Shakespeare

Remy de Gourmont
On connaît la thèse de M. Demblon : l’œuvre de Shakespeare appartient non pas à l’acteur William Shakespeare, ou Shakspere ou Shaxpere et autres variantes, mais à un de ses contemporains, un peu plus jeune, Roger Manners, comte de Rutland (1). Je n’examinerai pas le détail de ses arguments, ni comment la besogne lui fut facilitée par les doutes adroitement semés dans les esprits par les partisans de François Bacon. Ils avaient montré le désaccord entre la fruste éducation attribuée au Shakespeare traditionnel et la connaissance des hommes manifestée dans l’œuvre shakespearienne. Il est impossible, disaient les baconiens, qu’un tel génie ait passé presque inaperçu, qu’il n’ait soulevé ni l’enthousiasme ni même la curiosité de ses contemporains, qu’il se soit résigné lui-même à la médiocrité de la fortune, qu’il soit allé, son labeur achevé, mourir dans un coin de campagne, sans se soucier de la gloire dont plus qu’un autre il aurait dû sentir le désir et le frisson. Pareillement, M. Demblon s’est fait l’image d’un Shakespeare romantique, frère de Byron, de Lamartine et de Vigny, d’un Shakespeare au front marqué d’une étoile comme le bœuf Apis, d’un Shakespeare tantôt ployant sous le fardeau des injustices humaines et tantôt révolté comme un titan. Les livres des baconiens et celui de M. Demblon sont la preuve qu’on ne peut plus concevoir que le génie littéraire soit incarné dans un homme qui se livre en toute simplicité au métier dans lequel il est tombé, mais qui le fait supérieurement, dont les plaisirs sont sans éclat et les douleurs intérieures, qui n’envie rien parce que son imagination possède tout, pour qui la vie n’est qu’un espace de temps que les amours et la taverne remplissent mal, auquel un hasard révèle les possibilités magnifiques d’un esprit qu’il n’avait jamais songé à interroger directement, qui se lasse un jour d’organiser la vanité des rêves et s’en va mourir là où il était né. Telle est pourtant l’histoire de Shakespeare. Elle est merveilleuse et plus émouvante même que ses drames de vie et de songe. Il faut y ajouter un trait qui en accentue l’aspect naïvement humain, c’est que les fruits de son esprit furent passablement rémunérateurs, que sa fortune patrimoniale s’en trouva rétablie et que telle fut la cause vraie du précoce retour aux champs de ce paysan nostalgique. Cette vie est admirable par sa simplicité. Elle est si dénuée de l’apparence même du théâtral et du charlatanisme, si doucement pliée à la nécessité et à l’ordre, si exemplaire enfin, qu’elle dut apparaître insuffisante à un homme aussi consciemment romantique que Coleridge, aussi fermement convaincu que M. Demblon, et la plupart de nos contemporains, qu’il doit y avoir un rapport logique entre les choses et les êtres.

