un érudit vaniteux avide de gloire ne se serait certainement pas donné la peine de commenter Hippocrate quasi mot par mot».
A l'origine, chez les Babyloniens et chez les Grecs, le mal physique apparaissait comme la conséquence du mal moral. Galien poussa si loin l'explication hippocratique par les causes naturelles qu'il en vint à considérer le mal moral comme une conséquence du mal physique. Par là , il ressemble plus aux médecins contemporains qu'aux médecins antérieurs à lui.
On sait que les Romains étaient de grands juristes. On doit à l'empereur Valentinien une loi, votée en l'an 368 de notre ère, interdisant aux médecins d'accepter les honoraires promis par des malades en danger de mort. Mais c'est sans doute en tant qu'ingénieurs hygiénistes que les Romains ont le mieux servi la cause de la santé. On sait qu'ils attachaient la plus grande importance à la qualité de l'eau qu'ils buvaient et dans laquelle ils se baignaient régulièrement. On peut admirer encore aujourd'hui les exemples des aqueducs à la fois beaux et gigantesques qu'ils construisirent pour amener l'eau des montagnes vers leurs villes. Les conduits étant hélas souvent faits de plomb, on pense que les Romains ont été victimes de graves intoxications par l'eau en dépit de tous leurs efforts pour purifier cette dernière. Ils étaient pourtant avertis des dangers que présentait le plomb, puisqu'ils déconseillaient aux belles romaines l'usage d'un certain cosmétique fabriqué à partir de ce métal.
Mais c'est au Moyen Âge écologique que nous nous attarderons. Ce Moyen Âge écologique se confond avec celui des monastères. L'oeuvre colonisatrice et civilisatrice des moines, des cisterciens en particulier, est bien connue. Il suffit de quelques jours de voyage dans l'un ou l'autre des pays d'Europe pour sentir l'empreinte qu'y ont laissée les monastères. Beaucoup de gens ignorent cependant que cette oeuvre civilisatrice a été l'une des entreprises sanitaires les plus audacieuses et les plus réussies de l'histoire de l'Occident, non seulement parce qu'elle a apporté richesse et nourriture aux populations, mais encore parce qu'elle a éliminé bien des causes de maladies.
Les cisterciens, ces bénédictins réformés par Bernard de Clairvaux, se sont donné pour mission au Xlle siècle d'installer leurs monastères dans des vallées boisées et dans des régions marécageuses infestées de malaria. La renommée qu'ils acquirent en France dans la lutte contre cette maladie par la destruction des marécages fut telle qu'ils reçurent mission d'assécher la campagne romaine. On les invita ensuite à s'établir dans toutes les régions d'Europe.
La leçon qu'ils ont donnée à l'humanité va bien au-delà de ces succès mesurables, bien que ces derniers soient impressionnants même selon les critères actuels. Ce sont les mobiles de ces moines qui doivent retenir notre attention. Quand ils contemplaient le site inclément destiné à accueillir un de leurs monastères, les Cisterciens avaient d'abord à l'esprit la beauté des lieux, une beauté qu'ils s'efforceraient ensuite d'adoucir par leurs travaux. Voici le commentaire que le site de Clairvaux, en Bourgogne, inspira à saint Bernard:
«Cet endroit a beaucoup de charme, il apaise grandement les esprits lassés et soulage les inquiétudes et les soucis; il aide les âmes en quête de Dieu à se recueillir, et leur rappelle la douceur céleste à laquelle elles aspirent. Le visage souriant de la terre y prend des teintes variées, la bourgeonnante verdure du printemps satisfait notre vue, et ses suaves senteurs flattent notre odorat... Et si la beauté de la campagne me charme extérieurement par sa douce influence, je n'en éprouve pas moins des délices intimes, en méditant sur les mystères qu'elle nous cache».
Dans le rapport harmonieux que les Cistersiens savaient établir avec la nature, René Dubos a vu un modèle pour notre époque technologique, dont les interventions sur le milieu vivant ont souvent manqué de sagesse. «Ils ont provoqué de profondes transformations du sol, des eaux, de la flore et de la faune, mais d'une manière assez sage pour que leur gestion de la nature restât le plus souvent compatible avec le maintien de la qualité de l'environnement». [...] «Pour se comporter d'une manière créatrice, l'homme doit se rapporter à la nature avec ses sens aussi bien qu'avec son bon sens, avec son coeur qu'avec ses connaissances. Il doit lire le livre de la nature extérieure et le livre de sa propre nature, afin de discerner les modèles qui leur sont communs et leurs harmonies».
La peste noire
Quelque bénéfique qu'ait été l'élan civilisateur du Moyen Âge pour la santé des populations, il allait pourtant être brisé par ces deux grands ennemis de l'espèce humaine que sont le rat et la puce. Le rat noir plus précisément, le mus rattus et la puce apppelée xenopsylla cheophis, laquelle transmet aux humains le bacille de Yersin, cause de la peste.
