Patrimoine

Patrimoine religieux : de l’esprit des lieux aux lieux de l’esprit

Jacques Dufresne

"Nous choisissons la forme de nos bâtiments, plus tard ce sont eux qui déterminent la nôtre." Churchill

Le Devoir du 29 mars 2021 nous apprend que de 2010 à 2019, 80 % de tous les croyants persécutés dans le monde étaient des chrétiens. Comme d’autres pays encore chrétiens, le Québec se distingue par une auto persécution dont les victimes sont les monuments religieux et le passé qu’ils symbolisent, un passé chrétien négligé dans l’enseignement de l’histoire nationale et désormais dans les cours sur la civilisation occidentale, cours qui, selon un projet du ministère de l’Éducation, devraient commencer au début de la modernité au mépris des racines médiévales, romaines, grecques et juives.

Espoir: si les démolitions hâtives sont nombreuses, les initiatives heureuses de tous genres le sont aussi. Occasion:  le gouvernement du Québec met la dernière main au projet « espaces bleus », un réseau de maisons de la culture disséminées sur l’ensemble du territoire. Dans La Presse du 8 mars 2021, on a présenté ainsi le projet : « Un peu partout, Québec reprendra des bâtiments historiques qui ont besoin d’un peu d’affection… et de rénovations. Ces établissements deviendront une sorte de musée où on rappellera le passage de citoyens qui ont fait une contribution exceptionnelle à leur communauté. Le mandat donné par François Legault à la ministre de la Culture, Nathalie Roy, insistait sur la nécessité de valoriser le patrimoine culturel, rappellent des sources gouvernementales. On espère aussi en même temps enrichir l’offre touristique des régions. »

Il me semble que si nous parvenions à expliciter les hautes vérités enfouies sous le vague désir de protéger les biens dits culturels, nous pourrions nous  enthousiasmer pour cette initiative. Pour y parvenir, Il nous faudrait mettre entre parenthèses ce qui nous a éloignés des religions chrétiennes…afin de pouvoir ensuite regarder les monuments qu’elles ont créés avec la curiosité bienveillante d’un explorateur qui découvre une civilisation nouvelle, avec celle aussi de l’anthropologue qui regarde les couches profondes de l’homme pour mieux voir sa surface. Le passé le plus lointain nous est aussi essentiel que le plus récent et il peut nous réconcilier avec lui et par là avec nous-mêmes.


Je suis ce que j’ai été

« La Nature est un temple où de vivants piliers
Laissent parfois sortir de confuses paroles;
L’homme y passe à travers des forêts de symboles
Qui l’observent avec des regards familiers.
Comme de longs échos qui de loin se confondent
Dans une ténébreuse et profonde unité. »
(Baudelaire, Correspondances)

Quel ami de la nature n’a jamais désiré dresser sa tente dans un lieu précis qui incite à la méditation et est appelé sacré pour cette raison ? Le Parthénon, comme tant d’autres temples par la suite aurait été érigé sur un tel lieu. Dans une conférence sur ce qu’il appelle le génie des lieux, René Dubos a comparé ce génie à une vocation. Les lieux sacrés ont pour vocation de porter des temples, lesquels deviendront des lieux de l’esprit où le visiteur pourra, dans le silence et le recueillement, renouer avec son sanctuaire intérieur ou le découvrir; ils sont la maison de l’âme, un espace où elle reprend conscience d’elle-même et renaît. Cette expérience un chrétien peut la vivre au Lumajang de Bali et un hindou à Notre-Dame de Paris, un touriste dans la chapelle d’un berger et un berger dans celle d’un aéroport. Ces lieux de l’esprit sont ouverts à tous, même s’ils correspondent à la vocation particulière d’un site et d’un peuple. Les conserver est un devoir envers tous les hommes en même temps qu’envers une communauté humaine particulière. Pourquoi ? Parce qu’ils nous rapprochent d’une expérience primordiale, celle de l’esprit des lieux, où prière, poésie, musique et pensée ne font qu’un

Les modernes que nous sommes, forts et fiers d’un intellect ivre de libertés arrachées aux contraintes des religions, peuvent-ils seulement imaginer que les ailes de leur pensée leur viennent de son lointain passé religieux, que, sevrés de ce passé, ils en sont réduits à la raison instrumentale, à la solution de problèmes, à l’efficacité. De plus en plus tournés vers l’avenir, nous ne conservons que de maigres racines dans les trois derniers siècles, passé infinitésimal par rapport à notre longue et lente évolution. Nous nous nous identifions ainsi à un modèle réduit de nous-mêmes oubliant que l’homme accompli n’est pas le dernier homme, mais l’homme complet, celui qui conserve en lui, étagées, comme autant de strates vivantes, les étapes de son évolution. Faut-il rappeler que l’ontogénèse ressemble à la phylogénèse, que la croissance de l’individu humain récapitule l’évolution de l’espèce.