On ne se retire pas dans la solitude bavarde d’une petite bourgade quand on a écrit Hamlet. On reste dans le monde, où jouir de son ennui, ou bien on le promène dans les cités historiques. Songez que Shakespeare revient à Stratford « sans livres ». Évidemment ce n’était pas une intelligence à la manière de M. Demblon. Sans livres! Ce ne pouvait être qu’une brute. Il est sans exemple, au vingtième siècle, qu’on s’établisse aux champs sans livres, quand on a l’âme distinguée; et comment refuser cela à celui qu’on appelle vulgairement Shakespeare? Je ne sais pas d’ailleurs où M. Demblon a trouvé ce détail. Peut-être avait-il tout de même emporté une Bible et le Perfect angler? Conçoit-on qu’un homme ait écrit Le Marchand de Venise, plein, dit l’Allemand Elze, cité par M. Demblon, « d’une incomparable atmosphère italienne », sans avoir été à Venise? La Tempête sans avoir navigué? Comme il vous plaira, sans avoir habité seigneurialement les forêts? Hamlet, sans connaître le Danemark? Continuons la nomenclature : Antoine et Cléopâtre, sans avoir vu l’Égypte? Crée-t-on des figures comme celles de Portia, de Béatrice, sans avoir été le mari « de l’admirable femme » qui fut précisément celle à qui Rutland « avait uni sa vie sublime »? Et nous voilà en plein dans le chapitre des coïncidences qui ont ébloui M. Demblon et qui en éblouissent d’autres à sa suite. Roger Manners fut envoyé par Francis Bacon (qu’il est bien juste de voir mêlé à cette histoire) à l’université de Padoue (La Mégère mise à la raison); il séjourne à Vérone (Roméo et Juliette; Les Deux gentilhommes de Vérone), puis à Venise (Le Marchand de Venise; Othello). Il fut ensuite nommé intendant de la forêt de Sherwood (Comme il vous plaira; Le Songe d’une nuit d’été). Il eut l’occasion d’aller aux Açores (La Tempête). Ces dernières coïncidences sont moins lumineuses; d’autres me sont demeurées tout à fait obscures, et vraiment je ne suis arrivé à soumettre mon esprit ni aux unes ni aux autres. C’est notre manie de la documentation qui nous fait croire qu’il faut connaître un pays pour oser y mettre les scènes d’une action dramatique. On n’avait pas de tels scrupules ou de telles prétentions à l’époque de Shakespeare et on ne les eut guère avant le romantisme, et on ne les eut que théoriquement au temps du romantisme. Victor Hugo n’alla jamais en Orient, ni même en Italie, et il n’avait vu de l’Espagne que ce qu’en voient des yeux d’enfant. L’argument de M. Demblon n’est que l’aveu d’une honorable naïveté. On connaît toutes les sources des histoires que Shakespeare dramatisa; il n’en inventa aucune. Il n’était pas tisserand, il était brodeur. Il lui fallait un thème, il lui fallait une toile. Aussi bien, en un temps de peu de lectures, l’invention n’était pas un mérite très apprécié. À bien réfléchir, il est encore insignifiant, comme il est illusoire. On ne trouve guère, on retrouve. Au temps de Henri IV, on demandait aux poètes une autre sorte d’invention, celle qui est proprement l’invention poétique et qui se peut exercer à travers les combinaisons les moins originales. Shakespeare ne plaça pas à Venise les scènes du More de Venise ou du Marchand de Venise parce qu’il aurait vu la ville des canaux et en aurait goûté le charme, mais parce que les chroniques qu’il suivait lui imposaient ou lui permettaient de choisir Venise au nom attrayant, plus lumineux encore qu’aujourd’hui, plus légendaire ou plus mystérieux; il n’avait pas l’âme d’un touriste, et ses incursions se firent toutes à l’intérieur du cœur humain ou sur les ailes de la fantaisie shakespearienne.

L’erreur de M. Demblon, qui est une erreur intellectuelle, est celle de toute la critique littéraire depuis Sainte-Beuve et depuis Taine. Il veut absolument retrouver l’homme dans l’œuvre, et comme les hasards de l’histoire littéraire lui ont offert ce héros de la logique, il l’a eu vite capté dans les filets de son raisonnement. Voilà l’œuvre, dit-il, que vous connaissez. Essayez d’y appliquer le décalque de la vie du traditionnel Shakespeare, et vous verrez qu’aucun des traits ne concorde. Prenez au contraire la vie de lord Rutland, et vous superposerez trait pour trait les deux dessins. Je reconnais que la coïncidence est troublante, surtout quand c’est M. Demblon qui fait l’opération, car il appuie sur les lignes qui se couvrent, ou à peu près, et néglige celles qui divergent. Mais c’est le jeu des thèses; il est loyal, et de plus autorisé par l’enthousiasme; mais je crois que si on examinait froidement la direction générale et l’enchevêtrement du réseau, on n’y découvrirait que des rencontres de hasard et tout extérieures.

