Covid-19

Journal de l'été 2021. 4) Covid 19, 20,21… Écologie, ploutocentrisme, anthropocentrisme

Jacques Dufresne

Comment rendre la maison commune dont rêvent les écologistes compatible avec le d’abord pour soi et chez soi qui va de soi pour les malades riches ?

Dans la plupart des pays riches, abstraction faite des tâtonnements initiaux inévitables, la guerre contre le virus de la Covid aura été menée de façon à satisfaire la majorité. Cette approbation survivra-t-elle aux conséquences durables des décisions prises à la hâte? Peut-être, si la majorité veut bien se résoudre au sens de la limite et de la proportion dans toutes les interventions humaines sur la nature à commencer par celles de la médecine. « Guérir parfois, soulager souvent, consoler toujours.» Cette vieille maxime demeure vraie. En médecine, les besoins sont illimités et les moyens limités. Jusqu’à tout récemment, jusqu’à Pasteur, la limite se faisait d’abord sentir du côté des moyens techniques, aujourd’hui, elle devient surtout manifeste du côté des moyens humains; en témoignent la pénurie et l’épuisement des infirmières.  La pandémie a aggravé ce problème par une pression directe sur les services hospitaliers de même que par un climat anxiogène et iatrogène, mais le mal était déjà latent. L’épuisement des soignants ne tient-il pas en partie au fait qu’étant au service des moyens techniques de guérison , il ne leur reste plus de temps à consacrer au soulagement et à la consolation, la partie la plus humaine de leur tâche.

Autre grande question : à l’occasion de la pandémie, l’humanité dans son ensemble s’est-elle engagée de façon irréversible sur la voie de la médecine prédictive, expression qui désigne « les capacités nouvelles de la médecine, et notamment de la génétique de prévoir, parfois très longtemps à l'avance, les affections qui frapperont le patient.» Le cas échéant, l’humanité deviendra-t-elle hypocondriaque ? Saura-t-elle  échapper aux obsessions du Malade imaginaire et du docteur Knock ?

À propos de la pandémie, une troisième grande question se pose dès lors que l l’on place la cause écologique sur l’autre plateau de la balance. Nous, des pays riches, aurons besoin de l’appui des pauvres pour conserver la Terre vivante. Or nous venons de leur rappeler, par nos mesures sanitaires ploutocentriques, qu’une seule de nos vies vaut cent des leurs. Ploutocentrisme : ce néologisme (de ploutos, argent) s’impose car c’est l’argent ici qui est le premier facteur, c’est l’élasticité de leur marge de crédit qui permet aux pays riches de consacrer tant de ressources à chacun de leurs citoyens. Comment pourrait-il en être autrement ? Primum vivere! Et on soigne d’abord ses proches »

Fin juillet 2021, la France interdisait le vaccin Astra sur son territoire, fin août, on apprenait qu’elle faisait don de millions de ces vaccins à plusieurs pays d’Afrique. Commentaire du docteur Éric Mérat : « Imaginez ma surprise fin aout, alors que la HAS a expliqué que les vaccins Astra n’étaient pas suffisamment efficaces et que la DGS ne permet plus aux médecins français de les utiliser depuis fin juillet, de découvrir que « généreusement », la France allait envoyer ces doses de vaccins inutilisés et inutilisables chez nous aux pays africains.»[1]

Le message que nous envoyons par là aux pauvres est hélas! trop clair : nous vous faisons rêver de vaccins et de traitements auxquels vous n’aurez pas accès, nous fragilisons vos économies en vous privant de nos touristes, nous devrons limiter notre aide à l’avenir en raison de la croissance de notre dette. Comment ces pauvres, qui ont bien des raisons de redouter davantage l’éternelle misère humaine que les nouveaux risques sanitaires et écologiques, pourront-ils échapper à un ressentiment fatal pour la maison commune?