Son origine se perd dans la nuit des temps... et des contreforts de l'Himalaya d'où elle semble être venue.. La maladie s'est ensuite répandue au rythme des moyens de transport. Le cheval lui aurait fait faire un premier bond vers l'Afghanistan et la navigation vers le reste du monde. Elle sévissait dans le bassin méditerranéen entre les Vle et Vlle siècle. Elle semble avoir disparu au IXe siècle. Elle se manifeste ensuite de façon continue de 1346 à 1720 à Constantinople, à Gênes, et dans toute l'Europe, du Portugal et de l'Irlande à Moscou. En Angleterre, de 1348 à 1377 la mortalité atteint 40% des habitants.
Elle est caractérisée par des poussées virulentes; on a identifié en France entre 1347 et 1536, 24 poussées principales, soit à peu près une tous les huit ans. En dehors de ces paroxysmes, la peste persistait à l'état semi-endémique, apparaissant capricieusement dans une rue, ou un quartier.
De 1536 à 1670, par contre, les poussées tombent à 12, à environ tous les onze ans. La maladie semble ensuite disparaître puis refait surface violemment en Provence en 1720. Quelques lieux et quelques dates: Londres 1603, 1625, 1665; Milan et Venise: 1576, 1630; Espagne: 1596, 1648-1677. Ce sont quelques points de repère. En fait, les épidémies s'étendirent à une grande partie de l'Europe. La peste ne disparut complètement qu'en 1721.
C'est l'année 1347 qui doit retenir ici notre attention. Un soir d'octobre, douze galères en provenance du port de Kaffa, en Crimée, se présentèrent dans le port de Messine, en Sicile. Ces galères étaient remplies de pestiférés. On les refoula, mais il était trop tard. D'autres équipages atteints du même mal avaient déjà laissé les traces de leur passage dans divers ports d'Italie. L'efficacité du bacille était fulgurante. À Messine, les premières victimes moururent quelques heures à peine après le passage des galères.
Si l'Europe avait été épargnée pendant des siècles, c'est parce que le mus rattus n'y existait pas. Ce rat étant revenu vers la fin du XIIe siècle, en tant que passager d'un autre bateau, le bacille de Yergin allait, à partir de 1347, disposer du vecteur dont il avait besoin pour conquérir toute l'Europe. En 1356, la peste s'éteignit à Kaffa, ayant accompli un cycle qui, selon Froissart, «décima la tierce partie du monde».
Le Moyen Age avait connu bien d'autres fléaux, la lèpre entre autres. Le grand élan vital qui caractérise cette époque fut cependant tel que les artisans construisirent les cathédrales et que les théologiens eurent le loisir de poursuivre la réflexion sur la santé et la maladie dont les Grecs avaient jeté les bases. Il serait intéressant d'étudier les rapports à travers l'histoire entre les grandes épidémies et la résilience créatrice qu'elles semblent avoir provoquée.
Le débat philosophique qui se précise à partir du XIIesiècle fait reparaître les grands thèmes de l'époque d'Hippocrate. L'une des deux thèses en présence est que la maladie est liée au mal moral. La seconde thèse, empruntée à la tradition hippocratique, est que la maladie est un phénomène biologique ayant des causes naturelles. L'un et l'autre point de vue, considéré séparément, peut conduire au fatalisme. Que puis-je contre la maladie si elle est la conséquence d'une faute que j'ai commise dans mon enfance, ou pire encore, que mon père a commise? Mais mon pouvoir sur elle est-il plus grand si elle a pour cause des phénomènes naturels liés les uns aux autres par la nécessité?
Une synthèse sauvegardant une juste mesure de liberté s'élabora au cours du XIIIe siècle. Cette synthèse fut sur le plan philosophique l'oeuvre de saint Thomas d'Aquin et sur le plan médical, celle d'Arnaud de Villeneuve.
De la synthèse de saint Thomas, retenons ici qu'elle est centrée sur l'idée de l'union substantielle de l'âme et du corps. C'est la glorification de la chair découlant de cette union substantielle qui sera le principal argument contre la dissection. L'idée d'une telle union sera progressivement rejetée par les doctrines philosophiques subséquentes. Au même moment la dissection s'imposera dans les faits. Il y eut de nouveau séparation de l'âme et du corps. L'approche holistique, qui a resurgi au cours des dernières années dans le monde occidental, relance donc un débat semblable à celui qui conduisit saint Thomas à l'idée de l'union substantielle de l'âme et du corps.
La dissection
La leçon d'anatomie de Rembrandt est l'un des tableaux le plus souvent reproduits dans les ouvrages sur la médecine. Ce fait indique à lui seul l'importance, chèrement acquise, qu'a eue la dissection dans le développement de l'anatomie et par suite de la médecine. Pratiquée d'abord à Alexandrie au IVe siècle av. J.-C., elle fut interdite par les Romains et, à quelques médecins près, négligée par les Grecs. C'est au début du XIVe siècle que l'anatomiste Mondini de Liuzzi osa disséquer le cadavre de deux femmes. Il publia un traité avec les dessins faits d'après nature. Au XVIe siècle, Vésale, et son disciple Fallope, continuèrent les travaux de leurs prédécesseurs. La dissection était alors encore considérée comme un sacrilège. C'est au XVIIe siècle seulement qu'elle devint une pratique courante.