Vie et mort des oeuvres architecturales

Maurice Lagueux
Ce texte est d'abord paru dans la revue Horizons philosophiques, Montréal, III, 2, printemps 1993, p. 23-37. Dans la présente version, quelques références ont été mises à jour. Une version très abrégée avait été présentée au XXIVe Congrès International des Sociétés de Philosophie de Langue Française (sur le thème «la vie et la mort»), tenu à Poitiers du 28 au 30 août 1992. L'auteur tient à remercier le CRSH de son aide financière ainsi que Stéphan D'Amour et Miklos Vetö de leurs utiles commentaires.
« Jointes à quelques autres qui leur sont forcément associées — comme celles de naissance, de jeunesse, de maturité, de vieillissement et de maladie —, les notions de vie et de mort constituent la clé d'une sorte de système métaphorique dont l'application aux êtres inanimés a fortement contribué à enrichir les ressources expressives des langues modernes. Ce système métaphorique a, en effet, été appliqué tant à des entités naturelles qu'à des produits de l'art ou de l'industrie, à des institutions sociales ou à des réalités encore plus abstraites. À propos d'entités naturelles, par exemple, on a parlé, à des niveaux métaphoriques assez variés, de la naissance et de la mort des étoiles, des maladies et de la mort des lacs victimes de la pollution, du vieillissement des montagnes qui jadis étaient des montagnes jeunes, du vif-argent qui semble être un métal plus vivant que d'autres, de la vie (ou plutôt de la demi-vie) des éléments radioactifs, etc. Plus poétiquement, on a souvent évoqué les vagues qui viennent mourir sur la plage ou le feu qui se meurt sans qu'on parvienne à le ranimer. C'est encore plus spontanément toutefois qu'on a appliqué ce système métaphorique à des produits de l'art ou de l'industrie. On parle volontiers de la mort d'une vieille bagnole destinée au cimetière d'autos, du vieillissement d'un bon vin, de la durée de vie d'une ampoule électrique, de la mort d'une batterie ou de la mémoire vive et de la mémoire morte des ordinateurs qui, à un autre niveau métaphorique, peuvent aussi être victimes de maladies virales susceptibles de les contaminer gravement. On l'a aussi appliqué fréquemment aux institutions sociales ou socio-culturelles. On a appris à distinguer les langues mortes des langues vivantes. On parle plus ou moins froidement de la mort d'un parti politique — tout comme on en qualifie plusieurs de moribonds — ou de celle d'un système philosophico-politique: combien de fois s'est-on demandé si le marxisme était bien mort? De même, on a souvent parlé de la jeunesse des peuples ou de la mort des civilisations, voire de la mort d'une époque, et plus encore de la naissance et de la mort de styles artistiques. L'architecture dite «moderne» serait même, selon le critique Charles Jencks — qui manifestement sait se faire coroner à ses heures —, morte à St-Louis, Missouri, le 15 juillet 1972 à environ 3h 32 de l'après midi! Enfin, ce système métaphorique a été appliqué à des réalités plus abstraites qui pourraient difficilement être comparées à des organismes vivants même si elles se rattachent à quelque dimension de la vie humaine. De ces réalités plus abstraites, on peut d'ailleurs, à l'aide de ce jeu de métaphores, accentuer tout autant l'aspect tragique, quand on évoque la mort d'une amitié, que le côté burlesque, quand on procède à l'enterrement d'un célibat. À un niveau plus théorique, Marx a su rendre plus percutante son analyse du capitalisme en distinguant bien le travail vivant du travail mort. Plus récemment, c'est une sorte de profondeur ou de radicalisme philosophique que, dans le sillage de Michel Foucault, on a voulu mettre en relief en recourant abondamment à la métaphore de la vie et de la mort pour parler de la mort du sujet et plus encore de la mort de l'homme, laquelle est présumée faire écho à la mort des dieux.
* * *

Compte tenu de la place occupée dans notre culture par ce système métaphorique, il m'a paru intéressant d'examiner l'une de ses applications qui, à divers égards, paraît mieux fondée que d'autres et particulièrement bien ancrée, tant dans la conscience populaire que dans le langage des experts. Je veux parler de la métaphore de la vie et de la mort des oeuvres architecturales, lesquelles, étant à la fois un produit de l'art et de l'industrie, appartiennent à la deuxième des quatre catégories que je viens de distinguer, qu'il s'agisse de ces modestes maisons auxquelles on s'attache ou de bâtiments plus imposants qui ont souvent une personnalité avec laquelle il faut compter.