S’ajoute à cela la vertigineuse question de l’anthropocentrisme, lequel est l’équivalent du ploutocentrisme à l’échelle de l’ensemble de la biosphère: au fur et à mesure que la vie humaine est érigée en absolu, les autres vies  deviennent de plus en plus relatives, quand elles ne disparaissent pas à jamais :

« La notion d'extinction d’espèce n’est pas facile à saisir. Elle est d’ordre éternel et n’a rien à voir avec la mise à mort de formes de vie individuelles renouvelables par un processus normal de reproduction. Il ne s’agit pas non plus d’une réduction d’effectifs ou d’un impact négatif réversible ou pour lequel il y aurait des avenues de remplacement. Il ne s’agit pas davantage d’une situation qui ne concerne qu’une génération ou à laquelle une puissance surnaturelle pourrait remédier. Il s’agit plutôt d’un acte absolu et irréversible face auquel il n’existe de remède ni sur terre, ni au ciel. Quand une espèce disparaît, c’est pour toujours. Le pigeon migrateur a disparu, et on ne le reverra jamais. Même chose pour le perroquet de la Caroline. Quel que soit le nombre de générations qui nous succèdent au fil des siècles, aucune ne verra jamais passer un pigeon migrateur ou aucune des formes de vie dont nous avons provoqué l’extinction. »[2]

La question de l’anthropocentrisme est vertigineuse en effet. Nous sommes de plus en plus énergivores. C’est le prix que nous faisons payer à la Terre pour assurer notre mobilité géographique, sociale et culturelle. Nous sommes des géants motorisés, ivres d’une puissance qui n’est pas la nôtre mais celle de nos moteurs et ultimement celle des plantes, à qui nous devons notre énergie fossile. Comment  pourrions nous mettre à profit notre statut de privilégiés pour cesser d’être de tels prédateurs narcissistes et devenir des jardiniers responsables?

 En nous souvenant que nous ne sommes pas seulement des animaux déraisonnables ayant la bougeotte, mais aussi et d’abord des plantes immobiles et contemplatives?  En perdant cette première dimension, nous avons aussi perdu notre familiarité avec le mysticisme. J’étends le sens de ce mot à toute vie centrée sur le désir, la contemplation et la participation plutôt que sur la volonté, l’action et la domination. Le mystique désire être élevé par le soleil invisible rayonnant à travers la beauté comme la plante est élevée par le soleil visible. Nietzsche :  «Quand le scepticisme s’allie au désir, alors naît le mysticisme.» Le jardinier qui prend temps et plaisir à contempler ses plantes est au seuil du mysticisme tout comme le randonneur qui se fond dans le paysage plutôt que de se battre contre la montre; l’un et l’autre peuvent connaître une joie inversement proportionnelle à la quantité d’énergie matérielle qu’elle exige. Seule une conversion de cette nature, déjà en cours à petite échelle, rendra possible le changement de cap devenu si urgent : devenir plante pour concentrer et intérioriser l’énergie plutôt que de la dissiper en l’extériorisant. Nos jeunes voisins et leurs deux enfants ont célébré la fête du travail 2021 par un feu en plein air, plutôt que par un long et couteux voyage, comme ils l’avaient prévu; le lendemain matin ils étaient tout à la joie d’avoir contemplé le ciel étoilé. Ils avaient vécu la pensée de Kant : «Le ciel étoilé au-dessus de moi et la loi morale en moi.»…

et la poésie de Valéry :

«z[...] Tout puissants étrangers, inévitables astres

Qui daignez faire luire au lointain temporel

Je ne sais quoi de pur et de surnaturel;»

À l’horizon lointain, les mystiques des grandes traditions peuvent servir de modèles par leur détachement, leur immobilité, leur pauvreté, leur concentration et, contre toute attente pour les agités que nous sommes, par leur joie et leur rayonnement.

 

 


[1]

https://www.aimsib.org/2021/09/12/soignants-contaminants-ca-va-etre-pire-en-bonus-la-francafrique-revient/?_se=Ymlyb24ucGllcnJlQHZpZGVvdHJvbi5jYQ%3D%3D

 

[2] Thomas Berry, Le Rêve de la Terre, Novalis, Montréal 2021,p.37.

 

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