Périclès

-495--429
Jacques Dufresne


Au moment où Périclès accède aux plus hautes fonctions, Athènes est déjà engagée dans un processus qui l'oblige, pour payer ses largesses aux citoyens, à accroître son empire en augmentant le tribut exigé de chaque cité conquise. La dégradation de la situation est inévitable. Périclès fera durer le statu quo pendant plus de trente ans et ce statu quo sera l'une des époques glorieuses de l'humanité.

Les conditions pour que s'accomplisse le miracle grec étaient réunies. Il ne manquait à Athènes qu'un chef qui soit à la hauteur des circonstances, comme Solon, Pisistrate et Clisthène l'avaient été. Ce chef, ce sera Périclès qui présidera aux destinées d'Athènes pendant plus de trente ans, de l'an ~ 462 à sa mort, survenue en ~ 429.

Comme ses plus illustres prédécesseurs, Périclès est un aristocrate qui a conquis le coeur des Athéniens en donnant l'exemple de la vertu. À sa mort, on constata que sa fortune ne s'était pas accrue. Il donna plus à sa cité qu'il ne reçut d'elle. La sollicitude dont il fit toujours preuve pour son meilleur ami, le philosophe Anaxagore, donne la mesure de son humanité. Ayant renoncé à ses terres, Anaxagore avait toujours vécu, bien modestement, de la générosité de Périclès. «On dit, raconte Plutarque, que dans sa vieillesse, se voyant négligé par Périclès, que ses grandes affaires empêchaient de penser à lui, il se coucha et se couvrit la tête de son manteau, résolu de se laisser mourir de faim. Périclès n'en fut pas plus tôt informé qu'accablé de cette nouvelle, il courut chez lui, et employa ses prières les plus pressantes pour le détourner de son dessein: - "Ce n'est pas vous que je pleure lui disait-il, c'est moi qui vais perdre un ami dont les conseils me sont si utiles pour le gouvernement de la république". Alors, Anaxagore se découvrant la tête: - "Ceux qui ont besoin d'une lampe ont soin d'y verser de l'huile."»

Périclès fut-il un roi plébiscité, comme certains le lui ont reproché, ou un authentique représentant du peuple? Fut-il un démagogue rusé ou un serviteur éclairé de la chose publique? À l'altitude où il se meut, les contraires se rejoignent. Le peuple lui donna le pouvoir pour longtemps, mais Périclès fut toujours tenu de rendre des comptes. Il était aimé, admiré, mais non idolâtré et il craignait sans doute plus le peuple que le peuple ne le craignait.

Une population qui, au théâtre, accordait le premier prix tantôt à Sophocle, tantôt à Euripide, qui admirait des sculpteurs comme Phidias, discutait avec des philosophes comme Anaxagore et Socrate, pouvait-elle idolâtrer son chef? Elle se moquait plutôt de lui avec une aimable familiarité. Son surnom de «tête d'oignon» était connu de tous. Il avait, en effet, la tête d'une longueur disproportionnée. Quand il ordonna la construction de l'Odéon, le poète comique Cratinus se moqua de lui en ces termes:

«Ce nouveau Jupiter à tête d'oignon
Et dont le vaste crâne est gros de l'Odéon,
Périclès, vient à nous, tout fier de l'avantage
D'avoir de l'ostracisme évité le naufrage.»

Même quand il était au faîte de sa gloire, il pouvait accueillir de bonne grâce une critique et même une raillerie. Après son éclatante victoire contre Samos, il fit lui-même l'oraison funèbre des citoyens morts dans cette guerre. «Lorsqu'il descendit de la tribune, nous dit Plutarque, toutes les femmes allèrent l'embrasser et lui mirent sur la tête des couronnes et des bandelettes, sauf Elpinice qui lui dit, en s'approchant: "Voilà sans doute Périclès, des exploits bien admirables et bien dignes de nos couronnes, d'avoir fait périr tant de braves citoyens, non en faisant la guerre aux Phéniciens ou aux Mèdes, comme mon frère Cimon, mais en ruinant une ville alliée qui tirait de nous son origine". Périclès se mit à sourire...»

Il arrivait que l'Assemblée refuse à Périclès les crédits qu'il réclamait. «Très bien, dit-il un jour dans une telle circonstance: je paierai moi-même les travaux, mais je mettrai mon nom sur les monuments et non celui du peuple d'Athènes». «À ces mots, nous dit Plutarque, soit par admiration pour sa grandeur d'âme, soit par jalousie, on ne voulut pas lui céder la gloire de tant de beaux ouvrages, tout le peuple s'écria qu'il n'avait qu'à prendre dans le trésor de quoi en couvrir les frais et de ne rien épargner.»