Car s'il faut en croire la plupart de ceux qui en font l'histoire, les bâtiments auraient une vie propre et seraient caractérisés par nombre de traits qui, à proprement parler, appartiennent aux êtres vivants. Ils ne naissent qu'un certain temps après avoir été conçus et, pour peu que leur période de gestation ne soit pas trop compliquée et qu'ils ne viennent pas grossir le nombre des projets avortés, leur naissance sera normalement soulignée par une cérémonie appropriée. Dès lors, ils acquièrent peu à peu une certaine maturité, mais on convient généralement qu'ils vieillissent inégalement bien. S'ils parviennent à résister aux injures du temps, ils commanderont, en vieillissant, un respect que, plus jeunes, on n'aurait pas songé à leur accorder, car alors c'était plutôt leur audace qu'on admirait plus ou moins secrètement. L'âge, en effet, les rend souvent plus sympathiques et, même s'ils paraissent alors un peu dépassés, ils sont auréolés du mérite de ceux qui ont été les témoins d'une autre époque. Toutefois, sauf s'ils font partie de ces rares monuments qui semblent voués à l'immortalité, ils deviennent souvent encombrants. Alors, à moins de pouvoir être recyclés (non point, en certains cas, sans être passablement violentés) et de redevenir utiles dans de nouvelles fonctions, ils risquent, s'ils ne meurent pas de mort (quasi) naturelle, de se voir abandonnés, négligés et même sacrifiés, c'est-à-dire condamnés à l'élimination par démolition. Et l'on sait que parmi tous ces bâtiments qui connaissent ce triste sort à des âges variés, il y a des Mozarts assassinés en pleine jeunesse alors qu'ils faisaient déjà l'admiration de connaisseurs trop peu nombreux et qu'ils n'avaient pas encore donné toute leur mesure. Heureusement, certains bâtiments échapperont à ce peu enviable destin si la Loi parvient à les protéger de leurs ennemis jurés, les démolisseurs au service de promoteurs immobiliers, et si grâce à une cure de rajeunissement assurée par les bons soins d'une équipe attachée à un quelconque Service du Patrimoine, ils sont mis, pour un temps, à l'abri de la gangrène incurable, qui, à plus ou moins long terme, n'épargne aucun d'entre eux. Morts pour de bon, leur mémoire toutefois ne sera pas forcément oubliée. Certains auront des rejetons qui exhiberont avec fierté divers traits qui évoqueront leur souvenir. D'autres, enfouis dans ces vastes cimetières de monuments que sont les champs de fouille — au sein desquels on a parfois la chance de retrouver de rares et fragiles survivants comme le Théséion qui domine encore l'Agora d'Athènes — verront leurs restes pieusement exhumés avant d'être mis à l'abri de façon adéquate. Faute de pouvoir littéralement ressusciter ces bâtiments qu'on aurait tant aimé voir revivre, on élèvera à leur mémoire des monuments plus ou moins imposants qui, autant que faire se peut, enchâsseront en leur sein quelques unes de leurs pièces constituantes, précieuses reliques sauvées du vandalisme et de la corrosion qui menaçaient d'effacer jusqu'aux dernières traces de leur mémoire. D'autres, qu'on ne peut plus espérer voir revivre de nos jours — qu'on pense, par exemple, à la ville de Troie du roi Priam ou au temple de Salomon —, hanteront éternellement les mémoires qui les magnifieront comme des héros ou des prophètes d'une lointaine antiquité. D'autres enfin, dont on aura reconnu l'appartenance à un monde mythique ou à l'inconscient collectif — qu'on pense à la tour de Babel —, ne mourront pas plus que toutes ces figures légendaires, arrachées à la nuit des temps, qui revivent, d'âge en âge, à travers ces représentations hautement fantaisistes et souvent inédites qui témoignent de l'imaginaire des sociétés qui assurent leur survie en perpétuant ainsi leur mémoire.