Le langage courant se souvient des grandes es étapes, elles sont devenues des valeurs. La première :se tenir debout, bien se tenir, garder la tête droite. On prend la position du lotus pour méditer. Bien se porter, c’est être heureux. Nous rampions auparavant. Ramper est devenu un vice. La marche a été pour nous une autre étape importante : on la retrouve dans l’expression la plus courante : comment vas-tu ? D’un bon pas ? On se porte mal quand on se transporte mal, quand on est toujours assis, dans un véhicule motorisé ou devant un écran. «Les grandes pensées ne nous viennent qu’en marchant.» (Nietzsche)

Privée de ses ailes qui lui viennent de ses affinités avec la prière et la poésie, la pensée se réduit à la raison instrumentale, ce qui constitue une régression comme l’a noté Lewis Mumford, entre autres : « Il y a plus d'un siècle, Thomas Carlyle définissait l'homme comme un « animal utilisateur d'outils », comme si c'était là tout ce qui le hissait au-dessus du reste de la création animale. Une telle surestimation des outils, armes, instruments et machines a obscurci le regard porté sur le développement de l'humanité. Définir l'homme comme un animal utilisateur d'outils, même si on entend par là qu'il est un fabricant d'outils, voilà qui aurait paru étrange à Platon pour lequel si l'homme a échappé à sa condition primitive, il en est autant redevable aux créateurs de la musique - Marsyas et Orphée - qu'à Prométhée le voleur du feu ou à Héphaïstos le dieu forgeron ». [i]

La période axiale

Cette subordination de l’utile au bien dura longtemps. Pythagore, autre source de Platon, était un mystique. Socrate était habité par un dieu et invitait ses disciples à se connaître eux-mêmes en entrant dans leur for intérieur. À la même époque, Zarathoustra a vécu en Iran, Bouddha en Inde, Confucius et Lao Tseu en Chine. Ce fut, selon le philosophe allemand Karl Jaspers, une période axiale. Elle est tout près de nous. Ne risquons-nous pas de nous désaxer en détruisant ses derniers symboles ? Pascal, à la fois mystique, mathématicien et physicien, ressemble à Pythagore. Plus près de nous encore, Einstein et d’autres savants moins connus appartiennent à la même lignée : Fritjof Capra, auteur du Tao de la physique, Rupert Sheldrake, Brian Goodwin. Encore aujourd’hui, les étudiants de Cambridge prennent leurs repas dans des salles ressemblant à des églises gothiques.

Au Québec, terre récemment passée à la modernité, l’influence des lieux de l’esprit a été particulièrement déterminante dans la culture savante comme dans la culture populaire. Le risque de sortir de son axe y est aussi plus grand qu’ailleurs.

Des médias incarnés

Le mot média signifie intermédiaire. Un poste de radio est un intermédiaire entre les journalistes en studio et les auditeurs en périphérie. Les intermédiaires de ce genre ont une importance telle aujourd’hui que même dans la brousse, les humains sont branchés en permanence, au détriment de la présence réelle, laquelle est devenue un idéal sous la forme du mot présentiel. Une église est aussi un media, un intermédiaire pour des rencontres réelles avec le Beau et entre les membres d’une communauté, et ce medium a souvent été un refuge, un lieu protégé. Compte tenu du glissement vers le virtuel, de la solitude et de la distanciation sociale qui l’accompagne, ne faut-il pas souhaiter que les églises demeurent sous leur forme nouvelle des sanctuaires de la présence réelle?