Ce fut un orateur de tout premier ordre. On a parfois le sentiment que ses concitoyens le contredisaient pour le seul plaisir de l'obliger à faire un beau discours. Thucydide, l'un de ses principaux rivaux devant l'Assemblée, était aussi un de ses admirateurs. «Quand je lutte contre lui, disait-il, et que je l'ai jeté par terre, il soutient qu'il n'est pas renversé et il finit par le persuader aux autres spectateurs.»

Il faisait la guerre par nécessité; c'est dans le développement des arts qu'il mettait son plaisir et s'il perdit jamais le sens de la mesure, ce fut dans la recherche de la beauté. Jamais un programme de plein emploi - car c'était là le but de Périclès - ne produisit tant de chefs-d'oeuvre. Le Ve siècle av. J.-C. est appelé tantôt le Siècle d'or, tantôt le Siècle de Périclès. La statue d'Athéna, exécutée par Phidias, était en or. C'est ce chef-d'oeuvre qui donna le ton des travaux d'embellissement d'Athènes, dont Phidias assura d'ailleurs l'intendance.

Cinq siècles plus tard, les visiteurs d'Athènes étaient encore étonnés qu'on ait pu en si peu de temps construire des monuments destinés à l'immortalité. D'habitude, le temps consacré à la réalisation d'une oeuvre donne la mesure de sa longévité. «Aussi, ce qui rend plus admirables les édifices de Périclès, nous dit Plutarque, c'est qu'achevés en si peu de temps, ils aient eu une si longue durée. Chacun des ouvrages était à peine fini qu'il avait déjà, par sa beauté, le caractère de l'antique; cependant aujourd'hui, ils ont toute la fraîcheur, tout l'éclat de la jeunesse: tant y brille cette fleur de nouveauté qui les garantit des impressions du temps! Il semble qu'ils aient eux-mêmes un esprit et une âme qui les rajeunissent sans cesse et les empêchent de vieillir».

Deux mille ans après ce commentaire de Plutarque, on admire toujours le Parthénon.

Anaxagore, l'ami et le maître

Quelle éducation Périclès avait-il donc reçue pour exceller ainsi dans tous les domaines, pour s'entourer de la plus belle constellation de génies qui ait jamais été rassemblée dans un même lieu et pour donner une indicible unité à la variété des oeuvres qu'il ordonnait, depuis les jeux de musique de la fête des Panathénées jusqu'à la chapelle des mystères à Éleusis?

Nous avons vu comment Périclès s'est porté au secours du philosophe Anaxagore, quand ce dernier était disposé à se laisser mourir. L'amitié de ce sage, qui était aussi un savant, eut sur lui le même effet bienfaisant que celle de Solon sur Pisistrate.

«L'ami le plus intime de Périclès, nous dit Plutarque, celui qui contribua le plus à lui donner cette élévation, cette fierté de sentiments, peu appropriée, il est vrai, à un gouvernement populaire; celui enfin qui lui inspira cette grandeur d'âme qui le distinguait, cette dignité qu'il faisait éclater dans toute sa conduite, ce fut Anaxagore de Clazomène, que ses contemporains appelaient l'Intelligence, soit par admiration pour ses connaissances sublimes et sa subtilité à pénétrer les secrets de la nature, soit parce qu'il avait le premier établi pour principe de la formation du monde, non le hasard et la nécessité, mais une intelligence pure et simple qui avait tiré du chaos des substances homogènes. Pénétré de l'estime la plus profonde pour ce grand personnage, instruit à son école dans la connaissance des sciences naturelles et des phénomènes célestes, Périclès puisa dans son commerce non seulement une élévation d'esprit, une éloquence sublime éloignée de l'affectation et de la bassesse du style populaire, mais encore un extérieur grave et sévère que le rire ne tempérait jamais, une démarche ferme et tranquille, un son de voix toujours égal, une modestie dans son port, dans son geste et dans son habillement que l'action la plus véhémente, lorsqu'il parlait en public, ne pouvait jamais altérer. Ces qualités, relevées par beaucoup d'autres, frappaient tout le monde d'admiration.»

Cette vision d'un monde gouverné par une intelligence suprême est de toute évidence le principe secret de la merveilleuse unité que Périclès a introduite dans toutes ses oeuvres. Les penseurs de cette époque s'intéressaient aussi bien aux lois qui régissent l'univers qu'à celles qui régissent les sociétés humaines. La politique était à leurs yeux indissociable de la cosmologie. La ressemblance entre le macrocosme et le microcosme allait de soi. Le macrocosme c'était l'univers, le microcosme c'était tantôt la Cité, tantôt l'âme humaine.

