I. Les premières années

Victor Hugo
De leur exil de Guernesey, Victor et François-Victor Hugo, le père et le fils, contemplent la mer par un matin froid de novembre. Le fils interroge le père pour lui demander comment il allait remplir cet exil qui s'annonce long: «Je regarderai l'océan.». Le fils interrogé à son tour par le père répondit: «Je traduirai Shakespeare.» François-Victor traduira les œuvres complètes du dramaturge anglais. Il lui faudra douze années pour en venir à bout. Le père, lui, contemplera l'océan et cet océan, c'est Shakespeare, ou l'incarnation du Génie, pontife et prêtre de l'Art. Il en résultera William Shakespeare, contenant bien sûr une biographie du dramaturge, mais également une série de considérations originales, brillantes, enflammées, sur le Génie, la Poésie, sur l'Art, la Science et le Progrès. Shakespeare y côtoie Homère, Job, Isaïe, Eschyle, saint Jean, Dante, Phidias, Michel-Ange et Rembrandt.

Le texte qui suit est la première partie de la biographie sur laquelle ouvre William Shakespeare, paru en 1864. Les sous-titres sont de nous.

I. Les premières années
II. Les années de théâtre
III. Une vie mêlée d'amerture
Il y a des hommes océans en effet.
Ces ondes, ce flux et ce reflux, ce va-et-vient terrible, ce bruit de tous les souffles, ces noirceurs et ces transparences, ces végétations propres au gouffre, cette démagogie des nuées en plein ouragan, ces aigles dans l'écume, ces merveilleux levers d'astres répercutés dans on ne sait quel mystérieux tumulte par des millions de cimes lumineuses, têtes confuses de l'innombrable, ces grandes foudres errantes qui semblent guetter, ces sanglots énormes, ces monstres entrevus, ces nuits de ténèbres coupées de rugissements, ces furies, ces frénésies, ces tourmentes, ces roches, ces naufrages, ces flottes qui se heurtent, ces tonnerres humains mêlés aux tonnerres divins, ce sang dans l'abîme; puis ces grâces, ces douceurs, ces fêtes, ces gaies voiles blanches, ces bateaux de pêche, ces chants dans le fracas, ces ports splendides, ces fumées de la terre, ces villes à l'horizon, ce bleu profond de l'eau et du ciel, cette âcreté utile, cette amertume qui fait l'assainissement, de l'univers, cet âpre sel sans lequel tout pourrirait; ces colères et ces apaisements, ce tout dans un, cet inattendu dans l'immuable, ce vaste prodige de la monotonie inépuisablement variée, ce niveau après ce bouleversement, ces enfers et ces paradis de l'immensité éternellement émue, cet infini, cet insondable, tout cela peut être dans un esprit, et alors cet esprit s'appelle génie, et vous avez Eschyle, vous avez Isaïe, vous avez Juvénal, vous avez Dante, vous avez Michel-Ange, vous avez Shakespeare, et c'est la même chose de regarder ces âmes ou de regarder L'océan.


— III —

§I

William Shakespeare naquit à Stratford-sur-Avon, dans une maison sous les tuiles de laquelle était cachée une profession de foi catholique commençant par ces mots: Moi John Shakespeare. John était le père de William. La maison, située dans la ruelle Henley-street, était humble, la chambre où Shakespeare vint au monde était misérable; des murs blanchis à la chaux, des solives noires s'entrecoupant en croix, au fond une assez large fenêtre avec de petites vitres où l'on peut lire aujourd'hui, parmi d'autres noms, le nom de Walter Scott. Ce logis pauvre abritait une famille déchue. Le père de William Shakespeare avait été alderman; son aïeul avait été bailli. Shake-speare signifie secoue-lance; la famille en avait le blason, un bras tenant une lance, armes parlantes confirmées, dit-on, par la reine Élisabeth en 1595, et visibles, à l'heure où nous écrivons, sur le tombeau de Shakespeare clans l'église de Stratford-sur-Avon. On est peu d'accord sur l'orthographe du mot Shakespeare comme nom de famille, on l'écrit diversement: Shakspere, Shakespere, Shakespeare, Shakspeare; le dix-huitième siècle, l'écrivait habituellement Shakespear; le traducteur actuel a adopté l'orthographe Shakespeare, comme la seule exacte, et donne pour cela des raisons sans réplique. La seule objection qu'on puisse lui faire, c'est que Shakspeare se prononce plus aisément que Shakespeare, que l'élision de l'e muet est peut-être utile, et que dans leur intérêt même, et pour accroître leur facilité de circulation, la postérité a sur les noms propres un droit d'euphonie. Il est évident, par exemple, que dans le vers français l'orthographe Shakspeare est nécessaire. Cependant, en prose et vaincu par la démonstration du traducteur, nous écrirons Shakespeare.