* * *

Je voudrais maintenant dégager les principaux registres sur lesquels joue ce système métaphorique. Un premier registre est évidemment celui de la croissance ou du cycle de la vie (naissance, jeunesse, maturité, vieillesse, mort), auquel j'associerai le thème qui lui est subordonné de la santé et de la débilité. Je n'insisterai pas davantage sur ce registre puisque, on vient de le voir, il marque de façon très spontanée et très immédiate le langage qui est tenu à propos des bâtiments. En fait, tout objet qui a un commencement et une fin qui se situent dans le temps est susceptible d'être appréhendé métaphoriquement comme naissant et mourant à la manière d'un organisme. Si, au surcroît, cette durée temporelle est marquée de péripéties susceptibles de modifier perceptiblement l'objet en question et éventuellement de devancer ou de différer la date de sa «mort», cet objet pourra être appréhendé comme en croissance (ou en développement) et si sa formation est progressive, il pourra même être appréhendé comme soumis à une ontogénèse, à la manière des êtres vivants. Qui plus est, on parlera volontiers de son «histoire» au sens où l'on parle de l'histoire des êtres humains ou des sociétés humaines. Reste que de telles métaphores sont loin de s'appliquer avec la même justesse à n'importe quel objet. On peut donc supposer que d'autres registres viennent renforcer les droits qu'un objet inanimé possède, si j'ose dire, à être traité métaphoriquement comme un être vivant.


Identité, personnalité et fonction des bâtiments

Ce qui donne aux bâtiments un titre particulier à se voir appréhendés dans les termes de cette métaphore, c'est le fait qu'ils soient dotés d'une identité qui s'affirme avec une force particulière ou, si l'on préfère, le fait qu'ils soient dotés d'une certaine autonomie. Toute relative qu'elle soit, cette autonomie, qu'il faut comprendre ici en un sens quasi ontologique, fait qu'on n'a pas affaire à un simple objet qui s'offre à nous pendant une certaine période de temps, mais à un être relativement bien défini auquel il y a un sens à prêter métaphoriquement une vie et une histoire, dans la mesure où son identité bien affirmée lui permettra de demeurer lui-même, un peu à la façon des êtres vivants, à travers les multiples transformations qui peuvent l'affecter.

Or, qu'est-ce qui peut conférer une telle identité à ces êtres inanimés sinon le fait d'être à la fois — à des degrés fort variés il est vrai — fonctionnels et personnels? D'une part, un objet peut être dit fonctionnel s'il remplit une fonction bien définie comme c'est, de façon non équivoque, le cas de la grande majorité des produits de l'industrie humaine. Une chaîne de montagnes ou un lac n'ont pas de fonction, mais une voiture, une pile électrique et une maison en ont une. Aussi, ces derniers objets ont-ils une identité définie par l'organisation des parties qui leur permet de «fonctionner» comme totalité organisée et il y a un sens à les traiter comme morts quand, de façon pratiquement irrémédiable, ils se trouvent désorganisés au point de ne plus être à même de remplir cette fonction. D'autre part, un objet peut être dit personnel si un ensemble de traits à teneur symbolique le distingue sans équivoque de ceux qui appartiennent à la même espèce. Une voiture n'est dotée de personnalité que pour ceux qui ont beaucoup d'imagination et la batterie électrique qui lui permet de fonctionner en est certes totalement dépourvue. Il est vrai que certains objets naturels, comme un lac, par exemple, peuvent se voir reconnaître une certaine personnalité plus ou moins affirmée; mais, parmi les choses inanimées, celles auxquelles on peut prêter une personnalité de la façon la moins équivoque, ce sont les objets d'art dont le statut d'oeuvre d'art me paraît d'ailleurs étroitement lié à ce que j'appelle ici «personnalité». Il serait en effet ridicule de traiter anonymement, en les confondant avec n'importe quel tableau ou même avec une de leurs multiples copies, des oeuvres comme la Joconde ou Guernica, qui manifestement ont une histoire propre et une personnalité fondée largement sur leur contenu symbolique, mais on pourrait en dire autant de toute oeuvre d'art digne de ce nom. Aussi, même si de telles oeuvres n'ont pas, à proprement parler, de fonction bien définie — mis à part ce que certains théoriciens de l'art, comme Nelson Goodman , appeleraient volontiers leur «fonction symbolique» ou leur «fonction esthétique» —, elles ont une identité certaine qui tient à leur personnalité et à leur histoire. Même mutilées, rendues à moitié invisibles ou fractionnées, elles continuent souvent à affirmer leur personnalité à un point tel qu'il y a un sens à dire qu'elles vivent encore et qu'elles refusent de mourir.