Cette intelligence qu'Anaxagore voyait à l'oeuvre dans le cosmos, Périclès s'efforça de la faire régner sous la forme de la justice, dans la cité qu'il dirigeait, sous la forme de l'harmonie, dans les oeuvres d'art qu'il commandait. Dans un poème intitulé Le temple d'Éphèse,Victor Hugo trouvera des accents inoubliables pour évoquer l'unité d'inspiration des grandes cités grecques dont Athènes est le modèle:

«Ma symétrie auguste est soeur de la vertu...
Sparte a reçu sa loi de Lycurgue rêveur,
Moi, le temple, je suis législateur d'Éphèse;
Le peuple en me voyant comprend l'ordre et s'apaise;
Mes degrés sont les mots d'un code, mon fronton
Pense comme Thalès, parle comme Platon,
Mon portique serein, pour l'âme qui sait lire,
À la vibration pensive d'une lyre,
Mon pérystile semble un précepte des cieux;
Toute loi vraie étant un rythme harmonieux,
Nul homme ne me voit sans qu'un dieu l'avertisse;
Mon austère équilibre enseigne la justice;
Je suis la vérité bâtie en marbre blanc;
Le beau, c'est, ô mortels, le vrai plus ressemblant;
Venez donc à moi, foule, et, sur mes saintes marches,
Mêlez vos coeurs, jetez vos lois, posez vos arches;
Hommes, devenez tous frères en admirant;
Réconciliez-vous devant le pur, le grand,
Le chaste, le divin, le saint, l'impérissable;
Car, ainsi que l'eau coule et comme fuit le sable,
Les ans passent, mais moi je demeure; je suis
Le blanc palais de l'aube et l'autel noir des nuits
Chef-d'oeuvre pour les yeux et temple pour les âmes.»

La séparation de la pensée appliquée à l'univers et de la pensée appliquée à l'humanité est au contraire l'une des caractéristiques de la modernité occidentale. D'un côté, nous ne reconnaissons dans l'univers que la force; de l'autre, nous nous croyons en mesure de faire régner dans les sociétés humaines un principe autre que la force: la justice.

Anaxagore devait cependant être bien près de penser la chaîne des causes comme nous le faisons aujourd'hui, puisqu'il a mis Périclès en garde contre la superstition. «Périclès, poursuit Plutarque, a encore appris d'Anaxagore à s'élever au-dessus de cette faiblesse qui fait qu'à la vue de certains météores, ceux qui n'en connaissent pas les causes sont remplis de terreur, vivent dans une crainte servile des dieux et dans un trouble continuel. La philosophie, en dissipant cette ignorance, bannit la superstition toujours alarmée, toujours tremblante, et la remplace par cette piété solide qui soutient une ferme espérance.»


Il y eut une fois un chef ayant comme projet d'imprégner sa cité
d'une intelligence semblable à celle qui gouverne l'univers.

Périclès évita peut-être une catastrophe grâce à cet enseignement. Une éclipse du soleil survint un jour où une imposante flotte s'apprêtait à appareiller pour une mission importante. Craignant le pire parce que la panique s'était emparée des troupes, Périclès fit venir le pilote et lui mit son manteau devant les yeux. «Eh bien! lui dit-il, quelle différence y a-t-il entre mon manteau et ce qui cause l'éclipse, sinon que ce qui produit les ténèbres est plus grand que mon manteau?»

Le maître de Périclès apparaît comme le lointain précurseur des théories actuelles sur l'évolution de l'univers. Si, disait-il, les choses, tout en ayant une identité qui les rend irréductibles les unes aux autres, peuvent néanmoins naître les unes des autres - comme le cheveu qui sort de la tête - c'est que chacune d'elles renferme le principe de toutes les autres. Chaque chose est dénommée d'après la qualité qui prédomine en elle; mais l'infinité des autres qualités y est présente quoique indistincte. À l'origine du mouvement circulaire, qui opéra la différenciation des éléments et donc l'évolution de l'univers, il y a l'Intelligence suprême.

Anaxagore fut banni d'Athènes pour impiété, mais peut-être avait-on voulu toucher Périclès dans la personne de l'un de ses amis très chers. Les Athéniens lui reprochaient d'avoir soutenu que le soleil était une pierre incandescente et la lune une terre!