§ II


Cette famille Shakespeare avait quelque vice originel, probablement son catholicisme, qui la fit tomber. Peu après la naissance de William, l'alderman Shakespeare n'était plus que le boucher John. William Shakespeare débuta dans un abattoir. À quinze ans, les manches retroussées dans la boucherie de son père, il tuait des moutons et des veaux «avec pompe»; dit Aubray. À dix-huit ans il se maria. Entre l'abattoir et le mariage, il fit un quatrain. Ce quatrain, dirigé contre
les villages des environs, est son début dans la pœsie. Il y déclare que Hillbrough est illustre par ses revenants et Bidford par ses ivrognes. Il fit ce quatrain étant ivre lui-même, à la belle étoile, sous un pommier resté célèbre dans le pays à cause de ce Songe d'une Nuit d'été. Dans cette nuit et dans ce songe où il y avait des garçons et des filles, dans cette ivresse et sous ce pommier, il trouva jolie une paysanne, Anne Hatway. La noce suivit. Il épousa cette Anne Hatway, plus âgée que lui de huit ans, en eut une fille, puis deux jumeaux fille et garçon, et la quitta; et cette femme, disparue de toute la vie de Shakespeare, ne revient plus que dans son testament où il lui lègue 1e moins bon de ses deux lits, «ayant probablement, dit un biographe, employé le meilleur avec d'autres». Shakespeare, comme La Fontaine, ne fit que traverser le mariage. Sa femme mise de côté, il fut maître d'école, puis, clerc chez un procureur, puis braconnier. Ce braconnage a été utile plus tard pour faire dire que Shakespeare a été voleur. Un jour, braconnant, il fut pris dans le parc de sir Thomas Lucy. On le jeta en prison. On lui fit son procès. Âprement poursuivi, il se sauva à Londres, Il se mit, pour vivre, à garder les chevaux à la porte des théâtres. Plaute avait tourné une meule de moulin. Cette industrie de garder les chevaux aux portes existait encore à Londres au siècle dernier, et cela faisait une sorte de petite tribu ou de corps de métier qu'on nommait les Shakespeare's boys.

§ III


On pourrait appeler Londres la Babylone noire. Lugubre le jour, splendide la nuit. Voir Londres est un saisissement. C'est une rumeur sous une fumée. Analogie mystérieuse; la rumeur est la fumée du bruit. Paris est la capitale d'un versant de l'humanité, Londres est la capitale du versant opposé. Magnifique et sombre ville. L'activité y est tumulte et le peuple y est fourmilière. On y est libre et emboîté. Londres est le chaos en ordre. Le Londres du seizième siècle ne ressemblait point au Londres d'à présent, mais était déjà une ville démesurée. Cheapside était la grande rue. Saint-Paul, qui est un dôme, était une flèche. La peste était à Londres presque à demeure et chez elle, comme à Constantinople. Il est vrai qu'il n'y avait pas loin de Henri VIII à un sultan. L'incendie, encore comme à Constantinople, était fréquent à Londres, à cause des quartiers populaires bâtis tout en bois. Il n'y avait dans les rues qu'un carrosse, le carrosse de sa majesté. Pas de carrefour où l'on ne bâtonnât quelque pickpocket avec le drotschbloch, qui sert encore aujourd'hui en Groningue à battre le blé. Les mœurs étaient dures et presque farouches. Une grande dame était levée à six heures et couchée à neuf. Lady Geraldine Kildare, chantée par lord Surrey, déjeunait d'une livre de lard et d'un pot de bière. Les reines, femmes de Henri VIII, se tricotaient des mitaines, volontiers de bonne grosse laine rouge. Dans ce Londres-là, la duchesse de Suffolk soignait elle-même son poulailler et, troussée à mi-jambe, jetait le grain aux canards dans sa basse-cour. Dîner à midi, c'était dîner tard. Les joies du grand monde étaient d'aller jouer à la main chaude chez lord Leicester. Anne Boleyn y avait joué. Elle s'était agenouillée, les yeux bandés, pour ce jeu, s'essayant, sans le savoir, à la posture de l'échafaud. Cette même Anne Boleyn, destinée au trône, d'où elle devait aller plus loin, était éblouie quand sa mère lui achetait trois chemises de toile, à six pence l'aune, et lui promettait, pour danser au bal du duc de Norfolk, une paire de souliers neufs valant cinq schellings.

