Architecture et archétypes

Jacques Dufresne
Il existe dans les beaux-arts, en architecture en particulier, un terrorisme de l'originalité qui fait perdre de vue la «symétrie auguste» chantée par Hugo, grâce à laquelle les monuments traversent l'histoire.
C'est la première fois, et peut-être la dernière, qu’on m'invite à écrire sur l'architecture. J'irai donc à l'essentiel sans détours, au risque de choquer quelques lecteurs par ma critique du conformisme actuel et d'en décevoir d'autres par le rappel que j'entends faire des grandes évidences de la tradition. Même si j'avais des idées originales sur l'architecture, je me garderais bien d'en faire état. J’estime en effet que l'obsession de l'originalité est le pire mal qui puisse frapper cet art destiné à prolonger l'instinct de nidification.

L'architecte québécois le plus en vue depuis quelques années est un certain monsieur Rousseau. Les Montréalais lui doivent, si l'on peut appeler cela une dette, un bar à tuyaux appelé Business et inspiré par un lieu du même genre construit quelques années plus tôt à New York.

J'ai visité ce monument immédiatement après avoir participé à un jury d'architecture auquel l'on m'avait invité par mégarde. Cet exercice m'avait conduit au seuil du désespoir. Les maquettes et dessins exposés étaient tous accompagnés de longs textes prétentieux empruntés à un corpus déjà exsangue auquel les auteurs avaient cru bon d'ajouter leurs savants commentaires. «Plus on donne à entendre, moins on donne à voir.»

Sans doute parce qu’ils éprouvèrent, tardivement, le besoin de parfaire mon éducation, les organisateurs du concours me conduisirent à la grotte de monsieur Rousseau, non loin de la rue Saint-Laurent. Les travaux n'étaient pas encore tout à fait terminés. Quelques tuyaux n'étaient pas encore soudés et, si ma mémoire est fidèle, il manquait encore quelques tonnes de pierre concassée dans les murs.

Dois-je préciser ce que m’inspira ce Beaubourg miniaturisé, inversé et décoloré? Qu’on sache seulement que j’ai horreur du bruit pour des raisons physiques et métaphysiques, et que la seule finalité manifeste de cette caverne est de servir de temple au bruit.

J’ai compris dans ce lieu obscur qu'il existe une architecture terroriste comme il existe une sculpture et une peinture du même nom.

Il n’y a plus de sens parce qu’il n’y a plus de commune participation à des valeurs stables. Le calendrier, l'échelle du temps, est devenu l’échelle des valeurs, l'an x est un promontoire à partir duquel l’on peut juger de tout ce qui se fait, s’est fait et se fera. Le maître à penser du moment est celui qui a eu l'audace de conquérir ce sommet et d’y planter son drapeau.

Paul Valéry disait que la référence à la date est ce qui reste quand tous les autres critères ont disparu, ce qui expliquait à ses yeux pourquoi tant de critiques se cramponnent à cette bouée. Grâce à elle, ils peuvent camoufler leur pauvreté intérieure sous l’objectivité de la science. Il ne leur est plus nécessaire de se distinguer pour distinguer. La date est aussi incontestable que le degré centigrade, et n’importe qui peut la repérer. Une fois qu’on a occupé ce haut lieu avec oeuvres et bagages, on peut facilement y faire régner la terreur. Le mot rétrograde tombe alors comme une guillotine sur tous ceux qui ne font pas preuve de conformisme et de servilité face à la mode du jour.

Alberto Moravia vient de consacrer à cette grave question un article définitif que bien des amateurs éclairés mais sans prétention appelaient depuis longtemps de leurs voeux. Il s’intitule «L'esthétique terroriste» (Harper’s, juin 1987).
«À bas la tradition! Ce cri résume la terreur dans le domaine artistique: un autre cri, «Pas d'ennemi à gauche!», résume la terreur dans le domaine politique. La terreur n'admet pas qu'il puisse exister des choses telles que des valeurs stables. Elle est liée à l’idée de progrès; un progrès, il convient de le noter, qui n’a toutefois rien à voir avec le concept d'amélioration, mais seulement avec celui du déplacement dans le temps. Une idée, un homme, un groupe sont en progrès dans la mesure où ils sont en mouvement, et non dans la mesure où ils s'élèvent vers la perfection. Il s'agit donc d'un progrès au sens le plus étroit du terme: et il importe peu que ce progrès soit vers le bas ou vers le haut, vers la décadence ou vers une régénérescence.»

Les finalités en art, y compris en architecture, coïncident avec celles de la philosophie d'une époque, d'un lieu ou d'un individu. À une philosophie qui consiste à déblatérer contre les étoiles et les phares, correspond un art à la dérive. Faute de repères dans l'espace intérieur, il ne reste plus qu'à se raccrocher au temps et à compenser par de la terreur l'absence de conviction fondée et communicable.

Je suis d'une autre école. J'ai eu des maîtres; qui m'ont aidé à lire Nietzsche et Marx sans renier Platon et Aristote. J'adhère à des invariants, à des valeurs stables, dégradées par le temps certes, mais aussi épurées par de grands esprits qui savent prendre la mesure du temps sans en subir la contagion.

Dans la tradition où je me situe, la finalité de l'architecture est d'enseigner l'harmonie, mot qui, chez Platon, est synonyme de vertu. L’harmonie est un rapport entre le ventre (lieu du désir), le coeur (lieu du courage) et la tête (lieu de la pensée), tel que le haut règne sur le bas non par la force mais par la persuasion.