Enfin, Anaxagore a sans doute été l'un des premiers mathématiciens à apprivoiser la notion d'infini. On pense que dans la prison où il aurait séjourné avant son exil, il se serait attaqué au problème de la quadrature du cercle. Il aurait aussi soutenu que les grandeurs sont divisibles à l'infini.

Sous le charme d'Aspasie

Périclès eut aussi comme maître Zénon, un autre philosophe, de même que Damon que l'on pourrait qualifier de musicien politicologue. Périclès s'exposa en outre au rayonnement d'une grande dame qu'il aima toujours passionnément en dépit de toutes les calomnies dont elle fut l'objet: Aspasie, sa seconde femme, la première l'ayant quitté à l'amiable après lui avoir donné deux fils.

Les Athéniennes n'étaient pas toutes comme Xantippe, la femme de Socrate, reléguées à une grincheuse obscurité et les hommes en vue n'avaient pas tous des préférences pour les beaux garçons. «L'attachement de Périclès pour Aspasie, raconte Plutarque, fut une véritable passion. [...] Il l'aima si tendrement, qu'il ne sortait et ne rentrait jamais chez lui sans l'embrasser».

Périclès se serait attaché à elle à cause de ses connaissances. Les poètes comiques étaient plutôt d'avis que le grand homme s'était laissé séduire par une courtisane dont l'influence était encore plus grande que la sienne. Socrate fréquentait son salon et sa réputation était telle de par le monde que le roi des Perses, Cyrus, donna le nom d'Aspasie à celle de ses concubines qu'il aimait le plus.

Platon dit qu'Aspasie était réputée pour ses leçons de rhétorique. Les Athéniens les plus en vue menaient leur femme dans sa maison, pour qu'elles apprennent à parler en l'écoutant. Ils prenaient un certain risque, disaient les méchantes langues, car elle pouvait aussi leur apprendre le métier de courtisane!

Son rôle dans la politique athénienne semble avoir été considérable, son influence sur Périclès importante. Athènes fut à un certain moment en guerre contre Milet. Or, Aspasie était de Milet, comme le sage et savant Thalès. Cette cité ionienne, exposée aux parfums de l'Orient, avait atteint un très haut degré de raffinement. Pour sauver Milet, Périclès persuada les Athéniens d'envahir plutôt Samos.

Tout au cours de l'histoire, Aspasie aura, comme ce fut le cas de son vivant, ses admirateurs et ses dénigreurs, mais saurons-nous jamais ce que pouvait être, à l'époque de Périclès une grande courtisane capable de séduire Socrate et ses amis?

Toi aussi, Périclès!

Il est difficile d'imaginer un homme d'État qui se soit plus approché de la perfection que Périclès. Hélas! Pendant tout le temps où il a exercé le pouvoir, un pouvoir devenu absolu vers la fin, on lui a adressé un reproche majeur qui semble justifié: pour financer ses grands travaux et s'attacher le peuple d'Athènes, il a puisé dans le trésor de la Confédération des cités grecques. C'est un peu comme si les présidents américains avaient, après la guerre de 1939-45, puisé en toute liberté dans le Trésor des Nations-Unies. Les cités grecques, en vue d'assurer leur défense commune contre les Perses, avaient constitué un trésor auquel elles contribuaient à proportion de leur importance. Le trésor avait d'abord été déposé à Délos. Endroit dangereux, dirent les Athéniens, à la portée de l'ennemi. Ils obtinrent ainsi qu'il soit transporté dans leur cité. La contribution des autres cités risquait alors de devenir une taxe devant servir au développement d'Athènes. C'est ce qui se produisit sous Périclès.

Ce dernier a-t-il été poussé jusqu'à la démesure par son amour de la beauté et de la gloire? La mécanique du pouvoir l'a-t-elle contraint à s'attacher le peuple d'Athènes par des libéralités qui dépassaient les moyens de cette cité? Voici en tout cas le reproche que ses adversaires adressaient à Périclès: «La Grèce ne peut se dissimuler que, par la plus injuste et la plus tyrannique dépravation, les sommes qu'elle a consignées pour les frais de la guerre sont employées à dorer, à embellir notre ville, comme une femme coquette que l'on couvre de pierres précieuses; qu'elles servent à ériger des statues magnifiques, à construire des temples, dont tel a coûté jusqu'à mille talents.»