§IV


Sous Élisabeth, en dépit des puritains très en colère, il y avait à Londres huit troupes de comédiens, ceux de Hewington Butts, la compagnie du comte de Pembroke, les serviteurs de lord Strange, la troupe du lord-chambellan, la troupe du lord-amiral, les associés de Black-Friars, les Enfants de Saint-Paul, et, au premier rang, les Montreurs d'ours. Lord Southampton allait au spectacle tous les soirs. Presque tous les théâtres étaient situés sur le bord de la Tamise, ce qui fit augmenter le nombre des passeurs. Les salles étaient de deux espèces: les unes, simples cours d'hôtelleries, ouvertes, un tréteau adossé à un mur, pas de plafond, des rangées de bancs posés sur le sol, pour loges les croisées de l'auberge, on y jouait en plein jour et en plein air; le principal de ces théâtres était le Globe; les autres, des sortes de halles fermées, éclairées de lampes, on y jouait le soir; la plus hantée était Black-Friars. Le meilleur acteur de lord Pembroke se nommait Henslowe; le meilleur acteur de Black-Friars se nommait Burbage. Le Globe était situé sur le Bank-Side. Cela résulte d'une note du Stationers' Hall en date du 26 novembre 1607. His majesty's servants playing usually at the Globe on the Bank-Side. Les décors étaient simples. Deux épées croisées, quelquefois deux lattes, signifiaient une bataille; la chemise par-dessus l'habit signifiait un chevalier; la jupe de la ménagère des comédiens sur un manche à balai signifiait un palefroi caparaçonné. Un théâtre riche, qui fit faire son inventaire en 1598, possédait «des membres de maures, un dragon, un grand cheval avec ses jambes, une cage, un rocher, quatre têtes de turcs et celle du vieux Méhémet, une roue pour le siège de Londres et une bouche d'enfer». Un autre avait «un soleil, une cible, les trois plumes du prince de Galles avec la devise: ICH DIEN, plus six diables, et le pape sur sa mule». Un acteur barbouillé de plâtre et immobile signifiait une muraille; s'il écartait les doigts, c'est que la muraille avait des lézardes. Un homme chargé d'un fagot, suivi d'un chien et portant une lanterne, signifiait la lune; sa lanterne figurait son clair. On a beaucoup ri de cette mise en scène de clair de lune, devenue fameuse par le Songe d'une nuit d'été, sans se douter que c'est là une sinistre indication de Dante. Voir l'Enfer, chant XX. Le vestiaire de ces théâtres, où les comédiens s'habillaient pêle-mêle, était un recoin séparé de la scène par une loque quelconque tendue sur une corde. Le vestiaire de Black-Friars était fermé d'une ancienne tapisserie de corps et métiers représentant l'atelier d'un ferron; par les trous de cette cloison flottante en lambeaux, le public voyait les acteurs se rougir les joues avec de la brique pilée ou se faire des moustaches avec un bouchon brûlé à la chandelle. De temps en temps, par l'entrebâillement de la tapisserie, on voyait passer une face grimée en morisque, épiant si le moment d'entrer en scène était venu, ou le menton glabre d'un comédien jouant les rôles de femme. Glabri histriones, dit Plaute. Dans ces théâtres abondaient les gentilshommes, les écoliers, les soldats et les matelots. On représentait là la tragédie de lord Buckhurst, Gorboduc ou Ferrex et Porrex, la mère Bombic, de Lily, où l'on entendait les moineaux crier phip phip, le Libertin, imitation du Convivado de piedra qui faisait son tour d'Europe, Felix and Philomena, comédie à la mode, jouée d'abord à Greenwich devant la «reine Bess», Promos et Cassandra, comédie dédiée par l'auteur George Whetstone à William Fletwood, recorder de Londres, le Tamerlan et le Juif de Malte de Christophe Marlowe, des interludes et des pièces de Robert Greene, de George Peele, de Thomas Lodge et de Thomas Kid, enfin des comédies gothiques; car, de même que la France a l'Avocat Pathelin, l'Angleterre a l'Aiguille de ma commère Gurton. Tandis que les acteurs gesticulaient et déclamaient, les gentilshommes et les officiers, avec leurs panaches et leurs rabats de dentelle d'or, debout ou accroupis sur le théâtre, tournant le dos, hautains et à leur aise au milieu des comédiens gênés, riaient, criaient, tenaient des brelans, se jetaient les cartes à la tête, ou jouaient au post and pair; et en bas, dans l'ombre, sur le pavé, parmi les pots de bière et les pipes, on entrevoyait «les puants» («stinkards»). Ce fut par ce théâtre-là que Shakespeare entra dans le drame. De gardeur de chevaux il devint pasteur d'hommes.