Si nous ne connaissions assez bien la vie de Pierre Corneille, attribuerait-on volontiers à un magistrat de Rouen cette œuvre héroïque, militaire et politique? Ne chercherait-on pas parmi les diplomates qui furent aussi officiers, qui connurent des mœurs variées et l’âme secrète des hommes d’État et des rois? Racine, dans sa vie privée et sa vie de courtisan, fut-il bien l’homme que l’on déduirait de ses tragédies? On a essayé de le prouver, et ce fut un travail à l’inverse, mais pas beaucoup plus convaincant que celui de M. Demblon à la recherche de l’homme logique. On n’arrive jamais à prouver que l’homme représente l’œuvre et que l’œuvre représente l’homme. Mais la critique n’accepte pas volontiers l’illogisme des divergences. C’est-à-dire qu’elle modifie l’esprit de l’œuvre pour le mettre d’accord avec les actes de l’homme, ou, au contraire, partant des actes, juge l’œuvre selon leur signification. Racine, réputé doux, tendre, familial et religieux, fit paraître longtemps sous le même jour, et malgré l’évidence, son œuvre pourtant cruelle et passionnée. Récemment, partant de l’œuvre violente, on a dessiné un Racine violent, un Racine « tigre ». On l’a plié à la logique. Était-ce nécessaire? J’en suis moins persuadé maintenant qu’après la lecture du livre de M. Masson-Forestier (2). Les recherches de ce genre sont toujours illusoires, surtout, dirais-je, quand elles aboutissent à l’établissement de coïncidences logiques, pour ce que le génie de l’homme est l’illogisme même et que plus grand est ce génie et moins il est d’accord avec la logique de la vie. Le génie est la révolte; suprême expression de l’humanité, comme l’humanité est la suprême expression du vertébré (3), il se révolte même contre lui-même, et son œuvre ne raconte sa vie que dans la mesure où il a été dominé par elle. Je sais bien que les efforts de l’homme supérieur pour s’affranchir de lui-même ne réussissent pas toujours, et aussi que, la plupart du temps, il n’y prend point garde et n’y pense même pas; bien plus, se répand naïvement en confidences tout comme un autre. À côté d’un Flaubert à qui il répugne de mêler sa propre vie à même son art, d’un Corneille qui n’en eut pas la tentation, il y a les Chateaubriand, les Jean-Jacques qui ne furent peut-être absolument supérieurs que dans le maniement de leur intimité. Mais ces manifestations d’égoïsme transcendant ne sont pas une des conditions du génie, elle ne se présentent pas nécessairement. Pour employer le jargon philosophique, il y a les génies objectifs et les génies subjectifs. Shakespeare a été par excellence le génie objectif, et, sauf une brève phase de poésie confidentielle, il n’a jamais songé à transposer dans son œuvre les aventures de sa vie, qui n’en eut guère d’ailleurs. Donc les histoires de Venise, de Vérone, de Padoue, d’Elseneur ou de la forêt de Sherwood n’ont aucunement la valeur d’un argument; ce sont des hasards qu’il ne faut pas même estimer plus curieux qu’ils ne le sont.