Or, si les bâtiments, ceux en tout cas qui méritent vraiment d'être considérés comme des oeuvres architecturales, peuvent, à un titre privilégié, être appréhendés métaphoriquement comme des êtres vivants, c'est que, tout en ayant une personnalité qui est le propre des authentiques oeuvres d'art, ils exercent une fonction bien définie à titre de constructions émanant de l'industrie humaine, auxquelles, au surplus, leur caractère social confère une singulière autonomie.

Les bâtiments exercent une fonction (abriter et favoriser l'intimité de la vie privée, permettre l'exercice d'un travail productif efficace, favoriser l'exercice d'un culte, etc.) qui est un peu leur raison d'être. À ce titre, ils sont dotés d'une identité comparable à celle de tous les objets utilitaires. En outre, même sans parler encore de leur éventuel statut d'oeuvre d'art, ils ne sont pas des objets utilitaires au même titre que la plupart des autres car s'ils sont bien des produits de l'industrie humaine, ils définissent les lieux mêmes où s'exerce la vie sociale de l'humanité. En participant de cette façon à l'histoire de diverses sociétés, palais, mairies, églises, usines ne tardent pas habituellement à se voir traités comme des personnages-clé de cette histoire. Par leur rôle historique comme par leur taille, ils dominent les individus auxquels ils doivent l'existence et encadrent littéralement les actions de ceux-ci. Par ailleurs, comme à peu près toutes les réalités sociales, ils échappent largement à leur concepteur, car leur physionomie, d'ailleurs en continuel changement, dépend largement de multiples interventions qui, tout au long de leur histoire, émanent de différents secteurs de la société. Pour toutes ces raisons, ils acquièrent un type d'identité et, partant, d'autonomie qu'on ne saurait attribuer aux simples outils et, de ce fait, il y a un sens supplémentaire à dire qu'ils ont une histoire et une vie comparables à celles des êtres humains.

Mais en outre, dans la mesure où elles sont d'authentiques oeuvres d'art, les oeuvres architecturales se chargent d'une teneur symbolique qui suffirait à leur conférer une personnalité propre. De ce fait, on est en droit de leur prêter divers caractères positifs ou négatifs qui sont normalement réservés aux êtres vivants; s'il faut en croire, en effet, les critiques d'architecture, certains bâtiments sont nerveux et agressifs, d'autres prétentieux, fiers et même arrogants; d'autres encore sont plutôt effacés ou impassibles, quand ils n'ont pas l'air un peu penauds, d'autres enfin savent «tenir leur rang» tout en respectant un entourage avec lequel ils peuvent même entretenir une sorte de dialogue.