La chose va de soi pour les églises catholiques, temple du Dieu incarné, le Christ, aussi appelé médiateur. Les églises offrent une nourriture de tout premier ordre, les évangiles, parfois mal interprétés, mais toujours offerts comme un soleil au-dessus des nuages, o

 

fferts à tous y compris aux incroyants et aux athées : ils peuvent se limiter à voir dans le Christ un humain accompli et se lier ainsi à la longue lignée de leurs ancêtres qui l’ont adoré. Un peuple, une civilisation ont tout à perdre en se privant d’un tel modèle. La musique sacrée à elle seule peut justifier la conservation d’une église. Nous ignorions tout de l’abbatiale Saint-Philibert de Tournus quand nous avons, ma femme et moi, traversé cette petite ville de Bourgogne, près de la Saône. Nous sommes entrés dans cette église, entièrement romane, à la fin d’un après-midi, à l’heure où le soleil l’illuminait. Nous y étions seuls, sous les arcades, dans le vide harmonieux des pierres dorées, vide rempli par un chant grégorien venu de très haut. Une seule expérience de ce genre donne un sens à la vie et à la mort. La valeur d’un tel lieu ce sont ces moments sans prix et sans âge..

 Les abbatiales romanes millénaires n’existent pas au Québec, mais on peut y vivre des moments de recueillement dans mille lieux sacrés que l’on peut repérer sur Internet, notamment sur le site du CPRQ, Conseil du patrimoine religieux du Québec. https://www.patrimoine-religieux.qc.ca/

Comment les conserver et les rénover pour qu’ils puissent continuer à remplir leur mission ? De nombreuses églises, comme celles de l’Île d’Orléans, mériteraient de demeurer ouvertes uniquement pour rendre possible des expériences somme celle que nous avons vécue à Tournus. Quant aux églises moins choyées par l’histoire et la géographie, le nouveau destin de l’église de Saint-Camille en Estrie pourrait servir de modèle. Sa vocation de lieu de l’esprit a été conservée tout en étant complétée par une nouvelle vocation qui la prolonge : salle de concert, de colloques, de conférence. La dernière messe a eu lieu le 24 juin 2019. Le maire, Philippe Pagé, y a rappelé qu’Il désirait préserver les objets symboliques appartenant au patrimoine de la municipalité, dont la toile représentant Saint-Camille-de-Lellis ainsi que le maître-autel. la Chapelle Saint-Antoine et le cimetière. »

Chaque année, le CPRQ décerne le prix du bénévole de l’année. En 2020, cette reconnaissance a été accordée à monsieur Ghislain Roy, président de la Fondation Héritage de la Cathédrale d'Amos. Il travaille à la restauration de la cathédrale Sainte-Thérèse d’Avila, un joyau patrimonial, touristique et religieux.«Je me suis, dit-il,  engagé dans cette aventure dans le but de sauver un bâtiment qui aura, en 2023, cent ans. Cette cathédrale est un héritage à laisser aux générations futures de l’Abitibi-Témiscamingue »

En 1923, Amos, au cœur de la dernière région colonisée et christianisée du Québec, comptait 2500 habitants. Tout semble démesuré dans ce projet d’une vaste église de style romano-byzantin que l’architecte Aristide Beaugrand-Champagne a construite en béton pour la protéger contre les feux de forêt fréquents dans cette région boréale. Le bois servirait à fabriquer les vertigineux coffrages. Démesure en effet que ce luxe sacré pour ces fidèles qui manquaient souvent du nécessaire, mais sans cette démesure dans la recherche du sens auraient-ils pu fonder une région-pays devenue prospère ? Sans le temps consacré à la prière et à la pensée dans leur spacieuse église, auraient-il pu se connaître et se construire eux-mêmes? Leurs descendants se montrent dignes d’eux en rénovant leur chef d’œuvre, dignes aussi de la sainte, Thérèse d’Avila, dont il porte le nom. Cette mystique du 16ème siècle espagnol, elle-même architecte de nombreux monastères, a légué une prière universelle, récitée depuis dans une multitude dans une multitude langues :

Nada te turbe,
nada te espante,
todo se pasa;
Dios no se muda.
La paciencia
todo lo alcanza;
Quien a Dios tiene,
nada le falta;
Solo Dios basta.

Que rien ne te trouble,
Que rien ne t’épouvante,
tout passe;
Dieu ne change pas.

La patience
obtient tout;
qui a Dieu,
rien ne lui manque;

Dieu seul suffit.

 

 

 

 

 

https://www.macathedrale.com/

 

 


[i] Lewis Mumford, Le Mythe de la machine, technique et développement humain, aux éditions de L’encyclopédie des nuisances, Paris 2019, p.18

 

 

Extrait

l’homme accompli n’est pas le dernier homme, mais l’homme complet, celui qui conserve en lui, étagées, comme autant de strates vivantes, les étapes de son évolution. Faut-il rappeler que l’ontogénèse ressemble à la phylogénèse, que la croissance de l’individu humain récapitule l’évolution de l’espèce.

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