Cette expression est utilisée par Platon dans leTimée pour désigner la façon dont le démiurge a procédé quand il a façonné le cosmos. Dans le cosmos, nous dit Platon, le Bien règne sur la nécessité par la persuasion et non par la force.

Il est impossible de trouver une formule qui rende mieux compte du sentiment de la beauté du monde, et si l'on y réfléchit bien, de toute forme de beauté. Le mot grâce, appliqué à une personne ou un tableau, désigne très précisément la persuasion, la douceur par laquelle une forme s'impose à une matière tout en la respectant. II y a crispation partout où l'esprit règne par la force plutôt que par la persuasion. Chez les êtres humains, l'abus de volonté équivaut à un abus de force.

Tous les arts ont pour finalité de faire pénétrer l'harmonie dans les êtres, mais nulle part cette finalité n'est plus manifeste, ni plus importante que dans l'architecture. La maison est une oeuvre d'art que nous habitons. Elle a donc sur nous une influence de tous les instants. Elle détermine pour une large part la place qu'occupe la volonté dans notre vie. Un intérieur harmonieux et chaleureux réduit l'effort de volonté que nous devons faire chaque matin pour nous lever. Une maison bien proportionnée, ayant en outre un visage, prolongée par un jardin, exercera sur nous le même attrait que le nid lointain pour l'oiseau migrateur. Et la grâce qui peut-être émanera de nous un jour aura son explication ultime dans cette conspiration libératrice des choses constituant notre environnement.

Il faut aussi des lieux propices à l'étude, à la santé, à la prière: des écoles, des hôpitaux, des églises. J'estime pour ma part que l'échec de la réforme scolaire au Québec a été avant tout architectural. L'architecte français André Bruyère a soutenu une thèse semblable à propos des événements de mai 1968 en France.

Pour atteindre une fin spécifique, prédisposer à l'étude par exemple, il ne suffit pas que l'habitat possède les qualités fondamentales: harmonie, vie, chaleur, etc. Il faut aussi qu'il contribue à élever la pensée et à la tourner dans une certaine direction.

Dans l'une des maisons construites par André Bruyère, il y a un lavabo qui illustre parfaitement bien cette influence spécifique que peut avoir l'architecture. Ce lavabo est constitué d'un bloc de marbre creusé de quelques centimètres à peine, de sorte qu'on a l'impression que la pièce a été moulée sur une grande assiette. Le robinet est situé à trente centimètres environ au-dessus d'un trou central qui conduit à l'égout. À première vue, il s'agit d'un anti-lavabo. On découvre cependant à l'usage que cette oeuvre d'art transforme le geste de se laver les mains en un acte sacré. Le jet est strictement contrôlé. Si l'on fait délicatement les bons gestes, on ne produit pas d'éclaboussures. La nature même de ces gestes implique au contraire un grand respect de l'eau. Je ne connais pas de façon plus efficace d'inciter ses hôtes au raffinement, au respect des choses et des êtres, et, depuis que j'ai utilisé ce lavabo, j'estime qu'il y a beaucoup de vulgarité dans le fait de déclencher les chutes du Niagara chaque fois qu'on veut se laver les mains! C'est ainsi qu'un édifice peut, par un détail, élever l'esprit et l'orienter dans une certaine direction.

Les détails ne doivent toutefois pas faire passer les qualités fondamentales au second plan. Le mot esthétique vient du grec aisthesis qui veut dire sensibilité. Nous n'y pouvons rien, il y a, selon les mots de Pascal, «un modèle d'agrément et de beauté» qui fait que certains arrangements des lignes et des volumes nous apportent plaisir et paix. La règle d'or est l'un de ces arrangements. Cette correspondance, encore mystérieuse, entre le monde et notre sensibilité engendre à son tour d'autres correspondances qui se déploient autour d'elle comme les ondes sur l'eau autour d’un point d'impact d'un caillou. Victor Hugo a évoqué ces ondes dans un passage de La Légende des siècles, où il fait parler le temple d'Éphèse:

«...Ma symétrie auguste est soeur de la vertu.»
Sparte a reçu sa loi de Lycurgue vainqueur
Moi, le temple, je suis législateur d'Éphèse;
Le peuple en me voyant comprend l'ordre et s'apaise;
Mes degrés sont les mots d'un code, mon fronton
Pense comme Thalès, parle comme Platon,
Mon portique serein pour l'âme qui sait lire,
A la vibration pensive d'une lyre,
Mon péristyle semble un précepte des cieux;
Toute loi vraie étant un rythme harmonieux,
Nul homme ne me voit sans qu'un dieu l'avertisse;
Mon austère équilibre enseigne la justice;
Je suis la vérité bâtie en marbre blanc;
Le beau, c'est, ô mortels, le vrai plus ressemblant;
Venez donc à moi, foule, et, sur mes saintes marches,
Mêlez vos coeurs, jetez vos lois, posez vos arches;
Hommes devenez tous frères en admirant;
Réconciliez-vous devant le pur, le grand,
Le chaste, le divin, le saint, l'impérissable;
Car, ainsi que l'eau coule et comme fuit le sable,
Les ans passent, mais moi je demeure; je suis
Le blanc palais de l'aube et l’autel noir des nuits
«Chef d’oeuvre pour les yeux et temple pour les âmes!»

Voilà pourquoi la recherche de l'originalité est un non sens. Il faut se tourner vers les archétypes.

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