Aussi fortement personnalisés, tout en étant bien définis par leur fonction, les bâtiments sont dotés d'une robuste identité. Mais, puisque la notion d'identité personnelle soulève l'un des problèmes philosophiques les plus embarrassants qui soient, on ne s'étonnera pas de retrouver les traces de ce problème au moment où il est question de l'identité des bâtiments. À première vue, dire qu'un bâtiment a vécu et qu'il est mort, c'est dire que les matériaux qui le constituaient ne font plus partie d'un tout possédant une identité que le bâtiment possédait bel et bien tant qu'il «vivait». Or, certains bâtiments conservent une indiscutable identité tout au long des siècles malgré les changements souvent considérables qui les affectent — après tout, les vivants aussi changent considérablement sans perdre leur identité —, mais il y a d'autres oeuvres architecturales dont le destin est plus troublant. Même chez les vivants, la mort est parfois difficile à établir: chez les organismes supérieurs comme les humains, on connaît le problème des critères de la mort (mort végétative, mort cérébrale, etc...); mais, chez les plantes et chez les organismes inférieurs, comme les vers, dont l'identité est plus difficile à définir, la notion de mort d'un individu se fait beaucoup plus fuyante. À quel moment faut-il parler de mort à leur propos? Or, ces critères sont encore plus difficiles à établir dans le cas de la mort (métaphorique) des bâtiments. Restaurés, rénovés, recyclés, ils cessent un peu d'être eux-mêmes. Sur d'antiques fondations, de nombreuses maisons ont connu une histoire qui leur a conféré à chaque époque une sorte de vitalité nouvelle. L'économiste Kenneth Boulding, dans un ouvrage où il entend rapprocher évolution socio-économique et évolution biologique, n'hésite pas à reconnaître qu'alors que les espèces biologiques poursuivent leur croissance après leur naissance, il n'en va pas de même des artefacts (qu'il appelle «espèces sociales»), lesquels commencent à se détériorer à peine «nés», quoique, ajoute-t-il aussitôt, «there are some possible exceptions to this rule -- houses receive additions » (K. Boulding, 1981, p. 26). Et pourtant la plupart des bâtiments, comme le Louvre ou les grandes cathédrales gothiques, ont été profondément modifiés à toutes les époques sans qu'il puisse être question de leur attribuer chaque fois une identité nouvelle.

De fait, rares sont les oeuvres d'art qui peuvent supporter autant d'altérations que les oeuvres architecturales sans que leur identité ne s'en trouve sérieusement affectée pour autant. Les tableaux aussi ont une histoire, mais on voit mal comment ce problème se poserait, au même titre dans leur cas; sans doute souffrent-ils des altérations du temps et sont-ils parfois victimes de vandalisme, sans toutefois être l'objet de constantes retouches de la part de leurs possesseurs. Dans le cas de l'architecture, par contre, ces interventions répétées au cours de l'histoire de l'oeuvre n'ont rien d'exceptionnel. Le fait que le bâtiment ait été construit en vue de remplir une fonction invite, dès qu'il ne peut plus remplir convenablement cette fonction, à le recycler de manière à ce que sa carrière se poursuive de façon quelque peu différente. Il est vrai que, comme le soutenait encore Nelson Goodman, l'identité de l'oeuvre architecturale tient largement à ce qu'elle est présumée respecter fidèlement le plan qui la définit. Toutefois, le fait que, contrairement aux autres oeuvres d'art, l'oeuvre architecturale soit à peu près inéluctablement associée à un site particulier qui contribue tout autant que son plan à lui conférer une identité propre, permet de prendre passablement de libertés par rapport à ce plan sans que l'identité du bâtiment en soit sérieusement affectée. Rares sont les cathédrales médiévales qui respectent fidèlement un plan quelconque et pourtant le site physique et symbolique qu'elles ont contribué à définir a contribué à son tour à leur conférer une identité qui a su résister à toutes les transformations que l'histoire leur a fait subir. Or, une identité qui se maintient ainsi à travers et malgré autant d'altérations rend passablement difficile la définition de la mort. S'il existe une sorte de bionique des monuments qui permet de remplacer par des substituts leurs parties les plus essentielles, on peut même espérer pouvoir ranimer les morts, fût-ce en recourant à l'anastylose qui consiste à réinsérer les restes de ces monuments dans un support moderne qui, du fait qu'il s'affiche comme prothèse, ne peut être confondu avec ce qui est authentique. À Delphes, le Trésor des Athéniens et la Tholos du sanctuaire d'Athéna, une fois reconstitués ainsi à partir de leurs restes respectifs, vivent une seconde vie, différente de la première, au point où l'on peut se demander, dans de tels cas, s'il ne faut pas parler de nouvelle identité.