§V


Tel était le théâtre vers 1580, à Londres, sous «la grande reine»; il n'était pas beaucoup moins misérable , un siècle plus tard, à Paris, sous «le grand roi»; et Molière, à son début, dut, comme Shakespeare, faire ménage avec d'assez tristes salles. Il y a, dans les archives de la Comédie-Française, un manuscrit inédit de quatre cents pages, relié en parchemin et noué d'une bande de cuir blanc. C'est le journal de Largage, camarade de Molière. Largage décrit ainsi le théâtre où la troupe de Molière jouait par ordre du sieur de Rataban, surintendant des bâtiments du roi: «... Trois poutres, des charpentes pourries et étayées, et la moitié de la salle découverte et en ruine.» Ailleurs, en date du dimanche 15 mars 1671, il dit: «La troupe a résolu de faire un grand plafond qui règne par toute la salle, qui, jusqu'au dit jour 15, n'avait été couverte que d'une grande toile bleue suspendue avec des cordages.» Quant à l'éclairage et au chauffage de cette salle, particulièrement à l'occasion des frais extraordinaires qu'entraîna la Psyché, qui était de Molière et de Corneille, on lit ceci: «Chandelles, trente livres; concierge, à cause du feu, trois livres.» C'étaient là les salles que «le grand règne» mettait à la disposition de Molière. Ces encouragements aux lettres n'appauvrissaient pas Louis XIV au point de le priver du plaisir de donner, par exemple, en une seule fois, deux cent mille livres à Lavardin et deux cent mille livres à d'Épernon; deux cent mille livres, plus le régiment de France, au comte de Médavid; quatre cent mille livres à l'évêque de Noyon, parce que cet évêque était Clermont-Tonnerre, qui est une maison qui a deux brevets de comte et pair de France, un pour Clermont et un pour Tonnerre; cinq cent mille livres au duc de Vivonne, et sept cent mille livres au duc de Quintin-Longes, plus huit cent mille livres à monseigneur Clément de Bavière, prince-évêque de Liège. Ajoutons qu'il donna mille livres de pension à Molière. On trouve sur le registre de Lagrange, au mois d'avril 1663, cette mention: «Vers le même temps, M. de Volière reçut une pension du roi en qualité de bel esprit, et a été couché sur l'état pour la somme de mille livres.» Plus tard, quand Molière fut mort, et enterré à Saint-Joseph, «aide de la paroisse Saint-Eustache», le roi poussa la protection jusqu'à permettre que sa tombe fût «élevée d'un pied hors de terre».

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