Voici ce que Périclès répondait: «Nous combattons pour les autres cités, et nous éloignons les Barbares de leurs frontières; ils ne fournissent pour la guerre ni chevaux, ni galères, ni soldats; ils ne contribuent que de quelques sommes d'argent, qui, une fois payées, n'appartiennent plus à ceux qui les livrent, mais à ceux qui les reçoivent, lesquels ne sont tenus qu'à remplir les conditions qu'ils s'imposent en les recevant. La ville, abondamment pourvue de tous les moyens de défense que la guerre exige, doit employer ces richesses à des ouvrages qui, une fois achevés, lui assureront une gloire immortelle. Des ateliers en tous genres sont mis en activité, l'emploi et la fabrication d'une immense quantité de matières alimentant l'industrie et les arts, un mouvement général utilisant tous les bras; telles sont les ressources incalculables que ces constructions procurent déjà aux citoyens, qui presque tous reçoivent, de cette sorte, des salaires du trésor public; et c'est ainsi que la ville tire d'elle-même sa subsistance et son embellissement.»

Périclès ne niait donc pas les faits qu'on lui reprochait, il tentait seulement de les justifier. S'il a réussi à le faire devant ses concitoyens, il n'a pas réussi à le faire devant l'histoire. Force est de constater que par ses largesses suspectes, il a précipité la chute d'Athènes, en dressant contre elle les cités jadis alliées et en affaiblissant le peuple de diverses manières: par les dissensions résultant de la répartition des largesses, par la facilité et les illusions entretenues dans la population, en somme, par une démesure générale résultant du fait que, dans les sociétés humaines, l'appétit vient en mangeant. Vers la fin de son règne, mot qui convenait alors, Périclès avait en effet besoin de tout son pouvoir de persuasion pour contenir les ardeurs conquérantes du peuple athénien. Ayant pris la douce habitude de tout se permettre impunément, ce dernier ne songeait qu'à s'enrichir par de nouvelles conquêtes. Cela devait le conduire à brève échéance au désastre de Sicile et à la défaite aux mains des Spartiates.

Périclès est mort en 429 av. J.-C., pendant la grande peste qui frappait alors Athènes. Les digues morales se sont-elles rompues en même temps que les digues biologiques? On est tenté de le croire tant on est frappé par la façon dont les événements malheureux se précipitèrent par la suite.

Le prix de la justice

Par-delà l'histoire d'Athènes, la conduite de Périclès soulève une question de portée universelle: pour assurer la justice à l'intérieur d'une cité ou d'un pays, faut-il donc pratiquer l'injustice contre l'extérieur? Depuis l'avènement de l'État de droit et de la démocratie, Athènes se trouvait dans une dynamique telle que pour assurer le progrès de l'ensemble de la société, il fallait maintenir l'équilibre entre les riches et les pauvres en améliorant le sort des uns et des autres; cela ne pouvait se faire que par des injustices du genre de celle que commit Périclès à l'endroit des autres cités membres de la Confédération.

Mais Périclès avait-il le choix de ses moyens d'action? Pouvait-il faire autre chose que retarder une déchéance qui avait commencé bien avant son avènement au pouvoir? Voici en quels termes Plutarque a pardonné à Périclès: «Périclès mérite donc toute notre admiration, non seulement par la douceur et la modération qu'il conserva toujours dans une multitude d'affaires si importantes et au milieu de tant d'inimitiés, mais plus encore par cette élévation de sentiments qui lui faisait regarder comme la plus belle de ses actions de n'avoir jamais, avec une puissance si absolue, rien donné à l'envie ni au ressentiment, et de n'avoir été pour personne un implacable ennemi.[...] Les événements qui suivirent la mort de Périclès firent bientôt sentir aux Athéniens toute la perte qu'ils avaient faite, et leur donnèrent les plus vifs regrets. Ceux qui, pendant sa vie, supportaient le plus impatiemment une puissance qui les offusquait, n'eurent pas plus tôt essayé, après sa mort, des autres orateurs et de ceux qui se mêlaient de conduire le peuple, qu'ils furent forcés d'avouer que jamais personne n'avait été ni plus modéré que lui dans la sévérité, ni plus grave dans la douceur. Cette puissance si enviée, qu'on traitait de monarchie et de tyrannie, ne parut plus alors qu'un rempart qui avait sauvé la république: tant, depuis sa mort, la corruption se répandit dans toute la ville, et y fit régner cette foule de vices que Périclès avait su contenir et réduire pendant sa vie, et qu'il avait empêchés de dégénérer en une licence qui serait devenue irrémédiable!»

Jacques Dufresne, La démocratie athénienne

Articles


Vie de Périclès

Plutarque
Quand un homme né pour le pouvoir est aussi capable d'admirer Phidias et Anaxagore, alors l'histoire humaine connaît l'un de ses grands moments. Périclès avait le génie du génie. C'est ce que nous apprend Plutarque dans cette vie de Périclès

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