L'architecture organique

Il s'en faudrait de peu, on le voit, pour qu'on aille jusqu'à prêter une sorte de sensibilité à ces êtres au sein desquels se développe l'essentiel d'une vie sociale qu'ils rendent possible et qui sont chargés de valeurs symboliques susceptibles d'éveiller de multiples échos dans les diverses dimensions de notre vie culturelle. On ne s'étonnera pas dans ce contexte de ce que non seulement on ait parlé de vie et de mort des oeuvres architecturales, mais que divers architectes et théoriciens de l'architecture aient cherché à caractériser la bonne architecture comme architecture «organique». D'importants architectes dont Louis Sullivan et surtout Frank Lloyd Wright aux États-Unis et, à certains égards, Viollet-le-Duc en France, se sont faits les champions, à des degrés divers, de cette approche organiciste de l'architecture. Les oeuvres architecturales valables seraient des organismes qui, en un sens, émergeraient spontanément d'un milieu naturel. Aux yeux des partisans de l'architecture organique, elles appartiendraient ainsi au monde «vivant». Plus précisément, elles appartiendraient à une sorte de règne végétal puisque, bien entendu, le caractère foncièrement sédentaire des oeuvres architecturales saurait d'autant moins être remis en question que, dans les rares cas où un bâtiment change de site, il est littéralement transplanté sans vraiment se mouvoir.

Toutefois, dans un ouvrage qu'il consacrait à l'architecture organique, un éminent critique de l'architecture, Bruno Zevi, mettait en garde contre une interprétation trop naturaliste et trop littérale de cette métaphore. Pour lui, dire que l'architecture doit être organique n'est pas dire qu'un bâtiment doit ressembler à une plante; aussi, n'hésite-t-il pas à condamner comme exécrable l'usage abusif, à ses yeux, que l'Art Nouveau a fait de motifs décoratifs d'inspiration végétale. Dans cette perspective, l'organicité de l'architecture tiendrait plutôt à ceci que son déploiement serait, en quelque sorte, guidé par une sorte de loi interne qui définirait sa structure de l'intérieur. Une telle façon de s'exprimer traduit bien une intuition profonde, qui peut être associée à celle qui soutient les divers modes de pensée vitaliste et holiste pour lesquels une réalité doit être comprise comme une totalité indécomposable. On connaît cependant les difficultés propres à ce mode de penser qui, en un sens, se voit forcé de renoncer au type d'analyse qui a valu à la recherche scientifique ses triomphes les plus retentissants. Ce n'est pas ici la place de poursuivre plus avant la discussion de cette question, mais il est intéressant d'observer que l'analyse architecturale n'échappe pas aux dilemmes du vitalisme qui ont longtemps tourmenté les théoriciens de la biologie ni à ceux du holisme qui continuent de diviser les théoriciens des sciences sociales. Le cas de l'organicisme en architecture n'est certes pas réductible à ces derniers, du fait qu'on a affaire à des oeuvres planifiées et construites par des êtres humains, mais je pense que l'analyse du double statut des oeuvres architecturales, qui sont à la fois des oeuvres esthétiques et des produits industriels, pourrait contribuer à rendre compte de cette propension des théoriciens de l'architecture à les appréhender comme des organismes. Dire, en effet, que ces oeuvres sont des organismes, n'est-ce pas dire qu'elles sont, en quelque sorte, régies par une loi déterminée par la fonction qu'elles remplissent en tant qu'objets utilitaires, tout en demeurant dotées de l'autonomie organique et quasi personnelle qui sied aux oeuvres d'art authentiques?