Je n’entreprends nullement de réfuter M. Demblon sur le terrain historique. Si je découvrais par hasard une coïncidence à laquelle il n’eût pas songé entre la vie de Rutland et l’œuvre shakespearienne je la noterais volontiers. Je voudrais qu’il eût raison logiquement avec encore plus d’abondance et d’évidence que ne le montre son volume; mais à toutes ses preuves je résisterais encore, au nom même de l’illogisme, qui a ses droits comme il a ses racines dans l’organisation de l’esprit humain. J’aime le traditionnel Shakespeare parce qu’il écrivit Hamlet, mais aussi parce qu’il garda les chevaux des gentilshommes à la porte du théâtre, et bien que l’anecdote soit mythique, je ne la rejette pas. J’aime ceux qui montent, ceux qui deviennent, ceux qui se réalisent, plus que ceux qui éclatent. J’aime Shakespeare ne sachant pas où est la Bohême, et ne s’en souciant pas, car il est tant de choses plus utiles à savoir, et que la Bohême ouvre sur la mer ou soit encerclée de montagnes, qu’importe à un Shakespeare! Mais cela importerait beaucoup à un Rutland, gentilhomme d’élégante culture, diplomate et voyageur. M. Demblon s’est borné à alléguer, pour que rien ne clochât dans son hypothèse, l’exemple [de] Victor Hugo entendant à Liège des refrains flamands, ou celui de Walter Scott pour qui Liège est également une ville flamande. Je ne crois pas que l’on puisse soutenir sérieusement que ces deux ignorances soient comparables aux magnifiques ignorances de Shakespeare, que ne contredisent pas d’ailleurs la remarque d’Émile Montaigut, qu’ « un examen même médiocrement attentif de ses œuvres révèle que la lecture de cet ignorant était prodigieuse », Montaigut ni personne n’ayant confondu la variété des connaissances shakespeariennes avec la notion précise des choses que donne une instruction méthodique. M. Demblon se rejette aussi sur l’ignorance générale de dramatistes contemporains, et l’argument est meilleur. Mais s’il devient valable pour Rutland il n’est d’aucune valeur contre Shakespeare. Le Shakespeare de la tradition en eût commis bien d’autres, dit M. Demblon. Cette manière de raisonner est un peu choquante.

Mais je ne veux pas me perdre dans les détails. Songez que cet « antishakespeare » ne s’étend pas sur moins de 560 pages, et que ce n’est qu’un commencement. Pour finir, je voudrais bien m’expliquer pourquoi ce Rutland garda un loup toute sa vie, même après la mort d’Elisabeth, même au temps où Jacques Ier lui « montrait toute sa faveur », et surtout comment il y réussit. Je sais, il y a les Lettres de Junius, mais quelques lettres politiques ne sont pas l’œuvre de Shakespeare, ne sont pas quarante drames, comédies et poèmes. Quarante fois recommander le secret et l’obtenir; bien plus, avoir pensé dès l’adolescence à cette laborieuse comédie et la perpétuer pendant plus de vingt-cinq ans! N’avoir jamais rien laissé soupçonner de son secret à ses amis! Avoir obtenu le silence de sa femme, qui était la fille d’un écrivain illustre, qui connaissait les flatteries de la gloire dont les charmes ont tant d’attraits pour un cœur féminin! Cela passe de beaucoup en invraisemblances les contradictions qui émeuvent dans la vie de Shakespeare. Et puis, quand on est Rutland, on n’écrit pas dans une mansarde, on peut rédiger à la dérobée quelque lettre, quelque sonnet, mais non pas une œuvre comme celle de Shakespeare, qui, malgré la spontanéité de son génie, lui demanda pourtant des jours ou des nuits de méditations. Je n’aime pas non plus beaucoup qu’on nous présente Macbeth tel « que le plus délicat des compliments envers le roi » ni Le Roi Lear comme « un autre compliment », ce qui, outre l’irrévérence, n’a aucun sens, le courtisan en perdant tout le bénéfice, puisqu’il s’entêtait à garder le masque.

Mais je passe sur ces obscurités, M. Demblon devant y porter la lumière dans un prochain volume, et mon but d’ailleurs n’étant que d’opposer à des raisons d’histoire et d’archiviste, des raisons de pure psychologie. Cela ne m’empêche pas de trouver son travail aussi curieux que possible. Mais Shakespeare est Shakespeare.

Notes
(1) Célestin Demblon, Lord Rutland est Shakespeare. Paris, 1 vol. in-12 de viii-560 p., 1912.
(2) Autour d’un Racine ignoré.
(3) Il faut tout rattacher à la biologie. Voyez dans le livre de M. Quinton le chapitre de «La Révolte du vertébré».

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