Architecture et évolution

Jusqu'ici, je ne me suis penché que sur les oeuvres architecturales en tant qu'oeuvres individuelles. Or, ces bâtiments dont le développement individuel est spontanément perçu comme une ontogénèse se rattachent naturellement à des espèces dont il peut être intéressant d'étudier l'évolution phylogénétique ne serait-ce que pour mieux en comprendre le mécanisme. Pourquoi faudrait-il toujours traiter comme s'il s'agissait d'oeuvres isolées des bâtiments qui manifestement appartiennent à des familles? Sur un ton quelque peu amusé, on pourrait même faire observer que les cas de naissance de jumeaux identiques sont même assez fréquents: qu'on pense aux deux églises de la Piazza del Popolo à Rome, aux deux parallélépipèdes du World Trade Center à New York, aux deux tours cylindriques de Marina City à Chicago, aux tours jumelles de la Place des Trois Pouvoirs à Brasilia ou aux gratte-ciel jumeaux de Villeurbanne dans l'agglomération lyonnaise. Ces familles plus ou moins larges se rattachent à des genres ou, si l'on préfère, à des styles, de telle sorte qu'on a pu s'interroger sur l'évolution de ces styles un peu comme on s'est interrogé sur l'évolution des espèces et des genres biologiques. Les historiens de l'architecture, en tout cas, hésitent rarement à tirer ce parti des métaphores biologiques. Ils soulignent volontiers qu'un édifice s'apparente à un autre et, plus systématiquement encore, que tel trait (structurel, fonctionnel, formel ou ornemental) d'un bâtiment dérive d'un trait repéré dans un bâtiment antérieur. Les filiations et les lignages sont souvent invoqués pour expliquer le développement de séquences divergentes et plus ou moins continues de bâtiments où certains traits s'amplifient ou se raffinent de génération en génération. Certaines branches mal adaptées s'éteignent rapidement, d'autres donnent lieu à un épanouissement qui perdure jusqu'à ce que s'amorce une décadence qui débouche peu à peu sur une extinction. Ce phénomène est évidemment compliqué par des métissages de styles dont résultent parfois des rejetons quelque peu bâtards, mais qui donnent, en certains cas, des résultats heureux, comme en témoigne l'architecture de l'Attique au Ve siècle avant notre ère, issue en quelque sorte d'un métissage des ordres dorique et ionique. Bref, les styles associés à un type de bâtiment naissent, croissent et se développent, entrent en décadence et finissent eux aussi par mourir.

On a utilisé un langage de ce genre pour décrire l'évolution du temple dorique et de ses branches grecque, sicilienne et italienne que l'on a patiemment reconstituées à l'aide des fossiles archéologiques qui parsèment leurs aires géographiques respectives. On pourrait analyser de la même façon l'évolution de l'église romane et de ses multiples branches ou l'évolution de la cathédrale gothique dont l'embranchement français directement issu de la souche mère, née en Ile-de-France, diffère si nettement des embranchements anglais et germanique, etc. Il est vrai que ce langage évolutionniste a été utilisé pour rendre compte de l'évolution de bien d'autres artefacts comme l'outillage et surtout la poterie qui, tout comme l'architecture, relève à la fois de l'art et de l'industrie; mais l'architecture, fonctionnellement plus variée que la poterie et esthétiquement plus personnalisée que l'outillage, se révèle, ici encore, tout particulièrement adaptée à accueillir cette métaphore.
* * *

Reste qu'une telle métaphore a ses limites qui ressortent encore plus nettement quand on l'étend ainsi à la phylogénèse. D'abord, puisqu'ils n'ont de rejetons que par l'influence qu'ils exercent, les bâtiments connaissent une évolution qui n'est pas vraiment soumise à un mécanisme de sélection naturelle au sens strict, puisqu'il ne s'y trouve rien d'équivalent à la transmission des gènes. Nés, en bonne part du moins, d'une planification consciente, les bâtiments ne font, tout au plus, que refléter un processus culturel complexe dont les sociétés qui les construisent sont le véritable théâtre. C'est pourquoi, sans doute, pas plus que celle des bâtiments eux-mêmes, la mort des styles n'est vraiment définitive.

En effet, les sociétés se tournent parfois, avec nostalgie, vers leurs idéaux d'antan et réactivent un style qu'on aurait cru disparu à jamais. C'est ainsi, par exemple, que la fin du XVIIIe siècle et la quasi totalité du XIXe ont été dominées par la résurgence des styles «historiques» qu'on a qualifiés de néo-grec, de néo-gothique, de néo-roman, de néo-byzantin, etc. Pourtant, ce serait une erreur de voir en l'apparition de ces styles architecturaux une sorte de régression vers un stade antérieur de la conscience esthétique. L'analyse architecturale récente a redécouvert l'esthétique du XIXe siècle comme elle avait successivement redécouvert celle de l'Antiquité classique, du gothique, du roman, du baroque et d'autres styles qui, eux aussi, ont été méprisés à leur heure. Tout autant que d'autres qui, à divers égards, paraissent plus originaux, les bâtiments du XIXe siècle ont contribué à ouvrir des voies nouvelles. S'ils vivent encore d'une vie propre qui n'est pas celle des ancêtres qu'on leur attribue, c'est que cette vie est celle que leur a insufflée la société remarquablement dynamique, à tant d'égards, qui s'est exprimée en eux.

Cet exemple, toutefois, n'a d'intérêt ici que dans la mesure où il constitue une illustration parmi d'autres du fait que si les bâtiments, tout comme les styles d'ailleurs, vivent d'une vie qui semble appelée à se renouveler sans cesse, c'est que cette vie qu'on leur prête si naturellement est forcément tributaire de celle des sociétés dont ils encadrent l'activité. Il est vrai que les sociétés aussi — on l'a rappelé plus haut — sont vouées à mourir, mais leur vie, qui doit elle-même être comprise en un sens métaphorique, n'est pas soumise à des contraintes analogues à celles qui régissent la vie des individus. Or, tout en perpétuant un style auquel ils empruntent des caractéristiques qui ont été peu à peu mises en place au cours d'une histoire qui n'est pas la leur, les bâtiments se doivent de répondre aux exigences pressantes de la société qu'ils sont destinés à servir. Il suffit, pour s'en convaincre de penser à ces gares du XIXe siècle, qui, derrière une imposante façade néo-classique avec colonnes, arcs et frontons — comme celle de la gare du Nord à Paris — ou néo-gothique avec ogives et tourelles — comme celle de la gare Saint-Pancrace à Londres —, cachent les structures d'acier les plus audacieuses de leur époque. En somme, si les bâtiments individuels finissent par mourir, ils appartiennent à des lignées stylistiques qui leur survivent, tout en se voyant réinterprétées par les sociétés qui, chaque fois, insuffle à des bâtiments nouveaux une vie nouvelle. Et tant que les sociétés humaines seront engagées dans cette aventure esthétique qui est indissociable de leurs visées les plus pragmatiques, il semble bien qu'elles continueront ainsi à insuffler une sorte de vie aux bâtiments qui permettent à leurs membres de transformer en une expression de leurs convictions et de leurs valeurs l'espace même qu'ils habitent et où ils vaquent aux occupations les plus diverses, c'est-à-dire où ils expérimentent eux-mêmes — et de manière nullement métaphorique — l'aventure de la vie, du vieillissement et de la mort. »

Bibliographie

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Goodman, Nelson et Elgin, Catherine Z., 1993, «La significatin architecturale», p. 9-19 dans Soulez, 1993; ce texte est la traduction française par R. Pouivet de «How Buildings Mean» paru dans Goodman et Elgin, 1988, p. 31-48.
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